L'Algérie de plus près

Elaine Mokhtefi et la cause révolutionnaire : Un devoir de mémoire

A l’occasion de la venue d’Elaine Mokhtefi en Algérie pour signer son ouvrage « Alger capitale de la révolution », ce jeudi, à la librairie du Tiers-monde, nous publions à nouveau la chronique que lui a consacré Jacqueline Brenot dans une de nos précédentes éditions.

La cause pour la liberté de l’Algérie a souvent suscité l’engagement et le sacrifice d’hommes et de femmes d’origine étrangère. Tel est le cas d’Elaine Mokhtefi, jeune militante américaine engagée avec son mari Mokhtar Mokhtefi auprès du FLN. Dans cet ouvrage récent, elle relate son parcours lié à son combat sans relâche de militante dans les tourbillons de l’histoire qui l’a conduite de New York à Alger, «Eldorado des mouvements d’opposition», puis en 1969 avec la mise en place du Festival panafricain qui affirme le rôle central de l’Algérie dans le mouvement des non-alignés, après avoir accueilli les Black Panthers en exil à Accra aux côtés de Frantz Fanon.

«Alger, capitale de la révolution» se présente sous la forme d’un récit autobiographique en prise directe avec l’Histoire, riche d’informations et de photos inédites. Arrivée de New York en Europe à 23 ans, en 1951, par Rotterdam, Elaine Mokhtefi s’installe à Paris où elle découvre la réalité sociopolitique des travailleurs algériens qui la conduira à son adhésion à la lutte pour l’Indépendance, puis dans la bataille des «Panthères noires» contre l’impérialisme américaine. Déjà engagée aux États Unis comme militante anticoloniale et antiraciste pour la création d’un gouvernement mondial, elle contacte à Paris la section française du mouvement. Comme elle le précise dans un interview : «Aux États-Unis, j’avais été victime de l’antisémitisme quand j’étais jeune. Ça m’a rendue sensible aux victimes de toutes sortes : du colonialisme de l’impérialisme…» L’expérience du 1er mai 1952 la confronte à la réalité du «manque d’égalitarisme français» à l’encontre de la population algérienne, lors d’une manifestation organisée par la CGT, puis à la découverte des bidonvilles où vivaient des milliers de nord-africains. Recrutée comme secrétaire dans une agence d’architecture franco-américaine, elle s’installe à Paris, fréquente des groupes étudiants anticonformistes et s’engage en Europe pour des réunions de la FAO (Organisation des Nations unis pour l’alimentation et l’agriculture), à Bamako comme interprète pour des étudiants, en 1956 à New Delhi pour une conférence de l’Unesco. Elle sera impliquée dans la «politique de la guerre froide» au sein d’une conférence organisée par une organisation procommuniste. En 1960, depuis le siège de Bruxelles, elle organise «le congrès international de l’Assemblée mondiale de la jeunesse (WAY)», à Accra, capitale du Ghana, aux côtés de Frantz Fanon, l’ambassadeur algérien en Afrique. Dans la même période, le récent gouvernement de Patrice Lumumba est confronté à une tentative de déstabilisation de la République Démocratique du Congo par l’armée belge. «Onze pays africains, dont neuf colonies françaises, ont obtenu leur indépendance», sauf encore l’Algérie. Avec Frantz Fanon et Mohamed Sahnoun, le délégué des étudiants algériens, elle forme un groupe de pression contre le racisme et le colonialisme. Au sein de l’Office algérien de New York, elle s’implique avec succès pour imposer une place au FLN au sein des Nations Unies. Elaine Mokhtefi rappelle par le détail les chemins de résistance et les batailles politiques de son futur mari : Mohamed Mokhtefi, ancien membre de l’ALN. Le procès de l’auteure contre la «guerre raciale» de la France est sans appel avec sa liste de tortures, de victimes et de «camps de concentration», sans oublier toutes les exactions commises par les fanatiques de l’OAS sur les bibliothèques, les bâtiments officiels et des crimes à l’encontre des femmes de ménage. Présente et très active comme journaliste durant les années 1962 à 1968, elle travaille au Palais du Gouvernement avec la presse étrangère et organise des rencontres. En 1968, elle produit et dirige des émissions sur la Radio-Télévision algérienne (RTA). La mine d’informations de ce recueil est considérable et fascinant de révélations sur les intrigues des États, mais oblige cette chronique à un choix de témoignages. C’est le cas du récit consacré par le menu à la vie et l’engagement tiers-mondiste de Frantz Fanon, depuis sa Martinique natale, son débarquement en Afrique du Nord avec Les Forces françaises libres et, plus tard, en 1953, son poste de médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Partant du principe que «la psychiatrie est politique», il n’a cessé de transformer les traitements et les conditions d’hospitalisation terribles de l’époque. Expulsé d’Algérie par le Gouverneur Général et Ministre Robert Lacoste, il rejoint la Tunisie et le siège du FLN. Observateur officiel au Congrès de la WAY et accompagné de Mohamed Sahnoun qui représentait l’UGEMA, dans la lutte pour l’Indépendance, il livre au congrès ses constats rédigés dans «L’An V de la révolution algérienne». En dépit de la grave maladie qui lui sera fatale et des désaccords formulées à l’encontre de son ouvrage fondamental «Les damnés de la terre», mais toujours avec le soutien indéfectible d’Elaine Mokhtefi, il luttera jusqu’au bout en faveur de l’indépendance africaine et pour la lutte anti-impérialiste. L’engagement de l’auteure pour l’Algérie ressemble parfois à une évidence romanesque : «Je n’avais jamais mis les pieds en Algérie mais je m’«algérianisais». Et j’étais amoureuse de Mohamed. Comment ne pas me sentir solidaire du nouveau pays qui avait tant affecté ma vie?» Dans le maelström des événements dramatiques qui marquent le cessez-le-feu, «la lutte pour le pouvoir, souterraine depuis des années, éclatait au grand jour». L’auteure ne cesse de s’impliquer dans tous les événements qui agitent le pays devenu indépendant. Son récit éclaire avec précision les rapports de force en présence des années 1960- 1970, dont les effets n’ont cessé de s’exercer. Sans révéler les causes de son départ précipité du pays pour lequel elle s’est tant impliquée, évoquons sa capacité intacte et celle de son époux à rebondir par le biais de l’engagement pour des causes tout aussi impérieuses, comme celle de la Palestine. Elaine Mokhtefi, «fille de prolétaires juifs», devenue amie du tiers-mondiste Frantz Fanon, puis totalement impliquée dans la révolution mondiale de l’Algérie auprès des Black Panthers en exil, surnommée par certains journalistes la «pasionara de la cause algérienne» atteste d’un parcours d’engagement exceptionnel. Au cœur de ce tourbillon d’événements, ses mémoires témoignent de l’effervescence des luttes anticoloniales des années 1960, vécues dans l’intimité des grandes figures de l’époque. Parmi elles, elle côtoiera Fidel Castro, Houari Boumediene, Ahmed Ben Bella, Elbridge Cleaver, Ho Chi Minh et bien d’autres. Après avoir épousé le parti de la lutte algérienne et y avoir apporté ses talents de journaliste d’interprète et d’organisatrice jusqu’en 1974, date à laquelle elle est «expulsée», l’auteur ne retourne en Algérie que 44 ans plus tard, quelques mois avant une nouvelle mobilisation. Ses témoignages en prise directe avec les arcanes de l’Histoire du pays, d’une observation et critique implacables s’avèrent opportuns dans la compréhension des dernières décennies de l’Algérie. Lors d’un entretien, toujours animée par le même idéal de justice et de démocratie, elle confie à propos de la situation actuelle en Algérie : «Les ingrédients de toute révolution réussie : il faut une idée très forte, il faut beaucoup de camarades sur lesquels on peut compter, il faut beaucoup d’enthousiasme, il faut croire profondément en son idée. Mon espoir est avec eux. J’ai les doigts croisés et je retiens mon souffle».

Jacqueline Brenot

Propos recueillis par France Culture le 25/06/2019 «Alger, capitale de la révolution- de Fanon aux Black Panthers », d’Elaine Mokhtefi, Editions La Fabrique, avril 2019 (prochainement édité en Algérie chez Barzakh Editions)

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