L'Algérie de plus près

Société algérienne moderne : quand « bouffer » est préféré à « réfléchir » 

Par Me Mohammed KOULAL

N’essayez pas d’apprendre quelque chose à un homme en public. Les hommes ne peuvent apprendre qu’en privé. En public, ils sont censés tout savoir.

« Youm el Ilm » ou la « Journée du savoir » est un simple rituel dans une société qui nie la connaissance et le savoir qui sont l’âme et la raison de vivre des sociétés avancées dont le but est de marquer de leur sceau l’histoire de l’Humanité, en créant dans ce bas monde leur civilisation.

Qu’en est-il chez nous ? Force est de constater que nous sommes en surabondance de… fast-food, pizzerias, cafés et tout ce qui est ventre. L’on assiste aussi, impuissants, à la fermeture des librairies et tout ce qui rappelle la réflexion et la pensée. En désespoir de cause, nos penseurs, professeurs et chercheurs ont dû choisir l’exil pour trouve leur « Youm El Ilm » ailleurs que dans leur société, où toute l’année se caractérise par « Iyam El Ilm ».

« Youm el Ilm » : s’agit-il de la connaissance ou du savoir ?

Savoir n’est pas connaître. En effet, la connaissance est considérée comme un processus actif dont le résultat est le savoir ou le savoir acquis. Le savoir est synonyme d’intelligence, de prudence et de goût.

Pour les adeptes de philosophie, la connaissance est un rapport actif au monde qui vise à s’en faire une représentation et à l’expliquer. Cette représentation ne peut se faire qu’en associant l’action et la réflexion. Le savoir acquis est l’ensemble des notions admises et transmises dans un domaine précis. Le savoir se cumule au fil des générations pour constituer ainsi la Culture. Aussi est-il que la qualité des savoirs dépend du processus de connaissance utilisé pour les produire. On peut distinguer le savoir issu de la croyance religieuse, de la pratique scientifique etc.

L’association de l’action à la réflexion dans ce que je me permets d’appeler « la politique d’Ibn Badis » est palpable du fait que la pensée « badiste » ne se limitait à la seule action scolaire mais constitue une œuvre totale d’éducation. Feu le professeur Omar Carlier (mon professeur d’histoire des institutions méditerranéennes et de la philosophie juridique durant les années 70 et maître de conférences à la Sorbonne) a bien soulevé l’importance des réseaux de sociabilité et notamment des activités sociales, sportives ou artistiques dans le processus de définition d’une identité algérienne en contexte colonial. L’action de Ben Badis en tant qu’éducation et instruction, ne se limitait à la seule classe élitiste mais doit toucher toutes les classes sociales. Cette action dont le but est de fédérer la nation algérienne à une culture commune, se rapproche des activités des partis politiques. L’aspect politique de cette conception arrive à son paroxysme en 1938, quand l’administration coloniale promulgue un décret visant à contrecarrer l’action des écoles coraniques, décret contre lequel Ibn Badis a organisé la lutte. Le légalisme dont il a fait preuve a provoqué chez lui un sentiment d’injustice face à la forte répression de l’administration coloniale durant l’année 1938. Le décret du 08 mars 1938 renforçant le contrôle des écoles coraniques dans le but d’affaiblir le mouvement éducatif en provoquant la fermeture des médersas de l’association, a permis à Ibn Badis et à l’association des Oulémas de renforcer ses soutiens politiques et s’imposer comme le porte-parole de la Oumma (la nation algérienne).

Une double culture, une réforme globale

Pour mener à bien ses projets, Ibn Badis s’inscrit dans un mouvement de réforme de l’éducation musulmane qui trouve aussi ses racines dans le contact avec les écoles françaises. En effet, le rôle de l’association « éducation et instruction » (Jam’yat Etarbia wa Ta’lim) dispense des enseignements relatifs aux manquolat (le savoir transmis par les savants religieux : Coran, Hadith, Fiqh) et aux maqolat (sciences rationnelles, poésie, histoire, géographie). La situation coloniale implique aussi l’enseignement du français que Ben Badis encourage dans le cadre d’une double culture et permettre l’étude comparée absente dans le système éducatif de nos jours. Pour les élèves qui réussissent dans le premier cycle, ils se verront à Zaytouna en Tunisie. Mais aussi, l’apprentissage professionnel était dans le programme que Bachir Ibrahimi selon son fils Ahmed Taleb Ibrahimi. Des cours d’alphabétisation et d’initiation aux sciences religieuses sont donnés aux adultes, particulièrement les travailleurs. Un programme spécifique est fait pour les femmes (religion, éducation des enfants, s’éloigner du culte des saints et des marabouts, etc.). Toutes ces initiatives sont exportées en France où l’Etoile Nord-africaine connaît une forte affiliation des Algériens, et à partir de 1937 l’association des Oulémas va partager l’organisation des cercles politiques (ENA/PPA). Cette entente ne va pas durer, l’alliance va se faire avec l’association franco-musulmane proche des communistes qui lutte avec eux pour l’application de leurs droits et la suppression du régime de l’indigénat, ce qui constitue un paradoxe. En s’adressant à un large public, l’association des Oulémas est ainsi engagée politiquement. Ce public reste l’idéal du rassemblement de la nation algérienne (Oumma) musulmane que Ben Badis défend et dont l’idéologie est décrite comme « un seul corps uni ».

La « rotule » de ce processus (ou le système) soit-il involontaire, demeure les écoles coraniques qui restent diverses selon les régions, les orientations doctrinales et le niveau de formation des enseignants qui ne peuvent constituer un système d’éducation unifié (à proprement parler). Ben Badis appelle de ses vœux l’unification du mouvement d’éducation autour de son organisation en faisant appel aux professeurs d’arabe, proposant des programmes et manuels scolaires ; développant des activités extrascolaires qui seront des moyens pour arriver à cette fin (unifier le système). En 1937, dans un article paru dans « Echi-Hab », un jeune adhérent de Laghouat écrivait : « Comment la Oumma peut-elle espérer du bien et de la réussite si son enseignement communautaire a des méthodes différentes et est régi par le chaos et le trouble… ». Et voilà que des objectifs sont instaurés en vue d’un système éducatif musulman du cycle primaire au cycle supérieur avec une université islamique algérienne que Ben Badis voudrait créer à l’image de Zaytouna de Tunis. Il fallait donc s’approprier la langue arable et l’histoire de l’Algérie sans passer par le truchement de l’Orient et donc s’affranchir des manuels venant de l’Egypte qui valorisent « l’âme nationale égyptienne » et qui ne conviendraient pas à l’Afrique du Nord qui a ses hommes, sa géographie, son histoire. Ces objectifs deviennent une priorité du fait que les élèves connaissent plus l’histoire de l’Egypte que la propre histoire de leur pays. L’idée initiale est de changer les noms égyptiens par ceux algériens tout en conservant le renouveau égyptien. Ce grand projet n’a pu voir le jour et les professeurs se contentèrent des manuels déjà existants pour enseigner. D’autres repères sont utilisés dans le but d’une prise de conscience dans la population musulmane algérienne de sa spécificité et de sa personnalité arabo-musulmane.

Dans son intervention en 1995, Omar Carlier conclut que l’un ne va pas sans l’autre, l’éducation et l’enseignement sont conçus comme des actions parallèles. Ce n’est pas seulement l’école qui peut y pourvoir mais bien toute l’action éducative au sens large. L’effervescence du milieu intellectuel musulman dans les années 1930 s’est traduite par la création d’associations qui permettent le rassemblement et l’échange. L’alliance des partis politiques comme l’UDMA provoque la colère de l’administration coloniale qui va décréter le contrôle des écoles. En effet, devant la politisation de l’association des Oulémas, les autorités coloniales redoublent de vigilance et opèrent des actions répressives. Publié le 15 mars 1938, le décret dit « Chautemps » ordonne l’inspection des écoles musulmanes et prévoit l’octroi d’autorisations officielles pour ouvrir une école ou enseigner en son sein. La réaction des Oulémas ne se fit pas attendre, la mesure est dénoncée comme une attaque envers l’Islam ; ainsi de la colère vindicative et du sentiment d’injustice, l’Association publie en avril 1938 : « Le but de ce décret est l’arrêt en chemin de l’Islam et de sa langue ». Afin de propager le discours idéologique et donner une valeur d’exemple pour tous les musulmans, l’Association fait appel à Chakib Arsalan pour publier dans son journal la Nation Arabe toute action émanant des Oulémas en français et cela pour répondre à la répression coloniale. A noter que ce journal est d’idéologie nationaliste arabe et réformiste musulmane.

Les renseignements français sont très attentifs à la réaction de la population algérienne musulmane à propos de ce décret qu’Ibn Badis considère comme « légalisation boiteuse », répliquant : « La propagande gouvernementale répand par la radio et la presse l’idée que le but du décret du 8 mars 1938 est la mise à niveau entre l’Algérie et la France d’une loi qui était appliquée en France depuis longtemps et pas en Algérie et l’effacement d’une différence… Nous combattons ce décret par tous les moyens ». Face à l’ampleur de ces mesures pour les écoles, les Oulémas comptent sur l’appui des autres organisations musulmanes algériennes. Ibn Badis leur adresse le 22 avril 1938 une lettre : « L’association des Oulémas vous invite à prendre votre responsabilité à collaborer avec elle et combattre cette mesure arbitraire par tous les moyens légaux. Elle déclare nettement que la sauvegarde de la religion et de la langue est une de vos obligations essentielles et que leur défense n’incombe pas uniquement à l’association, mais à toute la communauté »

Benbadis, un nationaliste fédérateur

Dans son ouvrage « L’Algérie des Oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991) », Charlotte Courreye écrit : « Ibn Badis travailla à la mise en place d’un objectif ambitieux et éminemment politique en instaurant des mesures sociales, pour l’accès à l’école musulmane privée des plus démunis en accord avec sa conception de la Oumma. S’il n’a pas achevé son projet de formation en raison du décret de 1938, il a posé tout à la fois les bases d’un enseignement, développé par la suite dans le cadre de l’Association des Oulémas Algériens et d’un rassemblement de diverses organisations musulmanes algériennes autour d’un élément fédérateur pour toutes ; à savoir, la défense de la langue arabe et de l’Islam. Ibn Badis s’est placé à la croisée de plusieurs champs : religieux, politique, social et culturel. A son décès en avril 1940, l’activité éducative de l’Association a été relancée sous l’impulsion de son nouveau président Bachir El Ibrahimi. Le nombre d’écoles de 90 en 1947 passe à 181 en 1954.

Le Dr Taleb Ibrahimi, fils de Mohammed Bachir Ibrahimi, invite la jeunesse algérienne à se souvenir du combat de leurs aînés et que la guerre de libération a été précédée d’une longue résistance de leurs pères afin de préserver leurs âmes. En effet, la colonisation française s’attaqua aux fondements mêmes de la personnalité de l’Algérien en le privant de l’exercice de sa langue, de sa religion car considérés comme les deux principaux obstacles à la « francisation » et la répartition des tâches au sein de la mouvance réformiste orchestrée par Ibn Badis conféra à Cheikh Ibrahimi l’important rôle de régénérateur de la langue arabe. Il fut pour l’Algérie comme l’écrit Ali Merad « le sommet de la culture nationale arabe ». Ainsi, il fut l’un des plus ardents défenseurs de la personnalité algérienne reposant sur l’islam et l’arabité dont il politisa les enjeux jusqu’à la fin de sa vie.

« Et à ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d’agir ! » (Einstein)

M. K.

Avocat à la Cour de Relizane

Agréé près la Cour Suprême et le Conseil d’Etat

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