PAR DJILALI BENCHEIKH*
Feu Djilali Bencheikh, écrivain de renom qui nous a quittés en février dernier, nous a transmis en 2020 ce texte très émouvant où il décrit l’horreur du 10 octobre 1980. Sa famille a été frappée par le malheur en ce jour fatidique, tout comme en 1954, lorsqu’un séisme de forte amplitude détruisit la région d’Orléansville, le nom de Chlef à l’époque.
Était-ce le 10 octobre à 20 heures ou peut-être le lendemain 13 heures. Les images d’Antenne 2, en ouverture du journal télévisé, me laissent pétrifié.
Non ça ne va pas recommencer, me dis-je, dans le confort de ma prestigieuse banlieue sud de Paris. Lors du tremblement de terre du 9 septembre 1954, j’ai déjà perdu une tante maternelle, son mari et huit de ses neuf enfants. Seul un en avait réchappé, le fils aîné qui était en train de s’encanailler à Alger, loin du lieu du drame. Oui, comme dit l’adage marseillais, il n’y a de chance que pour la canaille. La maison de ma tante était éloignée de la ville d’El Asnam où se trouvait l’épicentre du séisme. Les murs de la ferme étaient en « toub », un genre de cubes de terre séchée. Ils se sont écroulés sous la secousse et se sont transformés en poussière rouge. Sur les cadavres de mes cousins, il n’y avait aucune trace de sang ; ils sont tous morts étouffés par la terre ocre. Leur isolement loin des secours leur a été fatal.
Et voilà que ça remet ça, en ce 10 octobre 1980. Dans le désastre, sentiment égoïste et humain, on pense d’abord aux siens. Et je pense à ma sœur, à son brave mari Benaboura et leurs cinq enfants. Je pense à mon frère aîné, son épouse et leurs six enfants. Le frangin Abdou habite dans l’ancienne avenue Carnot dans un pavillon en rez-de-chaussée. Le risque est peut être mesuré. En revanche, ma sœur Keltoum et sa fratrie sont au troisième étage d’un immeuble trois cents mètres plus bas. Ces constructions qui datent des pieds noirs sont-elles aux normes antisismiques ? Je n’en sais rien. Faute d’informations, j’essaie de me rassurer.
En dehors de moi, tout le reste de la fratrie y compris mes parents résident autour d’Alger. La capitale est loin de l’épicentre. La probabilité d’avoir du dégât comme en 1954 est restreinte. L’angoisse pourtant perdure. Impossible de joindre le téléphone des frangins à Alger. Les lignes sont saturées ou bloquées par les autorités pour les réserver aux secours. Les reporters français disent leur difficulté de joindre le lieu du séisme à 220 km de la capitale. Les forces de l’ordre, pour des raisons sanitaires, ont fermé tous les accès à la cité sinistrée.
Je multiplie les appels à Air Algérie Paris. Je me déplace à l’aéroport d’Orly trois fois par jour. En voiture, c’est rapide depuis la ville de Sceaux. La réponse aux guichets est immuable. Tous les vols en direction de l’Algérie sont complets pour au moins trois jours. Je finis pourtant la mort dans l’âme par dénicher un strapontin dans le dernier vol du mardi, quatre jours après le tremblement.
Avant de décoller, j’ai réussi à joindre mon ami Moncef de Kouba. Il vient très gentiment me chercher à l’aéroport. Il sait que je suis originaire de la vallée du Chélif. Depuis la villa de ses parents équipée de plusieurs appareils, je parviens facilement à joindre ma belle-sœur à Hussein dey. Elle m’apprend que le frangin Miloud, son syndicaliste de mari, parvient à se rendre tous les jours à El Asnam. Pour des raisons humanitaires, il a obtenu un sauf-conduit pour passer les lignes du cordon sanitaire établi par la gendarmerie et l’armée. Il a pu ainsi se rendre sur les lieux, et les nouvelles ne sont pas bonnes. Mais Malika refuse de me donner des précisions sur ma sœur, feignant l’ignorance.
Du côté du grand frère Abdou, toute la famille du boulevard Emir Abdelkader est indemne, un vrai miracle. En revanche, l’immeuble de ma sœur s’est abattu comme un château de cartes non loin de l’école Lallement. Cette nuit, Miloud passe la nuit à El Attaf. Notre village natal, à trente kilomètres d’El Asnam, a été épargné tout comme en 1954. Il s’active toute la journée à remuer les pierres à la recherche des corps… La belle-sœur m’apprend qu’un autre beau-frère, un lieutenant de gendarmerie défroqué, compte partir le lendemain matin très tôt pour aider les survivants.
Mourad a la bonté de venir me chercher à Kouba dans sa Passat bleu marine et nous voilà partis vers l’épicentre de nos angoisses. L’ex-officier de gendarmerie est un roublard. Il sait éviter les barrages… Il en a dressé lui-même quand il était en service. Et si nous tombons sur des embûches, il sait baratiner les pandores dans leur jargon particulier. Des barrages sont dressés très haut pratiquement après Blida mais Mourad connaît plein de détours pour les contourner.
Pour meubler les silences pesants, il entreprend de me donner quelques détails sur la famille de mon grand frère. Au moment du séisme, Abdou était à la mosquée principale de la ville pour la «djoumoua». Dès que la terre s’est mise à danser, les dizaines de croyants se sont tous précipités vers la porte de sortie, la panique accentuant le désordre. Abdou n’avait pas peur de mourir, il voulait juste sauver sa petite famille. À l’arrière de la salle de prière, il repère, haut perchée, une vitre ouverte. Elle est très haute mais il trouve quelqu’un qui l’aide à se hisser jusqu’à la lucarne. Sans réfléchir, il saute dans la rue sans se soucier de la hauteur. Il a l’impression qu’il n’arrivera jamais au sol. Il y parvient dans un grand choc. Une douleur insoutenable lui lacère la jambe mais il n’en a cure. Il se relève et court. Il traverse la rue des Martyrs en claudiquant avant de bifurquer vers son avenue. Il ne remarque pas son tibia ensanglanté. À la maison, il retrouve sa famille indemne. À peine une échancrure dans le mur de la cuisine. Rassuré, il s’écroule, évanoui. Par chance, le fils du voisin est étudiant en médecine. Il l’examine et conclut à une fracture du tibia ! Porté par le souci de sa famille, Abdou ne s’est absolument pas occupé de son propre état.
Nous approchons de la ville et les barrages se multiplient. Sur la route, Mourad m’informe de l’état général des rumeurs : l’armée a déjà fusillé cinq voyous pillards. Certains d’entre eux n’ont pas hésité à s’attaquer aux dentitions en or des cadavres et autres prothèses de valeur. On parle déjà de corruption, du détournement de marchandises destinées aux sinistrés et envoyés par les Etats étrangers dont la France. Paris a envoyé des équipes cynophiles qui ont réussi à sauver un nourrisson de quelques semaines. La Providence a installé le nouveau-né dans une cavité pierreuse qui lui a permis de respirer.
L’aide provient de tous les pays. L’Allemagne, l’Europe centrale, les États arabes. La profusion aiguise les appétits prédateurs. Des tentes de camping destinées aux sinistrés ont été détournées par centaines par des fonctionnaires pourris et des mafiosos affairistes. L’appât du gain, je le réalise, ne craint pas la mort. Je croyais que les Algériens, tous croyants par la parole, avaient peur de Dieu pour commettre de tels actes.
Je m’aperçois que Mourad noie le poisson. Il s’appesantit sur le bon côté des choses avec la sauvegarde de mon grand frère et de sa famille. Mais qu’en est-il de Keltoum la frangine et de sa tribu ? L’ex-gendarme refuse de me livrer des détails. Lui aussi feint l’ignorance.
– Tu demanderas à Miloud, lui est sur le terrain depuis quatre jours, il te dira.
Un mauvais pressentiment m’assaillit. Dès Oum Drou, nous sentons olfactivement le désastre. A l’entrée d’El Asnam, l’air est irrespirable, à cause des produits chimiques destinés à contrer les épidémies. L’odeur âcre de la chaux prend à la gorge à mesure qu’on s’approche du centre. La ville n’est pas dévastée comme je le craignais, mais lacérée par de laides estafilades qui balafrent les façades. Les rues sont pratiquement vides. La population semble avoir fui vers la campagne craignant le retour des répliques meurtrières.
Nous arrivons devant l’immeuble de ma sœur et je mesure la dimension de la calamité. «Soubhan Allah», «Caritha», soupire Mourad dans mon dos. Un immeuble de quatre étages réduit à un tas de pierres d’à peine un mètre de hauteur. La surface est recouverte d’une fine pellicule blanche, la fameuse chaux de désinfection. Un homme aux cheveux blancs s’échine sur le tas de pierres, délicatement. Espère-t-il trouver des survivants dans ce tas difforme? Je ne connais qu’un homme doué d’une telle patience et d’une telle abnégation. J’ai peine à le reconnaître quand il se redresse en nous voyant arriver. Miloud est âgé de 44 ans mais il a pris dix ans de plus. Il ne s’agit pas de cheveux blancs, la couronne immaculée qui auréole sa tête est constituée de poussière et de nuages chimiques. Son visage s’est émacié et ses moustaches blanchis lui donnent un air de fantôme. On se fait l’accolade et le silence nous prend éloquent. C’est Mourad l’algérois qui lui pose la question.
– Non aucun survivant. À part l’aînée Samira qui du haut de ses dix-huit ans était à l’université d’Oran, ce qui l’a sauvée. Elle est actuellement prise en main par la famille de son père. Bilan des dégâts, ma sœur, son mari et quatre de ses cinq enfants… L’histoire bégaie.
D’une voix chevrotante, Miloud nous raconte la suite. On a retrouvé les corps de ma sœur, de son mari et des deux aînés de huit et dix ans. Les tout petits, deux et quatre ans, restent introuvables. Demain, les autorités vont faire jouer les bulldozers pour évacuer les gravats, alors je m’active dans l’espoir de trouver le corps du petit Mohamed et celui de sa sœur Salima…
Tétanisés par le récit, nous n’éprouvons pas le besoin de verser une larme. Juste un tremblement dans tout le corps quand le frangin raconte la suite.
– Le premier jour quand je suis arrivé, il y avait un désordre affligeant : pas le moindre secours des autorités, pas la moindre ambulance, pas la moindre grue pour évacuer les gros blocs de béton; avec l’aide des frères Benaboura, on a pu extraire le corps de la frangine Keltoum et celui de son mari. Elle était en peignoir, elle venait de prendre son bain pour la prière de la djoumoua. Ils ont été surpris en plein déjeuner. Juste après le séisme, les frères Benaboura se sont précipités sur les lieux. En dessous de l’amas, ils ont réussi à percevoir la voix de leur frère.
– Je ne souffre pas, j’étouffe un peu, leur a-t-il dit du fond de son tombeau de pierres. Les frangins se sont acharnés pour tenter de déblayer le terrain à main nue. Et c’est à ce moment-là qu’une réplique violente a secoué la ville. Ils ont alors tous fui et quand ils sont revenus, ils n’entendaient plus rien.
Miloud a, lui, réussi à récupérer le corps de Keltoum en fin de journée. Il a compris qu’il ne pouvait compter sur personne pour les obsèques. Il a transporté la «djanaza» dans sa voiture jusqu’au douar natal, à 35 km de là. Il faisait presque nuit et, selon la tradition, on n’enterre pas les défunts dans l’obscurité. Mais à situation exceptionnelle, mesures de même nature. Il a réussi par bonheur à trouver des gens du douar qui l’ont aidé à creuser une tombe à peu près convenable et faire une ébauche de prière à la mémoire de la disparue…
Miloud est resté sur place dans l’espoir de retrouver les corps des tous petits et les sauver du concassage des pelleteuses. Avec Mourad ? Nous sommes rentrés à Alger ne sachant quoi faire pour être utiles.
Sur la route, l’ex-gendarme ne cesse de fulminer contre les superstitions et les charlatans qui les diffusent. Devant mon incompréhension, il me raconte cette anecdote qui déclenche ma fureur rétroactive. En fait, Benaboura depuis dix ans faisait construire une maison ultramoderne avec toutes les normes antisismiques, à quelques centaines de mètres de son domicile. Juste à côté du boulodrome. Ils s’apprêtaient à déménager lorsqu’une voisine alerte ma sœur.
– Vous savez, on dit que ça porte malheur d’emménager juste avant l’Aïd. Patientez un peu.
Ma sœur très crédule a supplié son mari de différer le déménagement. N’en pensant pas moins, Benaboura a toutefois obtempéré. Ils sont restés sur les lieux. Ils sont tous morts, tués par les superstitions imbéciles. Leur nouvelle demeure n’a pas une seule égratignure. S’ils l’avaient occupée, ils seraient tous vivants aujourd’hui. On va dire que c’est le «mektoub», conclut Mourad dans un soupir rageur…
A Alger, ma mère est restée muette de stupeur. Elle n’a pas ouvert la bouche pendant plusieurs jours. Elle se souvenait qu’en 1954 elle avait perdu une sœur et la plupart de ses enfants.
Mon père vieillissant souffrait en silence. Il était indigné par les bruits de détournement de marchandises. Il ne décolérait pas non plus en racontant l’incident qu’il a subi la veille, dans le bus de Belcourt. Il a été outré par les propos de jeunes Algérois qui se moquaient des habitants d’El Asnam.
– Normal que le Bon Dieu les punisse, ils arrosent leur couscous avec du vin.
Ecœuré par la persistance de ces allégations infâmes, mon père s’est dressé face aux voyous algérois.
– Honte à vous ignorants. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous insultez les morts, vous les enterrez une deuxième fois.
Et comme les petits voyous s’étaient montrés menaçants, le père de mes jours a brandi sa canne en faisant cette promesse :
– Mécréants, vous ne me faites pas peur. J’ai 75 ans et moi la vie il ne m’en reste que les bénéfices. Je suis prêt à mourir mais avant j’emmènerai outre-tombe l’un de vous. Approchez si vous en avez le courage !
Devant la gravité des faits, le chauffeur s’est arrêté et, aidé du receveur, il a mis en fuite les trois malfrats. La plupart des voyageurs ont félicité mon père pour son courage et son audace.
– Félicitations, «ya cheikh. Allah Y barek. Mazalette el Baraka»…
Réintégré dans sa dignité, mon père s’est senti un peu moins seul. Dans une catastrophe naturelle comme un séisme, le deuil est collectif. Malgré l’ampleur des dégâts, la peine est partagée et paraît moins lourde.
Moi, depuis 40 ans, je ne décolère pas. Le sort cruel qui a détruit le foyer de ma sœur n’en est pas la seule cause. Non, je ne décolère pas depuis tout ce temps contre ceux qui ont décidé de rebaptiser la ville. Lasnab devient Chlef ! Consternation. Mais c’est le nom de la vallée, c’est le nom du fleuve qui la traverse. Vous imaginez Paris frappé par la même infamie. Vous imaginez un Marseillais dire aux siens : demain, je monte à la Seine et non plus à Paris. Mais qui nous a infligé une telle punition ? On m’a raconté qu’un Émir quelconque a réclamé ce changement avant de faire un chèque.
– Je n’aide pas une ville qui porte le nom de momies.
Ce qui me sidère, c’est qu’il s’est trouvé des Algériens pour accepter ce marchandage. On a vendu la légendaire dignité des Algériens contre de l’argent. Si cette explication est avérée, qu’il se le garde son chèque l’Émir. Jamais des présidents comme Ben Bella ou Boumediene n’auraient accepté un tel chantage, me dit-on. D’autant qu’il semble que notre ville tire son nom d’un bastion romain Lasnab et pas d’une quelconque dénomination orientalisée. Ce changement de nom est une double peine infligée à la ville de Hassiba Benbouali et Meriem Abed.
Meriem qui chantait après 1954 : Hezni Alik Ya lesnam, Lesnamya. Mon deuil pour toi Ô El Asnam.
Et je me dis naïvement que le Hirak nous vengera peut-être de cette ignominie.
D. B.
*Écrivain
NB : Les prénoms ont été changés (note de l’auteur)
2 thoughts on “10 octobre 1980 : la seconde mort d’El Asnam”
Bon courage
Mercimonsieur pour votre réactivité.