L'Algérie de plus près

« Nomade brûlant » d’Amina Mekahli

Quand la France entassa 3 millions d’Algériens dans les camps de regroupement

En hommage à l’écrivaine et poétesse Amina Mekahli, Le Chélif propose à ses lecteurs la chronique consacrée à son ouvrage « Nomade brûlant » par Jacqueline Brenot.

La littérature algérienne ne cesse de réserver de belles surprises, au point de ne savoir à quel ouvrage se vouer. Elle sait, par le choix de ses sujets, régaler ses lecteurs d’œuvres toutes aussi surprenantes, voir déroutantes, les unes que les autres. En jouant avec audace sur plusieurs registres, elle s’ouvre à un public de plus en plus exigeant et gourmand. Ces deux qualités étant souvent l’apanage des connaisseurs. En accueillant aujourd’hui sur les pages du Chélif une lecture d’un des derniers ouvrages d’Amina Mekahli, «Nomade Brûlant», on peut, d’emblée, les yeux fermés, se laisser séduire par sa langue vive et pénétrante sur un sujet amer.

Dès les premières pages de ce roman, le lecteur percevra l’appétence poétique et l’inclination humaniste de l’auteure, sur fond d’Histoire. Pour preuve, la citation de Kateb Yacine notée en avant-propos : «On ne peut connaître un peuple comme individu, c’est comme l’océan, on s’y perd ; mais il faut plonger et toujours plonger même si on ne rapporte en guise de perle qu’une vieille savate… de pareilles savates valent leur pesant d’or». Cet extrait de «Jeune Afrique» daté de mars 1967, donne le ton élevé, ambitieux, du roman qui suit.

Le sujet abordé nous livre un pan oublié de l’histoire algérienne, aux effets pervers sans limite sur les victimes et leurs descendants, comme le désert, théâtre des opérations dénoncées et qui colle aux pieds du «nomade» éponyme. Et c’en n’est pas fini pour le lecteur, de se perdre dans les arcanes d’une histoire de famille, comme dans les méandres des dunes. Dès le début du récit, les pistes ne cessent de se brouiller, les personnages de se croiser, de s’interroger sur la supposée «absence» d’un des leurs et sur l’identité d’une jeune invitée, surnommée «la petite». Les chroniques familiales, sujet privilégié de la littérature, sont comme des commodes à tiroirs multiples et sans fond, difficile d’en découvrir tous les secrets. Or, ici, les secrets de famille se comptent à la pelle. Chacun rêvant de fouiller dans l’intimité de son prochain. Avec une question récurrente, sur la mort supposée du fils de Claire, la mère omniprésente. Les symboles couvent sous les cendres d’un drame mal éteint.

En dépit des trois «parties» distinctes, comme trois étapes dans ce qui ressemble à une quête à rebours, dont le premier titre nous accorde une piste : «La mise en scène», nous entrons dans l’ambiance électrique, ponctuée de surprises, d’une tragédie familiale. Ne serait-ce par le doute inquiétant, entretenu sur la fameuse «disparition» du fils, psychiatre de grande renommée, qui occupe tous les esprits, dont ceux des journalistes qui cernent le domicile en vue d’obtenir un «scoop». Pourquoi, dès le début le premier chapitre, «cette impression de désolation ou de drame» et tant de rebondissements évoqués dans la vie des personnages qui gravitent autour du «disparu» ? L’auteure cultive l’art de l’énigme, en conduisant son lecteur sur des pistes sinueuses, afin de mieux susciter son intérêt sur le passé du supposé «mort». Mais gare à l’ouverture de cette boîte de Pandore ! Cette mise en déroute menée de main de maître tisse sa toile et nous embarque sur de «vieilles histoires», dont en priorité celle d’une enfant qui «n’a pas de papiers en règle». Et voilà le récit qui, par approches successives, met à vif la blessure originelle, celle à partir de laquelle le personnage principal s’est construit. Dans ce portrait fragmenté d’homme meurtri qui a pris le parti, après avoir été considéré comme mort, de livrer son «secret» par le biais d’un manuscrit, un morceau du puzzle nous est offert par ces phrases presque chamaniques : «C’est moi l’étrange étranger… Je suis le dernier chapitre de beaucoup de livres : certains livres déjà fermés et d’autres pas encore ouverts». Puis, le mystère livre son message : «Je suis l’enfant d’un peuple qui a eu peur», confirmé par «brûler l’identité d’un peuple est le crime ultime : celui qui tue par-delà la mort elle-même».

La polyphonie des voix qui entourent le héros, soit disant «disparu», ne peut plus dissimuler «le secret gardé depuis si longtemps» sur ses origines et sa véritable identité. Désormais, «le manuscrit» va offrir en pâture, au grand public, l’origine réelle du «psychiatre de renommée mondiale». Du même coup, coup de théâtre, nous voici au cœur de la thématique de l’ouvrage : l’arrachement à la terre. En effet, après «La mise en scène», le récit retrace le parcours d’un homme devenu un médecin célèbre, mais qui porte en lui une blessure incurable : celle d’avoir été enlevé des bras de sa mère naturelle pour se retrouver dans ceux d’une autre, dans un pays étranger et cela sur un choix arbitraire d’un «jeune soldat» durant l’occupation coloniale. Cet homme a perdu son enfance, sa langue et ses racines après avoir été adopté.

La phrase de Mahmoud Derwich, mise en avis au lecteur : «Il dit : Je suis de là-bas. Je suis d’ici. Et je ne suis pas là-bas ni ici», éclaire l’histoire de cet exilé et de tous ceux concernés, de près et de loin. Les fameuses «vieilles savates» des peuples traqués, parqués comme des animaux au profit d’une cause politique scandaleuse livrent sur le chemin de sable leur message pamphlétaire aux accents d’un «J’accuse».

La partie II, «Le manuscrit» retrace les souvenirs d’enfance du héros dans les camps de regroupement, où «les capuchons de nos djellabas rapiécées pendaient comme des abat-jours géants sur nos petits crânes décharnés par la faim et rasés à cause des poux…». Il faut tout le talent d’Amina Mekahli pour formuler l’indicible des petits gestes quotidiens et des «trésors» qui nous sauvent de la tragédie. Depuis «le petit Coran» que l’enfant a depuis sa naissance et qui «chasse la peur et les démons», jusqu’au «sac en jute» qui contenait ses «fragiles roses de sable» et sa «petite collection de cinq cailloux en forme de continents». Tous les discours d’adultes compatissants et emphatiques ne peuvent en dire mieux que ces détails lilliputiens aux ombres de géants. Tout y est : le rare, le précieux, le noble, comme des remparts contre la Peur et l’Oubli. Et lorsqu’il s’agit de répondre aux questions qui l’interrogent sur son pays d’origine, quels mots plus heureux pourraient traduire la réponse logique et mystique ? «D’où venez-vous ? – Du désert…», car, ajoute-t-il, «le désert, c’est un peu comme Dieu, personne ne te demande ce que c’est, car tout le monde croit le connaître» et encore «l’éternité dans le désert est une dune».

Au fil du chapitre II, «Le manuscrit» nous raconte la perte, le désespoir, la faim, de cet enfant choisi au hasard par «le responsable du village, un certain Serge», «venu désigner les enfants ayant droit à l’instruction… Toi ! oui. Toi ! non.», mais aussi la lumière, la douceur, tous les bonheurs simples perdus définitivement. La force du style nous embarque dans l’injustice criante de la situation. Et nous devenons l’enfant arraché, lobotomisé par la violence de la situation.

Le talent de l’écrivaine réside dans des formules parfaites, uniques, comme l’onde sonore du cristal.

Plus loin, des phrases, telles des pierres ciselées, sèment au fil du récit les joies simples et les meurtrissures de ce Petit Poucet  des sables, abandonné par ses parents «biologiques», «jeté comme un objet encombrant» dans cet avion, puis regardé dans le pays d’accueil «comme un privilégié, un enfant sauvé par ses bienfaiteurs «universalistes» qui (m’)ont offert la vie rêvée d’un enfant heureux», «comme un miraculé qui devait dire «merci» du lever du jour à la nuit tombée pour avoir échappé à son destin de sous-développé». Tout est dit. «Quand le sage désigne la lune…», comme dit le sage chinois, il ne s’agit pas de regarder le doigt… ! Ce roman libère les voix silencieuses des opprimés de l’Histoire. Il nous livre des clefs pour traduire leurs témoignages par le biais de ce «manuscrit», dont l’auteur, qui n’est autre que ce psychiatre, y affirme sa «thérapie de la peur» et, comble de la société moderne, qui génère à son insu sa notoriété internationale multi-récompensée. Cette prose souvent poétique, aérienne ou mordante, celle qui crie juste, qui ne laisse rien passer, au contraire, qui passe une râpe sur la plaie béante pour soulever les croûtes trompeuses, doit se lire à petites gorgées, elle ne peut être résumée. Elle livre au lecteur le meilleur de l’humain, dans son discernement et son sens de la beauté.

Si ce récit était paru dans les années concernées, il eût été considéré comme un brûlot et son auteur emprisonné, sans autre forme de procès. Et ce n’est pas pour rien que la 3ème partie s’intitule «le bûcher». Nous entrons au cœur d’un Enfer qui, comme dirait Sartre, «est pavé de bonnes intentions». Au milieu du système colonial mis en place dans le camp de regroupement, les moyens de maintien de l’Ordre et de la Sécurité de la population locale sont drastiques et les GAD y participent. Les souvenirs de cette époque continuent de remonter à la surface et les règlements de comptes familiaux par les révélations du «manuscrit» vont bon train. Même si la fiction poursuit son œuvre au sein de cette famille pas si honorable, l’auteur ne nous épargne pas de l’Histoire implacable qui ne lâche rien à l’encontre des populations innocentes et joue de  ses actions psychologiques» pour faire plier les résistances. 

Laissons au lecteur la découverte de ce roman incontournable qui s’achève par un feu poétique où la voix du nomade renaît des cendres de la honte et de l’exil.

«Murmurez, mais ne vous taisez jamais !», telle est la dernière invocation offerte par l’auteure. Que ce conseil aux allures de prière soit entendu en écho dans le désert des regrets qui ternissent nos existences !

Jacqueline Brenot

«Nomade Brûlant» d’Amina Mekahli, ANEP Editions.

Photo camp de concentration :

«En 1960, le nombre des Algériens regroupés atteignait 2 157 000, soit un quart de la population totale. Ce regroupement de population est parmi les plus brutaux qu’ait connus l’Histoire»
Pierre Bourdieu, 1964.

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