L'Algérie de plus près

Guerre de libération nationale : Témoignage du moudjahid Mohamed Kamel-Eddine Abdelwahab

I- MON APPRENTISSAGE DE LA REVOLUTION

Par Ahmed Cherifi*

M. Mohamed Abdelwahab Kamel Eddine est un intellectuel de l’Algérie profonde, de Sidi Benyekhlef, banlieue de la ville de Mascara. Profondément nationaliste, religieux et anticolonialiste (à l’époque le roumi, c’était l’incroyant), il a milité durant sa jeunesse dans les rangs de l’UDMA, le PPA, le PCA et l’association des Ulémas. Il part au Maroc où il fera partie, avant de devenir commissaire politique, d’une équipe de déminage de la ligne Morice. Juste à la veille de l’indépendance, il est envoyé à Alger, à l’école de police à Hussein Dey où il prend le commandement d’un peloton. C’est lui qui hisse, officiellement, le 5 juillet 1962, le premier drapeau algérien de l’Algérie indépendante. Voici le témoignage de sa vie de militant.   

 «C’est à partir de 17-18 ans que j’ai commencé à faire de la politique ; je suis originaire d’une famille dont le référent a toujours été le Maghreb arabe, et lorsque je dis Maghreb arabe, je veux dire l’ouest algérien et le Maroc. Je me suis épanoui au sein de ma famille, en compagnie du saint Coran et des écoles coraniques dans les douars. C’est mon oncle qui a pris en charge mon éducation et m’a appris à lire et à écrire. Dès que j’ai grandi un peu, j’ai pris attache avec la ville. C’était à la fin des années 1940. À partir de 1947-1948, les partis politiques ont commencé à activer. J’ai alors rencontré un homme des Béni Abbes (par référence à Ferhat Abbes), c’était des kabyles de Jijel, en petite Kabylie, et il y en avait beaucoup à Mascara. Ils étaient pratiquement tous tailleurs et ils fabriquaient des «djellabas» et des «burnous» et étaient affiliés à l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (UDMA), appelée aussi «El Bayane». Je disais donc que j’avais rencontré un homme de l’UDMA qui a réussi à me convaincre d’adhérer au parti. En 1953, il m’a donné une carte où figure ma photo. Je m’étais photographié à l’époque à côté de l’église pour 50 centimes (10 douros). Le douro était une grande pièce blanche en aluminium qui avait la taille de la pièce actuelle de 5 dinars, la grande, pas la petite. Le photographe était espagnol. La carte portait la mention chef de la zone de Sidi Ben Yekhlef, jeunesse d’El Bayane, de l’UDMA.

Je reviens un peu à ma famille, une famille qui possédait une bibliothèque et où le savoir et la religion se côtoyaient. Ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai su pourquoi j’avais reçu pareille éducation. C’est mon cinquième arrière-grand-père, Mohamed Benhaoua Benyekhlef, qui avait fait lecture de la motion d’allégeance à l’Émir Abdelkader (sous l’arbre de l’orme, « dardara »), un 27 novembre 1832.

Je suis Idrissi, descendant du prophète, et mon père, dès mon jeune âge, m’informa de mes origines et de ma condition. J’ai été imprégné de cette atmosphère dans laquelle je baignais. Je ne savais pas ce que représentait le parti de Ferhat Abbes, ni quelles étaient ses lignes directrices, à part le fait qu’il aimait l’Algérie et disait aux français qu’ils n’étaient pas Algériens. C’est-à-dire qu’on était différents. Nous étions arabes, et eux des «roumis», des incroyants. La différence entre nous était soulignée. On n’en était pas encore au point d’affirmer que c’était notre pays et pas le leur. Puis j’ai commencé à fréquenter les médersas de l’association des oulémas musulmans algériens qui étaient alors avec le parti de Ferhat Abbes.

99,99% des Algériens savaient que les « roumis » ont pris leur terre

Il y avait quatre piliers de la politique en Algérie : le parti du peuple algérien (PPA), l’UDMA, le parti communiste algérien (PCA) et l’association des oulémas musulmans algériens. Je fréquentais l’UDMA et l’association des ulémas. Pourquoi l’association des ulémas ? Parce qu’elle appelait à l’arabité et à l’islam, et moi, qui provenais d’un milieu profondément arabo-musulman mais dénué de parti-pris politique, c’était à peu près vers quoi je tendais, mais je ne connaissais pas leurs objectifs, ni qu’ils voulaient différer la révolution, en disant qu’il leur fallait d’abord former les gens.

En 1955, la révolution a déjà commencé depuis une année et le PPA a mué en centralistes, les uns pour la révolution, d’autres contre et il y avait Messali qui était en désaccord avec les leaders de la révolution. Mais moi, dans mon douar, je n’étais pas au courant. J’étais l’arabe et pour moi, l’autre, c’était le roumi. J’avais grandi et je savais maintenant que le roumi m’avait pris mon pays, le pays de mes ancêtres et que c’était un colonisateur. J’étais en train de mûrir et prendre parti pour mon pays, mais je ne savais encore rien de la révolution.

En 1955, je fus abordé par une personne qui m’a dit que j’étais un des leurs (on m’a informé qu’il vient de décéder), c’était Mahmoud Gouziri, quelqu’un de célèbre, qui faisait partie du PCA (parti communiste algérien) qui venait de participer aux élections. C’était un stratagème utilisé alors par l’occupant français pour affaiblir la révolution. Il m’avait remis les documents des élections et je les ai distribués. Et me voilà communiste !

Je reviens toujours à ma position initiale. Je ne savais pas quels étaient les objectifs des partis, mais je savais qu’ils étaient contre les roumis, et je crois qu’à l’époque, 99,99 % des Algériens pensaient de la même manière. Les Algériens n’étaient pas affiliés aux partis, mais ils étaient tous contre l’occupant français. Et la question se pose sur le secret de cet élan massif et spontané de la population algérienne en faveur de la révolution armée. Des académiciens, des psychologues, des politiques se sont tous posé la question. Il me semble, quant à moi, qu’il y a eu une empreinte divine à ce niveau. J’ai maintenant 82 ans et je le pense toujours. Il y a eu un élan spontané et unifié de la population algérienne.

Premières actions nationalistes

À partir de 1953, bien avant la révolution, j’avais commencé, à mon niveau, à influer sur les événements. Mohamed V, que Dieu ait son âme, a été exilé, le 20 août 1953, peu de temps avant l’Aïd El Adha. Je vous ai parlé de ma famille traditionaliste et ses soubassements scientifiques et religieux ainsi que sa relation avec le saint Coran. Je respectais mon père à l’époque. Après dieu, il y avait le père, et pourtant je lui ai demandé de ne pas faire le sacrifice du mouton de l’Aïd pour cette année-là. Et comme j’étais son préféré parmi mes 10 frères du fait que j’étais celui qui avait étudié, appris le saint Coran et pouvais lire les livres de la bibliothèque, il accepta et n’acheta pas le mouton. Cette année-là, nous n’avons pas fêté l’Aïd en signe de protestation et de deuil contre l’exil de Mohamed V, c’est vous dire. J’avais 21 ans. Je ne connaissais encore rien des renseignements et ne savais pas que notre position concernant la fête de l’Aïd avait eu des échos chez l’occupant français.

Je suis parti en Tunisie, cette année-là, le 15 octobre 1953, juste après l’Aïd. À Ghardimaou, je fus emprisonné par l’armée française et refoulé vers l’intérieur. En janvier, je fus contacté par le parti du peuple (PPA). En 1956, l’Aïd El Fitr arriva le 10 juillet. Je pris deux de mes cousins et les informa que la prière de l’Aïd El Fitr ne devait pas avoir lieu, du fait qu’on n’était pas libres. Je leur ai alors affirmé que seuls les hommes libres pouvaient la faire (voyez –vous ?). J’étais déjà catalogué par l’occupant comme quelqu’un de dangereux et les nôtres ne m’avaient pas prévenu que j’étais fiché à leur niveau comme un nationaliste. 8 jours après ces événements, il y avait à l’arrière de notre maison -on habitait à côté du mausolée de Sidi Benyekhlef- la moisson. Je suis parti voir quelqu’un, Mohamed Ould Bouaricha (à l’heure actuelle décédé) qui m’a informé qu’on me demandait de préparer les relais, les armes et les militants. J’étais sidéré. Je lui ai demandé de me dire qui était derrière ces instructions. Il m’a répondu qu’il s’agissait de quelqu’un qui habitait chez nous mais qui était né à Mascara et qui était membre de l’OS (organisation spéciale, bras armé du PPA). Je ne connaissais pas l’OS à cette époque. La révolution avait deux ans mais elle ne m’avait pas encore atteint. Je lui ai rétorqué s’il était certain de ce qu’il disait. Il a répondu par l’affirmative et m’a demandé si je connaissais Zahaf et Mnaouer, je lui ai répondu que Zahaf était son cousin et je lui ai demandé où ils se trouvaient. Il m’a répondu qu’ils étaient dans le mouvement national algérien (MNA) qui était contre le FLN, mais ça aussi, je ne le savais pas.

Prise de conscience

J’ai alors commencé à travailler, jour et nuit. J’ai organisé le secteur jusqu’à Dombasle (Tighennif). Avec la réputation que j’avais, le recrutement se passa très rapidement, sans aucune contestation et sans problème. Il y avait l’affaire de l’Aurès et de la guerre. Les gens étaient prêts à se sacrifier pour la révolution et cette dernière était basée sur la religion. On leur disait : «Si tu meurs, tu auras 70 fées (hourias) qui t’attendront au paradis», et à l’indépendance, tu auras l’alfa, le gaz et chacun aura 5 000 centimes (ceci pour le social). La mobilisation était basée à 100% sur la religion (l’arabe était musulman et le roumi incroyant). Le général Giap a bien dit que «le colonialisme est un mauvais élève» et en effet, la France, avec sa répression tous azimuts, poussa la population à se rebeller et à entrer dans le giron de la révolution. La nature humaine est ainsi faite, elle refuse l’oppression et finit toujours par exploser. La répression a donc servi la révolution et en août 1956, l’ALN arrive dans les environs de Mascara. Il est vrai que j’étais au MNA, mais je ne savais pas ce que c’était et je parlais au nom de la révolution. Le 1er commissaire politique FLN de la zone 6 était de Tighennif et s’appelait «si Mahmoud», Daho Abou de son vrai nom. Il provenait du PPA. Il m’envoya des émissaires pour me ramener à lui, ce qui fut fait. Il était en compagnie d’une autre personne qui était de Relizane, un certain «Lazreg» (il n’y a pas longtemps qu’il est mort) et qui était le commandant militaire de la zone. Mahmoud me prit à partie et me demanda si j’étais contre la révolution. Je lui ai demandé de «saluer le prophète» (qssl), ce qui est une manière de dire à quelqu’un qu’il a débité une bêtise. Il a continué en me disant que c’est «Zahaf» qui m’a mobilisé. Je lui ai répondu par l’affirmative. «Mais c’est quelqu’un qui est contre la révolution», me dit-il. «Je ne suis pas contre la révolution», lui ai-je répondu. «Et toi, qu’est ce tu fais, est-ce que tu as mis sur place une organisation ?», me dit-il. Je lui ai répondu que oui et lui ai débité en bloc que j’avais 52 fusils, 50 grenades et 5 relais. Le chef militaire, Lazreg, me demanda, ébahi : «Nous pouvons entrer» ? Je lui ai répondu qu’il pouvait le faire sur le champ. Cette nuit-là, la section ALN (katiba) vint à Sidi Benyekhlef. Elle était composée de 110 moudjahidine, bien organisés, qui furent reçus et en l’honneur de qui, on égorgea plusieurs moutons. Je ne savais pas que je venais d’échapper de peu à la mort».

A suivre.

Propos recueillis par A. C.

*Ahmed Cherifi, qui vient de nous quitter la semaine dernière, a recueilli ce témoignage en 2014. Le texte a été publié en 3 parties sur les colonnes de l’hebdomadaire Le Chélif (numéros 48, 49 et 50).

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