On le sait bien, malgré les vents contraires de l’existence, la vie doit continuer d’avancer, au risque de s’interrompre brutalement. La littérature, qui ne cesse d’évoquer ces histoires privées où la lutte quotidienne pour la survie est le cœur même de l’intrigue, en a fait son thème privilégié.
Le livre d’Adila Katia ne déroge pas à la règle, au contraire, elle la renforce d’un récit édifiant et touchant. Mais derrière le poids affligeant des situations complexes qui symbolise aussi le destin de l’humanité semé de bosses et de déceptions, l’émotion demeure et la limpidité et la grâce de l’écriture d’Adila Katia nous prend par la main et ne nous quitte plus. C’est par cette approche intime que la lecture de ce récit s’impose.
D’emblée, la perception aiguë du « je » de la narratrice s’impose avec des dates, des lieux, de son histoire personnelle pourtant évoquée sous le titre d’autofiction. Le décor est planté à « Akham Nagh » dénommé « hameau » où l’air embaume du parfum de la galette et du kanoun, la veille du départ de la famille en France en 1974. Tout est suggéré en quelques phrases, la tristesse de la mère, la solidarité du clan et les départs successifs des fils « soutiens de famille », vers l’autre rive pour lutter contre la misère ambiante. Le récit évoque par le menu les détails de ces vies sacrifiées placées à l’arrivée dans des « foyers de regroupement », des désillusions d’un retour au pays sauf pour des décès, des démarches sans fin pour faire venir les enfants et l’épouse. Le sens du détail qui fait mouche avec, par exemple, les « cassettes audio » et des réunions de « tous les membres de la famille autour du magnétophone pour entendre la voix de leur fils ou de leur mari » happe la sensibilité du lecteur. Au milieu de ces bouleversements de vie et du sentiment de perte du territoire ancestral, des personnages émergent campés avec brio comme celui de « Khalti Taos » qui se rebelle contre l’autorité des anciens dans les arrangements de mariage précoce.
Déracinement et écartelement
L’histoire familiale se mêle à l’Histoire nationale avec la Guerre de Libération qui enrôle naturellement les fils, notamment l’oncle de la narratrice. Puis viennent les installations progressives de la famille en France accompagnées des séparations, comme celle du père qui ne revient qu’une fois par an, pour les vacances, voir sa progéniture. Rien n’est laissé au hasard dans cet album de famille tourmenté par les absences et les retrouvailles, avec la présence touchante et l’abnégation de la mère aux retours de son mari jaloux, autoritaire et parfois violent à son égard, puis totalement « dépaysée, effrayée, … en larmes … le cœur resté au pays » et ne parlant que le kabyle, lors de son installation contre son gré en France. Equilibre provisoire et vacillant au fil des années, avec « les moutons noirs » qui « voulaient se libérer de l’emprise familiale et des responsabilités » et le poids constant d’une vie écartelée entre deux pays.
Avec cette enfance confrontée au départ pour la France, la mécanique grinçante de l’exil se met en place dès les premières lignes. Roulis de mots percutants et sans concession, avec l’exigence et le souci d’un réalisme précis, parfois poétique. Les personnages de la famille défilent avec leur lot d’épreuves et de courage. Chacune de leurs histoires personnelles s’accompagne de détails qui participent d’une grande fresque à la fois familiale et historique. On ne se lasse pas de découvrir les conditions de vie à la campagne avec « les corvées », celle du ramassage de bois, la terre à retour des oliviers, l’entretien du jardin potager et aussi la famine hivernale.
Le récit personnel se poursuit dans le « Quartier St Lucien » à Beauvais, puis dans les différents établissements scolaires, avec son lot de découvertes et d’échanges très animés, d’émulation, qui traduit la mise à nu d’une expérience humaine face à une situation d’adaptation obligée, puis « le retour aux sources » de la famille au pays.
Sans dévoiler les péripéties d’une nouvelle adaptation à rebours, la réussite professionnelle de l’auteure devenue chroniqueuse pour le quotidien algérien « Liberté » dans les éprouvantes années 1990, puis romancière et mère à son tour, puis le destin des membres de la famille jusqu’à ces temps-ci, l’intérêt de ce récit en forme de saga familiale et de peinture sociale tient à la fragilité des relations entre les êtres évoquée avec justesse et sincérité. Le terrain est souvent mouvant, mais les racines de chacun s’accrochent dans un élan de courage, de fierté et d’adaptation remarquable. La force de ce roman, traversé par une volonté naturaliste digne de la littérature du XIXème siècle, réside dans son rythme naturel ponctué d’échanges fréquents entre les protagonistes et de la voix off bienveillante et lucide de la narratrice. Une sorte de puzzle où les espoirs et les désillusions de chacun s’imbriquent sous la plume fluide de l’auteure.
On ne sort pas indemne de ce voyage au pays des souvenirs où le vertige guette parfois, mais la grandeur du monde n’est-elle pas aussi dans ces particules subtiles, essentielles, qui nous ont construits et qui nous habitent définitivement, ce que les Grecs anciens appelaient « un trésor pour toujours » ?
Jacqueline Brenot
« Beauvais, sur les traces de mon enfance » d’Adila Katia ; Éditions Aframed – mars 2022
Bio express :
Adila Katia a été longtemps chroniqueuse au quotidien « Liberté » avec lequel elle a collaboré jusqu’à sa fermeture définitive au mois d’avril 2022. Elle est l’auteure des ouvrages « Le vieil homme et la belle », « A l’ombre de tes yeux », « Un souffle de bonheur ».