L'Algérie de plus près

Mohamed Chennoufi, instigateur des manifestations du 27 février 1962 à Ouargla :

« Il fallait que la population dise non à la partition de l’Algérie »

Le 17 novembre 1961, le commandement de la wilaya VI historique confie une mission de la plus haute importance au lieutenant Mohamed Chennoufi : faire échec à la tentative française de séparer le Sahara du reste de l’Algérie. Le moyen : organiser des manifestations populaires à Ouargla en arborant l’emblème vert et blanc frappé du croissant et de l’étoile rouges et en scandant des slogans favorables au FLN et à l’intégrité territoriale de l’Algérie. La ville-garnison s’apprêtait, en effet, à abriter une réunion historique entre un haut représentant du gouvernement français et les notables musulmans ayant autorité sur l’ensemble des tribus du sud, à l’issue de laquelle devait être signée une déclaration solennelle en faveur de la création d’une «République du Sahara». L’histoire en décidera autrement grâce à la ténacité de 3 djounouds de l’ALN et le précieux soutien de Cheikh Sidi Ahmed Tidjani, le patron de la zaouïa Tidjania de Temacine.

Âgé à l’époque de 28 ans, Mohamed Chennoufi (il est décédé en 2014) occupait les fonctions de chef de la région 3 (nahia), de la wilaya IV. Cette région englobait Sidi Khaled, Ouled Djellal, Tolga et Doucène. Encore à l’état embryonnaire, l’organisation du FLN-ALN à Oued Righ avait été décapitée à la suite de l’élimination de Hachani Nasrat, chef de la «nahia» 4 et de son groupe, dans une embuscade tendue par l’armée française aux environs de Touggourt. Des documents confidentiels avaient été saisis sur le corps du chahid qui ont permis aux forces de sécurité coloniales de procéder à des dizaines d’arrestations dans les rangs des militants et sympathisants du FLN.

C’est au siège de la kasma FLN de Blida, le jeudi 3 février 2011, que nous avons rencontré Si Mohamed Chenoufi, l’organisateur des manifestations populaires de Ouargla du 27 février 1962 qui, pour l’histoire, ont définitivement clos la question du devenir du Sahara algérien. Nous reprenons ici, dans son intégralité, le témoignage qu’il nous livré ce jour-là.

« En 1962, j’avais le grade de lieutenant de l’ALN (moulazim thani), responsable de «nahia» (secteur). Comme vous devez le savoir, le Congrès de la Soummam de 1956 avait divisé le territoire algérien en «wilayates» (préfectures) desquelles dépendent des «manatiq» (zones) ; ces dernières étant divisées en «nahia» (région), elles aussi scindées en «kasma» (secteur)

«J’étais responsable de la «nahia» 3 qui regroupe Ouled Djellal, Sidi Khaled, Tolga, Doucène, etc. »

Si Chennoufi nous montre une photo de médiocre qualité sur laquelle figurent 5 éléments de l’ALN en treillis militaires. En son plein milieu est collé un bout de papier blanc, portant l’inscription suivante en arabe : « Les Algériens n’abandonneront jamais leur Sahara. La lutte se poursuit contre la partition ».

Là, dit M. Chennoufi en montrant la photo, c’est Si Mohamed Dehane, il avait le grade d’aspirant et sa fonction était adjoint-politique… Au niveau de la kasma, on a un responsable qui a le grade d’adjudant, et parmi ses adjoints, il y a un responsable militaire, un responsable politique, un responsable des liaisons et renseignement et un responsable du ravitaillement et de la logistique. C’est la même organisation au niveau de la «nahia» qui correspond à la daïra actuelle mais dont la superficie est beaucoup plus vaste.

Je reprends : sur cette photo, il y a Si Mohamed Dehane, adjoint-politique, lui c’est Si Othmane Hamdi, celui-là, c’est Ali Aarif, «aarif ouwel» (caporal-chef), lui c’est Naami Mensouli, «aarif» (caporal)».

La direction de la Mintaqa 4 a décidé d’envoyer notre groupe dans la «nahia» 4 qui couvrait Oued Righ, Oued Souf et Ouargla, après la mort au combat de son responsable, le chahid Hachani Nasrat. Le jour de sa mort, Nasrat était en réunion avec les principaux militants, responsables de comités et moussebilines d’Oued Righ. Les français ont saisi des documents qui leur ont permis d’arrêter plusieurs cadres militants. Certains moussebilines de Taïbet et Taïbine, entre autres, ont réussi à s’échapper. 

La révolution a commencé dans la région d’Oued Righ et Ouargla dès 1955. Le premier cadre qui est venu organiser ici la rébellion, en 1955, c’était le chahid Si El Haouès, que Dieu ait son âme. Si El Haouès avait été envoyé à Ouargla par Mustapha Benboulaïd qui l’avait chargé d’organiser la région sur le plan politique. Il a été obligé, et je l’ai appris de sa propre bouche -Si El Haouès, vous le savez, était le responsable de notre wilaya et je figurais parmi le staff de son secrétariat-, de se déguiser en mendiant. Il m’a raconté qu’il a échangé ses vêtements avec un mendiant à qui il a remis en sus une somme d’argent. Déguisé ainsi, il se mettait à côté du Bureau arabe -il ne faut pas oublier que la région était administrée par les militaires- pour observer les allées et venues des officiers français, prêter l’oreille à ce qui se disait, épier les notables et autres indigènes qui venaient régulièrement rendre compte à leurs employeurs de la situation prévalant dans leurs quartiers… Si El Haoues disait que son cœur fondait quand une personne lui remettait une pièce d’un franc (ancien, ndlr). 

La région d’Oued Righ a commencé réellement à être organisée à partir de 1956. Quand je parle d’Oued Righ, il s’agit aussi de Djamaâ, Meghaier, Touggourt, Taïbet, Taïbine, etc.

A Oued Souf, la révolution a débuté en 1955. Il y avait des militants comme Taleb Larbi, Hama (…) qui, à cette époque déjà, avaient constitué des groupes armés et mené des batailles dans les sables de Oued Souf. Cependant, ils n’ont pu poursuivre le combat. En 1956, ils étaient coupés du reste de la révolution. Ceux qui sont restés vivants sont entrés en Tunisie. Cela a fait que l’organisation révolutionnaire dans cette région ait été rattachée à la Zone 6, dont dépendaient Tebessa, Souk Ahras et les zones à la frontière algéro-tunisienne. Autrement dit, ils n’étaient pas rattachés à nous, c’est-à-dire à Meghaier, Djamaâ et Touggourt quand je suis arrivé dans la région.

A Ouargla, il n’y avait pas eu d’actions militaires de l’ALN-FLN contre des cibles françaises. Il y avait par contre des individus qui étaient en relation avec l’organisation, ces militants avaient des contacts à Biskra, Boussaâda, voire Alger… tout dépendait de leurs contacts et relations.

Lorsque j’ai occupé les fonctions de mouhafad de Ouargla après l’indépendance, des habitants de Mekhadma (quartier à la périphérie nord-ouest de Ouargla) m’ont montré un endroit où 3 moudjahidines ont trouvé la mort…  Moi, je n’ai pas eu connaissance de cette affaire, les trois chahid sont certainement venus avant moi. 

Goumiers, méharistes, militaires et nomades suspicieux !

C’est le 17 novembre 1961 que nous avons reçu l’ordre de nous diriger vers Ouargla. Nous étions cinq moudjahidine à avoir été désignés pour cette mission. En principe, je devais prendre une direction et Si Mohamed Dehane une autre. Nous avons pris le départ de M’haïssar, un endroit situé près de Doucène, du côté de Ouled Djellal. C’est Si Mohamed Dehane qui a écrit ces lignes sur un bout de papier qu’il a collé sur la photo. Retenez bien son nom, ce moudjahid est tombé au champ d’honneur 7 jours avant l’entrée en vigueur cessez-le-feu, soit le 13 mars 1962. Donc, de Doucène, on est parti vers Oued M’zi, qui passe par Laghouat et se jette dans le chott Melghigh.

Sur les berges de ce cours d’eau, il pousse beaucoup d’arbres de l’espèce « r’tem ». Dans un bosquet, les éleveurs ont creusé un puits de parcours, et dans ce puits, il y avait presque à fleur d’eau une excavation creusée par des moussebilines qu’ils utilisaient comme cache. On mettait devant l’entrée des branches pour la camoufler. La nuit, nous sommes entrés à 5 dans cette cache pour dormir et, au lever du jour, vers 9h du matin, les éleveurs ont commencé à puiser l’eau pour abreuver leur bétail.

Le niveau d’eau n’était pas important, il faisait à peine 30 à 40 cm. Une fois qu’il a baissé, l’odeur de la vase a envahi la cache. Si Mohamed Dehane, que Dieu ait son âme, Si Ali Arif, (il vit toujours du côté de Sétif), n’ont pu supporter cette odeur. En principe, on ne devait sortir de notre cachette qu’après la tombée de la nuit, mais nous étions obligés de remonter à la surface à cause des odeurs pestilentielles. Ma montre indiquait 14h. Nous avons marché un peu avant de bifurquer vers l’oued qui passe par El Merara, une localité qui dépendait à l’époque d’El Meghaier. Nous avons remarqué des traces de pas de soldats français. El Merara était réputé pour abriter de nombreuses unités de goumiers ; ils étaient plus nombreux que les soldats français. L’armée française s’appuyait beaucoup sur les goumiers et les méharistes arabes dans les régions du Sahara pour traquer les unités de l’ALN. 

Lors de notre progression, nous avons trouvé une tente de nomade, mais son propriétaire n’a pas voulu nous prêter la moindre aide. Nous lui avons demandé de l’eau, il a refusé de nous en donner ; nous lui avons demandé du pain, il a fait la sourde oreille. Il n’a pas cru que nous étions des moudjahidines. Il avait peur et il pensait que nous étions des goumiers.

Cet incident, bien que mineur, nous a fait comprendre qu’il nous était impossible de poursuivre notre marche à cinq dans cette région hostile. Nous avons donc décidé que Mohamed Dehane et Si Arif retournent vers notre base. Je suis resté avec Othmane Hamdi et Naâmi Mensoul.

Nos deux compagnons d’armes sont donc revenus à Doucène. Mohamed Dehane est tombé au champ d’honneur au cours d’un accrochage avec l’armée française, du côté de Sidi Khaled d’où il était originaire. Il était avec un fidaï réputé qu’il m’arrivait parfois d’envoyer en mission jusqu’à Alger ; il s’appelle Brahim Gasmi. Ils sont morts tous les deux le 13 mars 1962. Si Othmane Hamdi, il est d’El Hadjeb, du côté de Ghamra ; tandis que Naâmi Mensoul, il est des Ouled Harkat, du côté de Sidi Khaled, près de Ouled Djellal. C’était notre courrier au maquis et notre responsable, ici, à Touggourt et El Meghaier. Il est mort en 2010.

Donc, après nous être séparés, nous avons repris notre marche vers le sud. Mais on ne savait plus comment procéder car nous n’avions aucun contact à Meghaier et Djemaa pour y pénétrer. Nous avons quand même poursuivi notre route et avons trouvé une seconde tente de nomade. C’est quelqu’un de Ouled Naïl ; il s’appelle Messaoudi Lamri. Ses fils Tidjani et Ahmed vivaient avec lui. Ce sont eux qui nous ont reçus.

Le soir, ils nous donnaient à manger et nous dormions à côté de leur tente mais, dans la journée, nous devions nous débrouiller pour ne pas être repérés par les avions de reconnaissance et les patrouilles de méharistes et de goumiers. Comment ? On creusait des trous dans les monticules de sable qui s’amoncellent sous les arbustes plantés par les nomades. Ces arbustes leur servaient de haies pour protéger leurs tentes du vent de la steppe. C’était le seul endroit où l’on pouvait se camoufler car, ailleurs, c’est le plat total.

Mes deux compagnons avaient rejoint avant moi les rangs de l’ALN, j’ai fait leur connaissance durant cette mission. Mais ils ne me laissaient même pas creuser mon abri tellement ils me respectaient. Que Dieu aient leur âme.

Nous avons donc continué à vivre de la sorte, camouflés le jour, circulant la nuit, mais il nous fallait, cependant, trouver au plus vite un moyen de pénétrer à Oued Righ, notre destination. On ne pouvait rester indéfiniment dans la nature, nous devrions être en ville. Une occasion inattendue s’est présentée à nous : le pèlerinage des nomades à la zaouia Tidjania de Temacine. Ces pèlerins montaient des dromadaires et des ânes ; certaines de leurs bêtes étaient chargées de bois. Nous nous sommes mêlés à la caravane et sommes arrivés jusqu’à la petite ville de Temacine, vers le 24 novembre, soit 7 jours après notre départ de M’haïssar.

Là, nous sommes entrés en contact avec Sidi Ahmed Tidjani, le chef de la zaouia. Sidi Ahmed était en contact depuis longtemps avec la Révolution, il était ravi de nous recevoir chez lui.

J’ai expliqué à Sidi Ahmed que nous n’avions pas où aller et que nous devions, à partir de la zaouia, revoir l’organisation de la résistance dans la région d’Oued Righ. Il était tout à fait d’accord avec nous.

Sidi Ahmed Tidjani, homme de foi et militant engagé

Sidi Ahmed Tidjani nous a installés dans la «ghadra», l’endroit où lui seul peut pénétrer avec ses invités de marque. Seul lui, son frère Sidi Hama et le mokadem de la zaouia, un certain Saïd, étaient au courant de notre présence dans ce lieu sacré.  Il y avait également deux contacts, l’un appelé Laïd Belaïd, un bel homme blond, qui s’habillait avec goût, il est de Ouled Sayah, de la région de Taïbet-Taïbine, il était notre contact avec les militants de Ouargla, El Hadjirate, etc… Notre mission consistait à réorganiser et restructurer l’organisation FLN-ALN dans la région d’Oued Righ, qui a subi un sérieux revers après que les documents en possession du regretté Hachani Nasrat ont été récupérés par l’ennemi. Il y avait aussi El Eulmi Beleulmi, il est d’El Aalia, il était notre contact avec les militants de Touggourt, El Meghaier, Djemaa etc.

Durant cette période, on sortait de la zaouia et on partait dans les villes de Touggourt, Djamaa et El Meghaier pour réorganiser nos militants.

Vers le mois de janvier, j’ai dit à Cheikh Sidi Ahmed qu’il est vital qu’on parte à Ouargla et où il nous faut obligatoirement réorganiser les réseaux du FLN-ALN.

Aux Trois pitons, « El Bacrat » comme les appellent les autochtones, au niveau du carrefour menant de Ouargla à Touggourt et Hassi Messaoud, l’armée française avait installé un poste de contrôle très sévère, qui filtrait les entrées et les sorties de la ville. Toute personne entrant à Ouargla subissait un contrôle systématique. Les Goumiers étaient chargés de la besogne sous l’œil vigilant des militaires français.

Sans vouloir porter atteinte à l’honneur des familles de cette ville et des régions du sud en général, il faut préciser que la seule façon de se procurer un salaire décent pour faire vivre sa famille à cette époque, c’était de s’engager dans l’armée française ou de se faire embaucher comme employé ou domestique chez les familles d’officiers. Le pétrole, c’était encore le début et ce secteur n’employait pas des masses. Donc, les hommes d’ici s’engageaient dans le corps des méharistes et des goumiers pour pouvoir percevoir une solde qui leur permette de faire vivre leurs familles.

Pour franchir le barrage, Sidi Ahmed Tidjani a fait appel à un homme de confiance, un certain Laïd Boussaïd, appelé aussi «El caïd Laïd» pour avoir occupé cette fonction. Je ne sais s’il est encore en vie. C’est un chaâmbi respecté par toute sa tribu.

El Caïd Laïd a organisé notre entrée à Ouargla. Il s’est arrangé avec les goumiers qu’il connaissait bien et qui devaient être de service la nuit où nous devions entrer à Ouargla. On était dans une Peugeot 404, il y avait parmi nous Laïd Belaïd, Othmane, Naâmi et moi. Avant cela, il faut préciser que même si l’ALN n’y était pas implantée, il y avait tout de même plusieurs militants qui étaient en contact avec l’Organisation, certains étaient en relation avec les structures de Biskra, d’autres avec Boussaâda, etc.

« Les Turcs, les Turcs ! »

Avant notre départ à Ouargla, j’avais pris contact avec Ahmed Seddiki, un militant de Béni Thours, et Hama Bahi, de Rouissat.  Dès notre arrivée à Ouargla, nous avons contacté Ahmed Seddiki. Mais où aller à Ouargla ? Chez Seddiki ? Dans sa maison avec ses enfants et dans la promiscuité de sa petite demeure ? Ce n’était pas possible.  Seddiki nous a loués une maison à Béni Thours, cette maison appartenait à un habitant du vieux k’sar ; je ne sais pas s’il est de la tribu des Béni Brahim, des Béni Ouaguine ou des Béni Sissine, l’essentiel c’est un noir du k’sar. On a occupé la maison et on y a passé la nuit. Le lendemain soir, le propriétaire de la maison est venu réclamer le loyer. Seddiki l’a éconduit très difficilement ; il lui a dit que nous étions ses invités venus de «l’extérieur» comme ils disent chez eux, il a lui-même raconté que nous étions saouls et qu’on était avec des femmes. Il a réussi à l’éloigner de la maison mais, le lendemain, le propriétaire de la maison est revenu réclamer son dû. Il faut dire que les gens de cette ville étaient très pauvres. Seddiki lui a dit de revenir en fin d’après-midi, aux environs de la prière du «maghreb», juste avant la tombée de la nuit. Il est donc revenu comme convenu, il est rentré dans la maison et nous a trouvés, Othmane et moi, habillés en tenues militaires de l’ALN. Ébahi, il a commencé à crier : «Etork, etork, yahya etourk» (les Turcs, les Turcs, vive les turcs…»

Nous lui avons dit de façon autoritaire et sévère que nous n’étions pas des Turcs. «Nous sommes des djounouds de l’armée de libération nationale», lui ai-je répété plusieurs fois. Nous avons compris quand il nous apostrophé ainsi que les gens du k’sar n’avaient pas eu écho de la révolution, sept ans après son déclenchement. Parmi ces gens, il y a des fellahs qui exploitaient des parcelles de terre dans la palmeraie, mais la grande majorité travaillait chez les militaires comme domestiques. Ce n’est pas pour les diminuer ou porter atteinte à leur dignité, mais tout Ouargla était occupé par l’armée française et ses officiers avaient besoin de cuisiniers, de domestiques, de jardiniers, de gardiens chez eux. Comment voulez-vous qu’ils entendent parler de la révolution ? Ils n’écoutaient ni «Sawt El Arab» ni «Sawt El Djazaïr». Ce n’est pas comme chez nous au nord. La plupart de ces gens écoutaient «sawt el bilad.» Et pourquoi ils disent « Etork » (les Turcs), parce que c’est une question d’islam, dans leur subconscient, ils avaient entendu dire que les Turcs allaient libérer l’Algérie…

J’ai convaincu ce compatriote en lui expliquant qui nous étions et contre qui nous nous battions. Après mon intervention, il a refusé d’encaisser le prix du loyer mais je l’ai forcé à l’accepter. L’entrevue terminée, nous avons quitté la maison pour nous installer chez un autre militant. Nous avons décidé de changer régulièrement de domicile et de ne jamais passer deux nuits successives dans la même maison. Pour ce faire, nous faisions appel aux notables des tribus et des fractions de tribu. Nous nous réunissions avec eux et, à la fin, nous mettons sur pied une commission, un comité. C’est ainsi que nous avons pu reconstituer l’organisation.

Lors de ces réunions, nous demandions à être hébergés par un des membres du comité. Pratiquement, nous en avons installé un dans chaque fraction de tribu. Nous avons étendu le travail d’organisation jusqu’à N’goussa, Aïn Beïda, Mekhadma, Beni Thours… Il n’y a que le k’sar que nous n’avions pu pénétrer. Nous avions peur de ses occupants. Même nos militants locaux tels que Seddiki Ahmed et Hama Bahi craignaient les habitants du k’sar du fait que la plupart d’entre eux travaillaient chez les militaires français. Les consignes et instructions du commandement de l’ALN étaient très strictes, il faut observer une vigilance extrême dans ce genre de situation.

Le travail d’organisation avançait très bien à Ouargla mais j’ai dû retourner pour quelque temps à Meghaïer et Djamaâ pour parfaire l’organisation dans ces villes. Je suis revenu voir cheikh Ahmed Tidjani pour lui annoncer que l’organisation du FLN existait désormais dans toute la région d’Oued Righ et qu’il nous fallait organiser des manifestations. «Mais comment procéder ?», a-t-il dit.

La République du Sahara a vécu !

Je vous rappelle qu’en 1957, la France a adopté une loi séparant le Sahara du reste de l’Algérie. Le Sahara algérien devait devenir une partie du grand Sahara qui englobe le Tchad, le Mali, le Niger et la Mauritanie. La Tunisie et le Maroc avaient obtenu leur indépendance et ne voulaient pas entrer dans cette confédération. La France a désigné par ailleurs un ministre du Sahara. On l’a appelé loi sur l’organisation commune des territoires sahariens. Un décret est venu par la suite séparer le Sahara algérien en deux départements : la Saoura, à l’ouest, et les Oasis, à l’est. A la tête de chaque département, le gouvernement français a désigné un officier supérieur, un général. A la tête des communes et des sous-préfectures, elle a installé soit des officiers soit des fonctionnaires.

A Ouargla, il y avait un certain «Ergolin», c’était l’administrateur de Ouargla, un militaire dont je ne connais pas le grade. Pour revenir à l’essentiel, le gouvernement du Sahara était présidé par Hamza Boubekeur. Il y avait aussi Sidi Ahmed Tidjani, le caïd Laïd, Senouci (il était à El Merara), il y avait aussi cheikh Bayoud, à Ghardaïa, Doudou à Berriane, le colonel Merad à Laghouat…

J’ai dit à Cheikh Tidjani qu’il me fallait entrer en contact avec les notables de Touggourt, El Merara, Ouargla et El Oued pour leur dire de ne pas se rendre complice du projet colonial de partition de l’Algérie. J’ai pris contact avec l’ensemble de ces gens, et je les ai rencontrés chez cheikh Tidjani. Sauf Hamza Boubekeur qui a refusé de venir. Il a prétexté que l’administrateur Ergolin n’a pas voulu le libérer. Il lui aurait dit : «là où tu te déplaces, les CRS iront avec toi.» J’ai demandé à cheikh Tidjani si jamais Hamza Boubekeur venait ici, accompagné des CRS ou de la Légion étrangère, est-ce que sa garde rapprochée va l’accompagner partout dans la zaouia. Cheikh Tidjani a dit non, jamais. Car il est des lieux que personne, sauf le cheikh, n’a le droit de fouler. Je lui ai dit : «Alors, demande-lui de venir». Mais Hamza n’est pas venu, je ne sais si l’administrateur a refusé de l’en autoriser ou si c’est lui qui ne voulait pas venir, l’essentiel est qu’il n’est pas venu.

Il y avait Si Rachid Saïm, que Dieu ait son âme, il était à Ghardaïa et il devait prendre contact avec Cheikh Bayoud et d’autres notables du M’zab. Je ne sais pas ce qu’il a exactement fait de son côté.  

Par hasard, notre manifestation allait coïncider avec l’arrivée de l’envoyé spécial du gouvernement français à Ouargla. Ce haut responsable devait revenir à Paris avec une déclaration signée par l’ensemble des notables sus cités affirmant qu’ils s’opposaient au FLN. Nous avons décidé que la manifestation se déroulera le 27 février, à 8 heures du matin. Voici le contenu de ma lettre au frère Si Laïd ; cette lettre porte l’entête «République Algérienne»,

« Front et Armée de Libération nationale algériens – wilaya 6, Zone 4, région 4» :

Au Frère Si Laïd n° 7,

Après le salut national, je vous transmets ces directives auxquelles vous devez accorder une grande importance. Et vous devez informer l’ensemble des citoyens pour qu’ils participent à des manifestations le 27 février 1962 à 8h du matin, pour qu’ils expriment à travers elles que le gouvernement provisoire de la république algérienne est le seul représentant du peuple algérien et qu’ils scandent que le Sahara est algérien et qu’ils hissent le drapeau national. Ce moment est favorable et la manière sera comme suit : rassemblez les jeunes et ordonnez leur de prendre l’initiative, derrière défileront tous les citoyens, femmes et hommes, en ce sens que la Nation entière attend cette initiative. Grâce à vos sacrifices, vous lèverez haut la tête de votre pays et vous lui secouerez la poussière de tous les doutes et vous dévoilerez  les manœuvres coloniales et vous secouerez ses piliers

Et le salut. Signé : le lieutenant Mohamed Chenoufi.»

Or, le soir du 26 février, j’ai reçu une information que l’envoyé spécial français allait se réunir le lendemain, 27 février, avec la fameuse instance formée de notables mais qu’il ne pourrait être à l’aéroport de Ouargla qu’à 13h.

Nous avons alors adressé l’ordre écrit aux 14 responsables de notre organisation dans la région de Ouargla de faire venir la population au souk comme convenu à 8h, que les gens fassent sembler de faire leurs emplettes et, à 13h, déclencher la manifestation. Les lettres sont parvenues à destination, et les responsables de l’organisation ont convaincu la population de la nouvelle directive.    

A 13h, la manifestation a commencé. Les drapeaux se sont levés, le chant national a été entonné. L’avion du ministre français venait d’atterrir. Je ne sais pas qui c’était, Louis Joxe en personne ou Max Lejeune. L’essentiel, c’est qu’il est reparti aussitôt sans s’être rendu en ville. C’était une manifestation très importante. Il y a eu beaucoup de martyrs. Certains rapportent qu’il y a eu des accrochages armés avec les militaires français, ce que je réfute car nous n’avions pas d’armes. Je ne sais pas non plus si des français sont morts.

Le jour de la manifestation, j’étais avec mes deux compagnons d’armes à Ouargla. Bien que nous ayons passé presque deux mois à Ouargla parmi les membres de l’organisation, et que nous avions confiance en eux, ces derniers ont décidé de ne pas nous loger chez eux et leurs proches de peur d’un ratissage de nuit. Les responsables ont préféré que l’on passe la nuit dans la maison d’un militaire algérien, un sergent-chef qui manifestait beaucoup de sympathies pour la cause nationale. Je pense qu’il est toujours en vie.

En 1956, Si El Haoues a envoyé un groupe de moudjahidine parmi lesquels se trouvait Mohamed Djeghaba, Othmane Hamdi (celui-là même qui est venu avec moi à Ouargla) et d’autres militants pour s’établir d’abord à Metlili. De là, ils sont entrés en contact avec les tribus du sud. Ils sont arrivés à In Salah et ont même délégué des émissaires jusqu’à Tamanrasset. Pour ce qui est des groupes constitués à In Salah et Tamanrasset, je ne sais pas grand-chose de ce qu’ils ont pu entreprendre comme actions de guérilla.

Le groupe initial a constitué des petites unités de combattants de l’ALN à Métlili et est revenu vers ses bases un peu plus au nord.

La deuxième étape a été d’envoyer un groupe de 5 éléments de l’ALN commandés par Mohamed Djeghaba. Je devais y participer mais le commandement en a décidé autrement, je fus donc remplacé par quelqu’un d’autre. Parmi le groupe, figuraient Nourdeddine et Ben M’hidi (il est de la région de M’sila, il ne faut pas le confondre avec Si Larbi Ben M’hidi, je pense qu’il est toujours en vie). D’autres combattants les ont rejoint. L’erreur, c’est qu’ils ont constitué une armée d’une quarantaine de moudjahid et tenté quelques opérations militaires contre l’ennemi. Ils se sont rendus à l’évidence qu’il n’était pas possible, eu égard au rapport de force, qu’il menait un combat inégal. La topographie des lieux ne permettait pas des actions de guérilla, et le repli des moudjahidine après une opération était pratiquement impossible. La katiba a été pratiquement anéantie, Mohamed Djeghaba en a réchappé et s’est replié vers la wilaya 5, du côté d’Aflou. Mais malgré ses revers militaires, l’organisation du FLN a survécu aussi bien dans la région d’Oued Righ, Ghardaïa, Metlili, Laghouat qu’à In Salah et El Goléa jusqu’au cessez-le-feu.

A Oued Righ, les derniers éléments de l’ALN qui sont arrivés dans la région quelques temps avant moi, c’était un groupe constitué de Si Ahmed Taleb et Saïd Abadou, deux officiers de l’ALN. Si Ahmed Taleb faisait trop confiance à la population, il circulait en plein jour dans les villes du M’zab. Un jour, les deux hommes sont découverts du côté de Melika. Là, ils ont livré une bataille mémorable aux troupes françaises qui a duré toute une journée. Si Ahmed est tombé au champ d’honneur tandis que Saïd Abadou a été blessé et fait prisonnier.

Après eux arriva Rachid Saïm. Cela veut dire qu’il n’y a pas eu rupture dans l’action militante. Mais la décision qui a été prise est d’éviter les opérations militaires dans la région, l’action se limitait uniquement à la sensibilisation et à l’organisation des militants au sein des cellules. Il est possible que des opérations de sabotage d’infrastructures aient été menées par des moussebilines, mais il n’y a pas eu d’actions militaires armées. A mon arrivée dans la région, j’ai interdit les actions militaires et j’ai axé mon travail sur l’organisation de la population pour qu’elle soit entièrement du côté du FLN, l’important est de ne pas céder le Sahara à la France. Car, lors des négociations d’Evian, la question la plus importante concernait le devenir du Sahara algérien.

Qui est Mohamed Chenoufi ?

« Je m’appelle Chenoufi Mohamed, fils de Bensaïd, et je suis né à M’doukel, au sud de la daïra de Barika, le 18 novembre 1934. J’ai appris le Coran à l’âge de 14 ans. Quand il dirigeait les prières surérogatoires (tarawih), notre taleb me chargeait de la récitation des Sourates pour m’encourager. A l’époque, il n’y avait pas d’école française à M’doukel, l’administration coloniale avait finalement consenti à construire deux classes. Notre village comptait à l’époque près de 3000 habitants. J’ai passé trois ans dans cette école. Je me rappelle que le maître d’école, un Algérien (ils n’ont pas envoyé d’instituteur français), a souhaité m’envoyer avec deux de mes camarades à l’école franco-musulmane de Constantine. Mais le taleb qui nous enseignait le Coran a contacté Sidi (mon père, c’est ainsi qu’on appelait nos parents), pour lui conseiller de rompre ma scolarité et de rejoindre l’institut Ben Badis, ce que j’ai fait en 1951 jusqu’en 1953-1954 où l’institut a été fermé. J’ai assisté aux premières opérations de guérilla à Constantine alors que je résidais dans la maison des étudiants. Un jour, en remontant la route nouvelle, nous avons trouvé la petite place près de l’ascenseur noire de CRS et de militaires français. Nous avons compris qu’un attentat venait d’être commis par le FLN. Le lendemain, je suis revenu chez moi comme la plupart des étudiants de l’institut Ben Badis.

Pendant les vacances d’été à M’doukel, Si El Mouhoub, un des plus anciens militants de notre ville, qui avait été soldat dans l’armée française, me disait tout de ce qu’il faisait au sein du mouvement national ; je participais avec lui à des réunions et rencontres avec les militants et les habitants de la région en vue d’étendre le mouvement.

En 1956, au mois de septembre, j’ai rejoint les rangs de l’ALN, à Djebel Edoukhane. Notre chef de zone était Si Ali Benmessaoud. J’étais son secrétaire, je suis resté avec lui après qu’elle eut achevé l’organisation des katibas du côté de Biskra et Bousaâda. En juin 1957, j’ai été affecté au bureau de la région, auprès de Si El Haoues. Si El Haoues montrait beaucoup d’égards aux moudjahidines lettrés, nous étions bien traités, il venait nous rendre visite de temps à autre pour nous donner des instructions, certains marchaient avec lui et il les formait dans les domaines politique et militaire.

Un jour, il m’a confié la rédaction du rapport militaire mensuel. Dans ce rapport, il fallait consigner l’ensemble des opérations militaires et actions militaires menées par l’ALN, combien de munitions nous avons utilisé, combien d’entre nous sont morts, blessés ou capturés, combien d’ennemis avons-nous éliminé…  J’ai pris une feuille et j’ai tracé des colonnes. Comme titre, j’ai écrit : «Les opérations militaires dans les régions sahariennes».

Si El Haoues s’est levé d’un bond et m’a traité de «raciste». Ce n’était pas son intention, mais c’était sa façon de nous inculquer quelques notions politiques élémentaires et nous faire comprendre que les mots peuvent avoir des conséquences politiques négatives.

Je me rappelle comme d’aujourd’hui ce qu’il a dit à un autre secrétaire, un certain Baârira, qui est mort à ses côtés, à Djebel Thameur, et sur lequel il comptait beaucoup. Si El Haoues avait l’habitude de déposer son pistolet sur son poste radio, un de ces vieux TSF qui fonctionnaient avec des piles plates. Un jour, il a pris son arme et l’a dirigée sur son secrétaire en lui disant : «Je te connais toi, Si Larbi, demain tu seras un fonctionnaire à la wilaya. On t’annoncera la visite d’un portefaix, portant un sac de jute sale sur son dos. Tu le mépriseras et tu refuseras de le recevoir.»

Ce sont des exemples parmi tant d’autres sur sa façon de nous former politiquement. Quand la wilaya 6 s’est constituée en 1958, j’avais le grade de «moulazim», sous-lieutenant, chargé des liaisons et renseignement. Au début de l’année 1960, j’ai été désigné comme responsable de «nahia» avec le grade de lieutenant, puis officier dans la «mintaqa» Une (Djelfa-Laghouat).  Après le 19 mars 1962, j’ai été nommé capitaine, responsable de la commission-mixte de cessez-le-feu dans la région de Laghouat, Ghardaïa et El Goléa.

J’ai quitté l’armée avec ce grade en décembre 1962, j’ai été nommé à l’Itihadia du FLN du Titteri (Médéa). Je suis resté dans le parti. Lorsque l’affaire Chaâbani a éclaté, j’ai été arrêté par la police politique et emprisonné, malgré ma qualité de membre du comité central du FLN. Le jour de mon arrestation, Hadj Benalla m’avait appelé au siège du FLN qui se trouvait à la place Emir Abdelkader à l’époque. Je me suis présenté à son bureau, mais on m’a dit qu’il venait juste de partir pour le palais du gouvernement assister à l’installation du conseil supérieur de la magistrature. On m’a expliqué qu’une personne m’attendait au rez-de-chaussée de l’édifice pour me conduire chez lui. Je monte alors dans sa voiture, il y avait une autre personne assise à l’arrière. Mais, au lieu de tourner à droite pour rejoindre la rue Pasteur et remonter vers le palais du gouvernement par l’actuelle rue Dr Saadane, le conducteur a pris la première ruelle à gauche pour descendre vers l’Aletti. Je lui dis que ce n’est pas notre route et il me répond : « C’est la police ». A l’époque, Ahmed Benbella avait fait arrêter tous les officiers de la wilaya 6, de peur qu’ils ne se soulèvent contre lui. Bref, j’ai passé 4 mois en prison où j’ai subi d’affreuses séances de torture avant d’être relâché. J’ai par la suite été réaffecté au Parti où je suis resté jusqu’à ma retraite. Je vis actuellement à Blida ».  

Ali Laïb

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