L'Algérie de plus près

Après le cataclysme, le grand déchirement

Un témoignage de Mohamed Belkacemi*

Mohamed Belkacemi n’avait que seize ans le jour où un puissant tremblement de terre a détruit sa ville natale. Il se souvient très bien de cette journée qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. Il habitait à la cité Chagnaud (quartier populaire situé à la sortie ouest de la ville, aujourd’hui Hay Bensouna) et poursuivait ses études secondaires au lycée de Charra (Bocca Sahnoun) qui venait juste d’ouvrir ses portes. Il nous livre son témoignage sur cette journée qui l’a marqué à jamais.

«Je profitais de cette journée ensoleillée du 10 octobre, c’était le vendredi, on n’avait pas cours ce jour-là», commença-t-il par nous raconter. Rien ne laissait présager que cette journée d’automne allait changer toute notre vie d’adolescents. Avec des copains, nous avions joué une partie de football et nous sommes retournés nous reposer chez nous. Arrivé à la maison, je m’apprêtais à prendre mon repas quand un bruit étrange me fit sursauter. J’ai pensé naïvement qu’il s’agissait d’un camion qui passait et j’ai continué à manger. Cependant, le bruit s’était amplifié. Mes parents se sont regardés et j’ai vu une légère inquiétude dans leurs regards. C’était le silence total quand, brusquement, on entendit les cris des voisins qui sortaient de chez eux. Tout le monde criait. C’était un tremblement de terre. Mes parents ont tout de suite pensé au séisme qui a ravagé leur ville en 1954. Je me suis un peu éloigné de notre maison et j’ai pu constater que plusieurs constructions voisines ont subi d’énormes dégâts. Les rues étaient noires de monde. On avait peur de tout. Les voitures roulaient dans tous les sens et les sirènes des ambulances créaient une ambiance épouvantable. Nous avions passé la nuit à la belle étoile, heureusement qu’il ne faisait pas très froid. Le lendemain, j’ai passé pratiquement toute la journée à avoir des nouvelles des membres de ma famille car j’ai appris que plusieurs personnes ont péri dans ce séisme. Ce n’était pas facile car le téléphone portable n’existait pas à l’époque. Je suis allé au quartier de la Ferme, à Bocca Sahnoun et au centre-ville pour avoir des nouvelles des proches et amis. J’ai constaté avec effroi que plusieurs édifices avaient été détruits. Le deuil s’était abattu sur notre ville. La consternation et la tristesse se lisaient sur tous les visages des gens qu’on rencontrait. Chacun a perdu un membre de sa famille, un proche, un ami ou un voisin.

Nous avions passé plusieurs jours dans un abri de fortune. Comme notre demeure n’avait pas subi de sérieux dégâts, mon père a décidé, quelques jours plus tard, de retourner y vivre. Beaucoup d’établissements scolaires ont été sérieusement endommagés et certains ont été complètement détruits par le puissant séisme. Nous sommes restés plusieurs semaines sans aller au lycée. J’ai appris de la part de l’un de mes camarades que tous les lycéens et collégiens allaient être transférés dans des établissements scolaires à travers tout le territoire national.

Quelques jours plus tard, ce qui n’était qu’une simple rumeur se confirma puisque nous avions appris de la part de notre proviseur que l’État a décidé de transférer tous les élèves du lycée ainsi que les collégiens de quatrième année et de troisième année dans des établissements scolaires de l’ensemble du pays. Quand j’ai annoncé cette nouvelle à ma mère, j’ai tout de suite remarqué une inquiétude dans sa voix. J’ai senti qu’elle n’était pas prête à me laisser partir loin de la famille.

Le grand départ

Nous avons été transférés au lycée Ibn Khaldoun à Alger. Quand le jour tant redouté est arrivé, c’était mon père qui m’a accompagné à la gare. Il tenait un cabas qui contenait quelques vêtements, un pyjama, une brosse à dents, du dentifrice ainsi que mes livres scolaires et des cahiers. À la maison, je n’ai pas pu affronter le regard de ma mère. Elle faisait tout pour me rassurer mais quand j’ai vu des larmes couler sur ses joues, je me suis mis à pleurer aussi. En quittant la maison, quelques voisins m’attendaient pour me souhaiter de réussir dans mes études. À la gare, mon père m’a glissé la somme de 100 DA entre les mains en m’expliquant que je pourrais avoir besoin d’un peu d’argent en cas de besoin. J’ai rencontré plusieurs camarades de classe qui allaient vers le même lycée. Nous avions pris le train à onze heures. Durant le trajet, l’ambiance n’était pas au beau fixe. la tristesse se lisait sur le visage de chaque élève. On se racontait des blagues pour rendre l’atmosphère plus agréable. Nous nous disions que nous avons la chance d’aller à Alger alors que d’autres élèves ont été transférés vers des villes plus lointaines.

Nous sommes arrivés à Alger aux environs de 23 heures à cause du mauvais état des rails qui ont été sérieusement endommagés par le tremblement de terre. Arrivés à la capitale, un bus nous attendait pour nous transporter jusqu’au lycée où le surveillant général nous a accueillis avec une extrême gentillesse. Il s’est montré très aimable et courtois avec nous. Il nous a emmenés au réfectoire où des agents nous ont donné à manger. Il faut dire que je n’ai absolument rien mangé car je pensais beaucoup à ma famille. La tristesse était perceptible sur le visage de tous mes camarades. Après le dîner, nous avions pris la direction du dortoir où chaque élève a pris possession de son lit ainsi que d’une armoire pour mettre ses effets personnels. Malgré la fatigue, je ne suis pas arrivé à trouver le sommeil parce que c’était la première fois que je passais la nuit loin de ma famille. J’étais profondément triste de l’avoir quitté, tout me manquait, mes parents, mes frères et sœurs, mes amis, mon quartier, mes voisins ainsi que mes habitudes. Je me sentais complètement déraciné. Je pensais à eux du matin au soir. Comme beaucoup de mes camarades, il m’arrivait parfois de pleurer en silence.

Des enseignants dévoués et compatissants

Le lendemain, des maîtres nous ont réveillés à sept heures du matin. Nous nous sommes lavés et nous nous sommes dirigés vers le réfectoire pour prendre le petit-déjeuner. Aux environs de huit heures, le proviseur, il s’appelait M. Kefif, nous a réunis dans un amphithéâtre pour nous souhaiter la bienvenue. Il nous a fait savoir que nous étions chez nous et que nous allions avoir une scolarité exemplaire comme il a souhaité également beaucoup de réussite aux élèves qui avaient un examen à passer. Les professeurs du lycée ont montré également une grande disponibilité à nous venir en aide surtout que nous étions en retard sur le programme car nous avions passé plus d’un mois sans scolarité.

Le deuxième jour une bagarre a éclaté entre deux élèves dans la cour de ce lycée. C’était un camarade de Bocca Sahnoun qui s’était disputé avec un autre élève parce que ce dernier s’était amusé à dire que les Asnamis ont été punis parce qu’ils versaient du vin dans leur couscous. Les surveillants ont mis rapidement fin à cette rixe et l’indélicat élève a été conduit au proviseur qui l’a sérieusement sermonné. Un autre incident de genre s’est également lorsqu’un élève natif d’El Asnama asséné un coup de poing à un autre lycéen parce que ce dernier s’était amusé à l’appeler «El mankoub» (le sinistré).

Nous attendions avec impatience la journée du jeudi car elle signifiait pour nous le retour dans notre ville et nous permettait de revoir nos familles et nos amis. C’était seulement durant les vacances d’hiver que j’ai pu revoir la plupart de mes amis. Certains étaient à SaÎda, d’autres à Médéa alors qu’il y avait quelques-uns qui poursuivaient leurs études à Blida ou à Mascara. Nous étions tellement heureux de nous revoir qu’on ne s’était pas séparés. Chacun voulait raconter sa vie de lycéen loin de sa ville. Nous sommes restés ensemble à braver le froid jusqu’à une heure tardive de la nuit. Le quartier quant à lui n’a pas tellement changé, toujours les mêmes abris de fortune qui servaient de maisons aux habitants ayant perdu leurs demeures. J’ai constaté que les voisins commençaient à mieux se connaitre et chacun trouvait un réel plaisir à aider l’autre. La ville ressemblait à un immense chantier et des experts passaient pour contrôler les différentes constructions. Ils mettaient des couleurs (vert, orange ou rouge) en bas de chaque immeuble. Plusieurs bâtiments endommagés ont été détruits parce qu’ils représentaient un danger pour les habitants. Ils risquaient de s’effondrer à n’importe quel moment. Plusieurs magasins de fortune ont vu le jour à Hay Zeboudj. Il y avait des cafés, des pâtisseries, des restaurants et même quelques librairies. Les gens venaient de partout pour faire leurs emplettes. Les vacances d’hiver se sont terminées en un clin d’œil et le samedi nous prîmes le train pour aller rejoindre le lycée. C’était toujours mon père qui m’accompagnait jusqu’à la gare et n’oubliait jamais de me refiler mon argent de poche.

« Malheureusement, le risque sismique a été complètement ignoré »

Avec le temps, je me suis mis malgré moi à détester la maudite journée du samedi car elle signifiait la séparation. C’était durant cette journée que je quittais ma famille, mes amis et ma ville. J’ai passé deux longues années au lycée Ibn Khaldoun d’Alger où j’ai réussi à obtenir mon baccalauréat. Hormis les deux disputes qui se sont produites à l’intérieur du lycée, je tiens à apporter mes vifs remerciements au proviseur, à tous les professeurs et à l’ensemble du personnel qui ont montré beaucoup de bienveillance à notre égard. Les souvenirs de ces moments passés dans la capitale sont encore vivaces dans ma mémoire. Il y a eu de bons et quelques moins bons moments.

En l’espace de quelques mois seulement, plusieurs établissements scolaires ont été construits dans notre ville. Ces réalisations ont été faites en un temps record grâce à la technique du préfabriqué. Notre ville quant à elle a changé de nom pour s’appeler Chlef. Plusieurs bâtiments et grands édifices ont vu le jour mais, malheureusement, le risque sismique a été complètement ignoré.

Quatre décennies nous séparent de la terrible tragédie qui a endeuillé le peuple algérien. Il est toujours important de souligner les énormes efforts consentis par l’État pour secourir et reloger toute une population en un temps record. L’État n’a lésiné sur aucun moyen pour venir en aide à la population sinistrée. Il est également important de rendre hommage au peuple algérien et de mettre en valeur la solidarité exemplaire dont il a fait preuve durant cette terrible épreuve.»

M. B.

*Témoignage recueilli en octobre 2020 par Ali Dahoumane

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