L'Algérie de plus près

Mohamed Merbaï, artiste-peintre : « La mondialisation fait perdre aux pays leurs couleurs »

Ingénieur en énergie, ancien cadre de la Sonatrach, Mohamed Merbaï est aussi peintre et céramiste. Il s’est fait connaître depuis sa prime jeunesse pour son goût immodéré pour le dessin. Il faut dire que Mohamed a été à la bonne école puisque son premier maitre n’est autre que l’artiste-peintre philippevillois Charles Féolia. Écoutons-le parler de son parcours.

Voulez-vous vous présenter aux lecteurs du journal Le Chélif ?

Mohamed Merbai : Je suis né le 31 août 1950 à El Harrouch, à une trentaine de kilomètres au sud de Skikda. Mon père gagnait sa vie en effectuant des travaux divers à Philippeville (Skikda). Au début du déclenchement de la guerre de libération, les barrages militaires étaient nombreux. Les fouilles corporelles, les brimades, les insultes et autres provocations de l’armée française ont fini par le lasser. Il décide alors de quitter El Harrouch et de nous installer dans une maison de fortune, près de l’oued Safsaf, dans une zone couverte de palmiers et d’une forte végétation. Aujourd’hui, l’endroit abrite la plateforme de l’usine Sonelgaz. Cet abri était précaire et pas très sûr car, là aussi, les soldats et les goumiers patrouillaient sans cesse en s’adonnant, bien sûr, à des provocations envers les quelques familles qui y habitaient. Mon père nous a fait déménager pour nous installer aux abords de la cité indigène d’El Qobia.

Les bidonvilles qui entouraient El Kobia ont été complètement rasés le 20 août 1955 et plusieurs de leurs habitants tués par la police, l’armée et les milices françaises. Avez-vous souvenance de ce terrible événement ?

A l’époque, j’avais à peine 5 ans mais je m’en souviens très bien. A midi passé de quelques minutes, la cité a été mise à feu et sang par les français. Ma mère, mon frère aîné et moi étions terrorisés. Caché tantôt sous le lit, tantôt derrière la porte, j’ai vu, à travers l’interstice de la porte en bois des scènes horribles que je considère maintenant comme des actes lâches. J’ai vu un français coiffé d’un chapeau noir, un policier sans doute, tirer à bout portant sur une femme. Elle s’est écroulée lentement en s’agrippant au rideau (koulla) de sa porte. Une autre femme, plus loin, tomba raide morte par terre avec la valise qu’elle tenait à la main. En s’ouvrant, la valise a laissé apparaître quelques effets qu’elle croyait sauver. Les maisons, en fait des gourbis en terre battue et couvertes de chaume ou de tôles ondulées, étaient toutes en flammes. Les gens couraient dans tous les sens, il y avait beaucoup d’enfants et de chiens. Tout le monde cherchait à trouver refuge où fuir la mitraille. D’un coup, le ciel s’est transformé en couleur rougeâtre, apocalyptique. Quant à nous, on s’est abrité dans la maison faisant face à la nôtre en attendant d’hypothétiques secours. Un moment après, mon père et son patron, M. Féola, qui était accompagné de sa femme, sont venus à bord d’une camionnette. Ils nous ont installés à l’arrière et, tout le long du trajet jusqu’à la rue capitaine Drouin (actuelle rue capitaine Mustapha Adjeghim), on voyait les mêmes scènes : les gens étaient étendus par terre le long de la route nationale et sous les arcades. Du sang coulait sous leurs corps. Dans la camionnette, Mme Féola ne nous laissait pas voir ces scènes terrifiantes en nous demandant de garder les yeux fermés. Elle n’arrêtait pas d’asperger nos visages de parfum tout le long du trajet.

Au passage, je vous raconte une histoire invraisemblable, une petite chienne, la nôtre, nous a suivis en courant derrière la camionnette jusqu’à la rue capitaine Drouin ; elle a vécu 16 ans après l’indépendance, on l’appelait Bobette. Les Féola et Sabatier nous ont amenés chez eux et nous ont aménagé un appartement aux rez-de-chaussée, dans un garage, où nous nous sommes installés jusqu’à l’indépendance. M. Féola avait une papeterie et une entreprise de peinture où mon père travaillait. C’était aussi un artiste-peintre de renommée, ses toiles authentiques sont actuellement accrochées sur les murs du bureau du maire, à l’hôtel de ville de Skikda.

J’ai oublié de vous dire que le seul objet que ma mère a pu sauver de ce sombre et terrifiant 20 août 1955 est une poterie qu’on appelle «zir» que je garde précieusement chez moi.

Si je ne m’abuse, vous avez été influencé par Féolia et ses créations ?

C’est en le côtoyant en effet que mon histoire de peintre a commencé. J’étais entouré de bidons de peinture et de pinceaux, je trempais mes doigts partout, on ne me laissait pas faire bien sûr. Un peu plus tard, je me trimballais avec des morceaux de craie dans la poche, je suis devenu le dessinateur du quartier, je gribouillais partout, sur les murs, les trottoirs, la chaussée, tous les supports faisaient l’affaire. Une tête de cowboy par-là, un Davy Crockett par-ci, un gangster avec un pistolet à la main… Mon personnage préféré était Garry Cooper. Ça vous rappelle quelque chose, hein ? À l’école aussi, j’étais l’as du dessin. J’illustrais les cahiers de récitation de mes camarades  de dessins. Bref, tout ce qui était dessin me collait à la peau.

Vous dessiniez sur les murs et la chaussée des personnages et des héros de bande-dessinée mais, comme beaucoup d’autres gamins de votre époque, vous «osiez» parfois reproduire des graffitis qui n’étaient pas si innocents que ça. Je parle des mots d’ordre du FLN…

Tout à fait. Le logement que les Féola nous ont aménagé se trouvait à proximité d’une caserne appelée «La poudrière» et, pas très loin, il y avait les bureaux de la redoutable police judiciaire (PJ). Ce qui assurait au quartier une tranquillité et une sécurité relative. Je dessinais à ma manière le drapeau algérien avec des couleurs qui n’avaient rien à voir avec celui du drapeau actuel, sur des petits bouts de papier que je camouflais dans des boîtes d’allumettes. Entre gosses, on se les montrait en cachette en se disant : « Voici le drapeau algérien ». C’était notre manière de participer à la lutte pour l’indépendance et de nous mettre du côté des « S’hah », les forts, autrement dit les combattants de l’ALN. On se communiquait les exploits des djounouds de l’ALN à voix basse, on se chuchotait dans les oreilles et ça ne plaisait pas à nos camarades de classe français. Une fois, mon frère aîné, moi et le reste des enfants du quartier avions écrit au pinceau « Vive le FLN » sur les murs des bâtiments HLM. Tous les éléments de la PJ se sont pointés devant notre maison parce que mon père, Hacène, Allah yarahmou, était peintre en bâtiment. Les policiers avaient certainement conclu que la peinture et les pinceaux ne pouvaient provenir que de chez lui. Mon père a eu de gros problèmes avec la justice, il a fallu l’intervention énergique de son patron pour le sauver de cette délicate situation. Une autre fois, il a été sauvé de peu du poteau d’exécution. Les français tuaient pour très peu en ces temps-là.

Dans les bureaux de la PJ, on entendait chaque soir les cris des suppliciés. Un jour, un jeune homme, sans doute un résistant, s’est enfui de la Peugeot 203 noire des policiers, il avait les mains menottées, tout le monde criait : « Attrapez-le ! Attrapez-le ». En pleine course, le menuisier du coin lui a lancé un rabot (la trace sur le mur est restée longtemps gravée après l’indépendance). Il a été toute de suite rattrapé et conduit aux bureaux de la PJ. Quant aux Féola, les pieds noirs avec qui on habitait, je me rappelle que lors du vote pour l’autodétermination, ils conseillaient à mon père de ne pas voter comme les français. Ils le lui expliquaient en lui montrant que le bulletin « OUI », c’est pour l’Algérie française et que le « NON », c’est pour l’Algérie algérienne. « Donc vous vous devez voter le NON », lui avaient-ils conseillé.

Vous avez réalisé plusieurs œuvres sur la guerre d’indépendance, vous avez reproduit plusieurs photos d’époque en œuvres d’art. Avez-vous souvenance de cette époque ? Pouvez-vous nous raconter quelques faits de guerre que vous avez vécus en tant que témoin ?

J’étais inscrit à l’école primaire du Faubourg de l’Espérance, je faisais des allers et retours de la maison à l’école en passant sous les arcades, j’empruntais ensuite la rue Jugurtha puis les escaliers qui montent jusqu’à chez moi. Sous les arcades, j’ai été témoin d’un événement historique, c’était les manifestations de décembre 1960. J’ai vu les soldats français et les tirailleurs sénégalais portant des bérets verts sortir un par un de la caserne Mangin (actuellement le nouveau lycée) pour aller se poster derrière les piliers des arcades. Lorsque les manifestants sont arrivés à hauteur du magasin de Bakhi dit «Bouthara», ils ont ouvert le feu sur la foule. Mon regard s’était porté sur un jeune homme dont j’ai fait par la suite la connaissance, il est de la famille Gas. Ce jeune homme voulait récupérer son jeune ami Mouloud, touché mortellement par balles. Pendant qu’il le traînait, il reçoit à son tour une rafale de mitraillette, il s’est écroulé sur son ami. J’ai cru qu’il était mort ce jour-là. Bien plus tard, je l’ai revu en vie. On se disait bonjour en hochant de la tête à chaque fois que l’on se croisait et c’est tout. Ce n’est que 50 ans plus tard que je lui ai parlé de cette scène. L’occasion s’est présentée un jour où je l’ai croisé sous les arcades, comme par hasard là où s’est produit l’événement. Il m’a salué de la tête comme d’habitude, j’ai répondu de la même manière en lui faisant un geste de la main pour lui demander de s’arrêter. Je lui dis : « Il y a longtemps qu’on se connaît de vue, mais j’ai une histoire à te raconter, que tu as vécue et à laquelle j’ai assistée, qui va te surprendre ». J’entame mon récit en lui décrivant la scène de la fusillade avec force détail. Il m’écouta attentivement, l’air abasourdi. A la fin, il esquissa un léger sourire puis pris un air maussade, sans doute en se remémorant son ami Mouloud, mort ce jour-là. Il m’a appris qu’il a passé 8 jours dans le coma à l’hôpital avant de revenir à la vie. On a discuté un petit moment en évoquant le carnage, il me montra ensuite les impacts de balles et les cicatrices sur son abdomen.

J’avais à peine 12 ans à l’indépendance. Là, j’ai vu le vrai drapeau de l’Algérie que tout le monde brandissait. Je ne comprenais pas grand-chose à cette liesse populaire, mais c’était beau. On courait partout, on dansait. Les hommes âgés nous expliquaient que ce ne sont plus les soldats français qui commandaient, mais c’est le FLN. Les français nous regardaient à partir de leurs balcons. Je croyais de plus en plus à la libération. Me voici algérien, libre, livré à mon destin d’artiste. Après avoir changé de logement rue capitaine Drouin, toujours avec l’aide des Féola, j’ai été orienté vers l’école Jules Ferry où j’ai passé de merveilleux moments sportifs cette fois-ci. Avec Aissa Draoui, Mourad Naïm (deux internationaux) et Tahar Boudjenah comme entraîneur. Nous avons beaucoup joué ensemble. J’aime le foot, mais je suis plutôt attiré par le dessin.

Skikda est connue pour être une ville d’artistes-peintres, de poètes et d’écrivains de talents. Quelles sont les personnalités qui vous ont le plus impressionnés et inspirés dans vos œuvres ?

J’ai commencé à m’investir dans l’art en achetant du matériel avec mon argent de poche, j’achetais des pastels, du papier, des tubes de peinture, de la toile, et je me suis mis à travailler sur de vrais supports. Je présentais mes dessins à mes proches. J’étais encouragé par la plupart de mes enseignants. Certains m’appelaient «maître», mais c’était bien sûr pour me faire plaisir et m’encourager. J’ai pris ça au sérieux et c’est ce qui m’a donné envie de persévérer. Dans les années 1970, je me suis rapproché de Ramdane Abdelaziz, un peintre de renom à l’époque et, depuis, nous ne nous sommes plus séparés jusqu’à sa mort. Avec lui et d’autres artistes de la ville, nous avions fondé la section locale de l’UNAP et participé à la création d’une école des beaux-arts où j’enseignais déjà le dessin. Ramdane était le directeur de l’école. C’était un artiste très engagé, je faisais avec enthousiasme tous ceux qu’il me demandait, à savoir réaliser des tableaux sur la révolution agraire, la révolution industrielle et la révolution culturelle, je participais à titre de bénévole à toutes les festivités culturelles et artistiques. Pour être présent à tous ces événements, je bénéficiais d’un détachement de l’entreprise qui m’emploie par l’intermédiaire du commissariat du parti du FLN ou du wali. Si je ne m’abuse, l’un des premiers festivals des arts plastiques s’est tenu à Skikda puis la manifestation a été transférée à Souk Ahras. En 1981 eut lieu le festival international des arts plastiques à Alger. J’y ai participé. J’ai également plusieurs fois à des expositions à la salle El Mougar, la salle de l’UNAP (avenue Pasteur), aux côtés de grands peintres comme Mohamed Issiakheme, Mohamed Khada, Denis Martinez et bien d’autres noms de la peinture algérienne.

En ma qualité d’Ingénieur en Énergie, cadre et responsable à la Sonatrach (GNL), je ne pouvais être disponible tout le temps pour l’art pictural. Mais je trouvais quand même suffisamment de temps pour caresser la toile et les différents supports où je donne libre cours à mon imagination.

La période 1970-1980 a été très riche pour moi, c’est là où je me suis investi le plus dans mon art et cela, malgré quelques difficultés à concilier entre les exigences du travail à la Sonatrach et la rigueur de l’art pictural qui demande beaucoup de temps libre.

Que pensez-vous du marché si tant est qu’il en existe un en Algérie ?

D’emblée, je vous dirais que la meilleure période vécue par les artistes-peintres algériens a été la décennie 1980-1990. Durant les années 80 le marché était meilleur, je me rappelle avoir vendu plusieurs tableaux à des collectionneurs privés étrangers et algériens, voire à des institutions étatiques. Depuis, un marché parallèle est né. On trouve des tableaux commerciaux asiatiques dans chaque coin de rue, il y a des reproductions pour tous les goûts et toutes les bourses.

A partir des années 1990, l’art a connu un ralentissement total. En ce qui me concerne, j’ai pratiquement arrêté ma participation aux salons et autres événements culturels, à part quelques expositions individuelles dans les locaux de Sonatrach pour fêter des dates-anniversaires telles que la première coulée du GNL, le remplissage du millième bateau ou encore la nationalisation des hydrocarbures. Puis bien plus tard, une lueur d’espoir est apparue avec la création de quelques associations de peintres, où les artistes en général jeunes font surface accompagnés de quelques doyens. Il faut attendre les années 2000-2010 où l’on a vu quelque chose de nouveau : la ville de Skikda a bénéficié d’un palais et d’une maison de la culture. J’ai rendu énormément service aux gestionnaires que j’ai beaucoup aidés en matière d’organisation, de programmation des événements et des expositions. Le directeur de la Culture m’a sollicité pour une étude, il s’agit de l’élaboration d’un document sur la valeur et l’authenticité de toutes les œuvres picturales qu’abrite de l’hôtel de ville, d’élaborer la fiche technique de chaque tableau accompagnée d’un commentaire pour chacun. L’idée était de convaincre le ministère de la Culture de l’utilité d’un musée des beaux-arts à Skikda. D’après la direction, j’ai eu les félicitations verbales du ministère pour le travail soi-disant bien fait. Mais point de projet de musée pour la ville.

Quelle appréciation faites-vous de la peinture et de l’art pictural à Skikda ?

La peinture s’effondre, c’est le sentiment partagé par les artistes qui vivent dans les petites villes, loin des caméras de télévision. Peindre le quotidien, c’est peindre quoi dans un monde où la mondialisation fait perdre aux pays leurs couleurs ? Certes, dans les années 2000, le ministère de la Culture encourageait les arts et organisait des échanges culturels entre toutes les wilayas. Chaque exposition de peinture était inaugurée par un ministre ou par le wali en compagnie d’une forte délégation… L’idée est bonne mais les délégations étaient là surtout pour les beaux yeux du responsable. Personne ne s’intéresse vraiment à ce que l’on fait car, une fois le responsable parti, personne ne reste pour l’expo. Enfin, durant cette époque, on recevait beaucoup et même beaucoup trop de diplômes et d’attestations de participation à des semaines culturelles ou à des salons, avec prise en charge totale…

Un certain temps, je me suis payé un four électrique pour me lancer dans la céramique artistique, cette activité m’a éloigné un peu des pastels et de la peinture classique, c’est une technique très différente et aussi plus difficile. J’ai réalisé de grandes fresques pour l’embellissement de la ville et de certains établissements publics. Cependant, les marchés deviennent rares et difficiles à obtenir à cause de la corruption et du piston, les walis ramènent carrément des artistes de leur entourage qui raflent tous les marchés de la ville. C’est un créneau très difficile. Sans trop entrer dans les détails, j’ai décidé d’abandonner et de mettre le four en vente.

On vous laisse le soin de conclure ?

Oui, et je dois tout d’abord rappeler que j’ai fondé une famille en 1981, je suis père de cinq enfants, et suis cinq fois grand-père. Ma femme m’a beaucoup aidé durant tout mon parcours, je lui dois un grand respect. Aujourd’hui, je consacre beaucoup de temps à ma famille, je passe aussi un peu plus de temps avec mes amis. Je m’assois aux terrasses des cafés comme un vrai retraité avec mes vieilles connaissances, parlant de tout et de rien mais en gardant un lien avec mes amis artistes. Actuellement, comme un bon élève, je suis en plein confinement et suis les recommandations de distanciation.

Propos recueillis par Ali Laïb

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