Samir Toumi, est un écrivain bien ancré dans le paysage littéraire algérien. Il incarne une nouvelle génération d’auteurs qui portent un regard circonspect sur leur société et dont la plume explore de nouveaux territoires. Son œil est celui d’un observateur sensible qui prend le temps de saisir les soubresauts et les frémissements du monde qui l’entoure.
Après « Alger le cri » et « L’effacement », adapté depuis, au cinéma par Karim Moussaoui, Samir Toumi publie son nouveau roman chez Barzakh : « Amin, une fiction algérienne », une œuvre captivante par son intrigue et remarquable par son style. Un roman magistral dans lequel le réel et la fiction jouent à cache-cache pour le plus grand plaisir du lecteur.
LE CHELIF : Vous venez de publier « Amin, une fiction algérienne », un roman qu’on peut classer dans la catégorie des polars ou du roman noir. Le narrateur, sorte d’anti-héros boulimique, en panne d’inspiration, va se retrouver embarqué dans une histoire rocambolesque sur fond de corruption d’une caste d’affairistes peu recommandables. D’où vient ce roman dont le ton tranche avec les précédents ?
SAMIR TOUMI : Ma volonté n’a pas été de faire un polar ou un roman noir. J’ai eu envie, dès 2017, de travailler sur les mécanismes de gouvernance, de pouvoir et de corruption, pour témoigner de ces phénomènes qui étaient particulièrement visibles, à l’époque, à travers notamment ces « oligarques médiatiques » dont on entendait de plus en plus parler, ce sentiment de déliquescence que nous ressentions tous, plus ou moins confusément, durant le 4ième mandat de Bouteflika. J’avais également croisé quelques personnes, au profil assez trouble, qui se présentaient comme conseillers, consultants et qui disaient avoir des accointances autour du « pouvoir ». Je voulais aussi m’attaquer à cette notion assez nébuleuse de « système », que tout le monde emploie, mais dont on ne sait pas exactement ce qu’elle recouvre. Enfin, je voulais donc rendre compte, à travers mon roman, d’une époque dont je sentais confusément qu’elle serait importante pour l’Algérie contemporaine.
Qui est le personnage principal ? Amin, personnage éponyme, ou Djamel B. l’écrivain -narrateur ?
Il y a deux protagonistes principaux dans le roman. Amin qui représente « le système » et Djamel, l’écrivain, à l’affut d’une quelconque inspiration pour se remettre à l’écriture. On pourrait également dire que le personnage principal de ce texte est la rumeur, ou le roman lui-même, dont on suit la genèse et le destin !
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Le titre a été défini en deux temps. Amin, le prénom, aux références multiples : Amin comme l’invocation, comme Amin qui fait référence à la confiance, à la protection, à la sécurité. Amin est le protecteur, celui à qui on fait confiance. Le prénom parfait pour mon personnage ! Quant au sous-titre « une fiction algérienne », nous souhaitions, avec mon éditeur, insister sur cette frontière parfois ténue, voire ambiguë, entre réalité et fiction, largement abordée dans le roman.
Parlez-nous de la première de couverture qui est à elle seule une énigme.
La couverture du roman est tirée d’une série créée par l’artiste Azzedine Krim, que j’apprécie particulièrement, et que je trouve particulièrement talentueux. La série s’intitule « It Kills » et date de 2014. J’ai découvert Azzedine par le biais d’un ami qui m’a présenté ses dernières œuvres, réalisées au fusain et intitulées « Carbone ». Ce travail, très différent de « It Kills » m’avait époustouflé ! J’ai par la suite découvert la série « It Kills » qui résonnait particulièrement avec mon texte. Cet homme, au visage en forme de cerveau, semble tout dominer, au sommet de ce cube hermétique, qui pourrait représenter le pouvoir. Il ne voit pas pourtant ce qui se trame en juste en dessous… En fond, des annonces immobilières, tirées d’un journal, en référence à la presse, mais aussi au business. Pour moi, la résonnance a été évidente. Je suis heureux de donner de la visibilité au talent du très discret Azzedine Krim.
Vous mettez à profit pour les besoins du roman une connaissance fine de ces milieux d’affaires que vous décrivez sans jamais tomber dans le piège de la caricature. Diriez-vous que l’écrivain que vous êtes est un observateur lucide de la société de son pays ?
J’aime l’idée d’être un « témoin subjectif » de la société dans laquelle je vis. Quant à être lucide, je ne sais pas, car le regard de l’écrivain reste pour moi éminemment subjectif, artistique. J’aime la littérature qui nous fait découvrir le monde qui nous entoure, à travers l’empathie que nous ressentons pour les personnages, l’émotion qu’une description nous procure, la joie de découvrir un style, des mots qui nous remplissent d’admiration. Amin questionne également le pouvoir de la littérature face à la société, son impact sur les événements… Mais derrière la subjectivité du regard de l’auteur, il y a la nécessité de se documenter, de comprendre, d’approfondir les sujets abordés, afin de construire une narration cohérente et qui ne souffre d’aucune approximation.
Dans ce livre, Alger est aussi à certains moments, décrite par le prisme esthétique, avec une image récurrente celle du « panorama » de préférence nocturne. Comment conciliez-vous l’œil du photographe et la plume de l’écrivain ? Qui des deux nourrit l’autre ?
Je considère l’écriture comme une expression artistique, au même titre que la peinture, la photographie ou le cinéma. Alors oui, les parallèles entre photographie et écriture sont nombreux. Me concernant, un roman traduit une vision, un regard, et les mots me permettent de proposer ce regard au lecteur. Une sorte de photographie par les mots !
Le personnage de Djamel B. narrateur, écrivain, romancier, est une sorte de mise en abyme de l’écrivain que vous êtes, ce qui permet d’en faire un personnage en action. Au fond, ce qui est au cœur de votre livre, n’est-ce pas la question de la création littéraire ?
Là encore, je me suis amusé à brouiller les cartes entre fiction et réalité. D’ailleurs, on me demande souvent si le personnage de Djamel est autobiographique. Il ne l’est absolument pas. L’écrivain Djamel, son profil, sa psychologie, son parcours d’auteur, son syndrome de l’imposteur et ses addictions sont au service de la narration et rendent plausibles son compagnonnage improbable avec le mystérieux Amin. Quant à la création littéraire, elle est en effet questionnée dans ce roman, notamment sur son réel impact. Le roman questionne également la crédibilité d’un auteur, sa fabrique médiatique, ses éventuels renoncements à l’éthique, son engagement. Amin est un roman à clés, et d’autres sujets centraux y sont évoqués, comme le fonctionnement des kakistocraties, le rapport au pouvoir, ou encore, la place du fantasme et de la rumeur dans une société.
Dans ces milieux que vous décrivez, la bigoterie et l’hypocrisie semblent des caractéristiques répandues. Le roman peut-il apporter un éclairage sur une société donnée ? Que peut le roman ?
Un éclairage, certes, mais subjectif, comme je l’ai mentionné plus haut. Pour moi, comme l’art, la littérature questionne, plus qu’elle n’apporte des réponses. Quant au pouvoir de la littérature, c’est précisément la question qui se pose dans Amin !
Votre roman emprunte aux codes du polar et du roman noir des figures « patibulaires » mais aussi des références fréquentes à la bonne chère, à la consommation de produits illicites, à la musique. Cela rappelle un peu l’univers de Jean-Claude Izzo, quoique le vôtre offre une tonalité parfois aussi désenchantée que cocasse. Pourquoi avoir pris ce parti de décrire, avec une relative distance, car votre style est très sobre et contenu, ces milieux de riches parvenus ?
Je suis très flatté de la comparaison ! Je pense qu’il s’agit là, tout simplement, de l’expression du regard que je porte sur ce microcosme. J’ai toutefois essayé de ne pas tomber dans la caricature, car je suis persuadé que tout individu est complexe. Nous pataugeons tous, plus ou moins, dans nos incohérences, nous tentons tous de faire au mieux, en justifiant parfois l’injustifiable. Bref, c’est toute cette complexité psychologique que j’ai voulu décrire. Quant au style du roman, il se prête au projet littéraire : Djamel raconte, relate des faits, d’où la précision des mots, et l’usage du passé composé. Les dialogues tentent par ailleurs de refléter la personnalité de chaque protagoniste. Les seuls moments où la plume se déploie et se densifie, c’est dans les descriptions en forme de traveling qui accompagnent certaines déambulations de l’écrivain, où sa sensibilité peut réellement s’exprimer.
Les personnages féminins, décrits avec beaucoup de délicatesse n’échappent cependant pas à une vision un peu convenue, aux prises avec des rapports qui demeurent des rapports de domination, « bon chic bon genre » si on peut dire. Sous une apparence de modernité dans le style de vie, on ne peut pas s’empêcher de penser que, sous votre plume, elles reproduisent un éternel féminin, celui des polars qui souvent les enferment dans des poncifs. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que tous les personnages du roman, masculins et féminins, sont un peu convenus car, là encore, il s’agit d’un jeu avec le réel. Je décris un microcosme composé de personnages qui ne sont ni très complexes ni très sympathiques. Le pouvoir, l’argent, la reconnaissance sociale, ce ne sont pas des motivations très fascinantes pour moi. De plus, les personnages rencontrés par l’écrivain sont ceux que lui propose Amin, qui semble avoir un objectif « didactique » bien précis en tête !
Vous écrivez à propos d’Alger : « Au loin, on pouvait entrevoir la mer, confondant son bleu avec celui du ciel, présence presque théorique face aux kilomètres carrés de construction qui s’étalaient à nos pieds. L’ensemble, certes laid et brutal, dégageait une telle intensité qu’on ne pouvait en détacher les yeux, au point que j’arrivais à y déceler une forme de beauté, maléfique et violente. » La dimension urbaine et architecturale de la ville s’impose comme une forme de brutalité et cette image est associée à un élément fantastique, presque surnaturel, à la limite du basculement. Pouvez-vous nous expliquer cette vision étrange et contradictoire, quoique très poétique ?
Je pense que votre question résume parfaitement la ville d’Alger : parfois sublime, parfois laide, souvent étrange, et toujours poétique! Je voulais décrire certains quartiers périphériques d’Alger, et confronter leur description à celle, enchanteresse, de la baie d’Alger, vue des hauteurs résidentielles de la ville.
Alger vue du penthouse d’Abdelkader s’oppose à celle que l’on contemple de la terrasse de Djalil. Deux visions, deux perceptions, deux points de vue de et sur la ville. Alger est une source d’inspiration inépuisable pour moi… J’aime tellement la décrire !
Propos recueillis par Keltoum Staali
2 thoughts on “Samir Toumi, écrivain : « Alger est une source d’inspiration inépuisable pour moi… J’aime tellement la décrire ! »”
Magnifique Roman, grande plume!
Excellent article, interview…analyse fine des ressorts de l ouvrage et des exigences de l auteur. J attendais avec impatience le 3eme ouvrage de Samir Toumi, apres ma chronique sur le second, justement ds le Chelif. Je suis impatiente de le lire.Merci à l auteur et au journaliste. Jacqueline Brenot