L'Algérie de plus près

Vieux Ténès : une histoire presque occultée

Par Pr Mohammed Guétarni*

« Écrire, disait Blanchot, c’est nommer le silence. » C’est, aussi, sauver de l’oubli. Lorsque ce silence est glacial, il devient, dès lors, délictuel car on refuse de valoriser un patrimoine culturel nationale, voire continental aussi précieux que la prunelle des yeux parce que sis à l’abri des regards et/ou défavorisé par sa position géographique, à l’écart des grands axes routiers. Tel est, hélas, le cas piteux du Vieux Ténès… et de sa mosquée vieille de 10 siècles.

Ténès, ancien comptoir phénicien continue à préserver son nom de la période coloniale après l’Indépendance. Elle est composée de deux parties distantes d’environ d’un kilomètre. La ville moderne est construite sur l’emplacement de la ville romaine et sa médina appelée Vieux Ténès ou « T’nes Lahdar » (Cité des gens civilisés). Celle-ci, fondée au 9ème siècle par les Andalous, abrite l’une des plus vieilles moquées du pays : Sidi Maïza. Elle est classée seconde, non seulement à l’échelle nationale mais, aussi, à l’échelle continentale (l’Afrique) après celle de Sidi Okba de Biskra, soit plus de 10 siècles d’existence. C’est dire la valeur culturelle inestimable de ce lieu de culte. Elle est, encore, fonctionnelle. Notre moquée est un joyau national serti dans une perle régionale. C’est cette raison cardinale qui, à juste titre, nous a motivé à rédiger ce modeste article sur le lieudit du Vieux Ténès par vénération à la cité et à son lieu de culte.

Situé à 52 km au nord du chef-lieu de la Wilaya de Chlef et, environ, 1 km au sud du chef-lieu de la daïra de Ténès, le Vieux Ténès est une véritable casbah (ou médina) avec ses venelles étroites et sinueuses qui s’entrecroisent. Chacune d’elles relate son histoire pour qui veut bien l’écouter. Elle présente de grandes affinités architecturales avec celle d’Alger. Ce texte n’est autre qu’un appel civique d’un citoyen en direction des autorités, aussi bien locales que nationales, chacune à son niveau. Peut-être parviendra-il à leurs oreilles pour être, enfin, entendu dans l’espoir et le bonheur d’attirer leur aimable attention. Dans tous les cas de figure, l’espoir reste permis.

Une mosquée en perdition

La région de Ténès fut conquise par les Musulmans entre 675 et 682 sous le commandement du stratège militaire Abou El-Mouhadjer Dinar. Construite vers 680, d’après les historiens des lieux de culte, la mosquée de Sidi Maïza est la deuxième du continent africain du point de vue ancienneté. Selon un documentaire télévisé, son architecture présente de grandes similitudes avec celle du Prophète (QSSSL) construite de Son vivant à Médine. Elle est à son onzième centenaire. Construite par les Idrissides, descendants du Prophète (Alides), sur un belvédère, elle surplombe l’ensemble de la médina du Vieux Ténès. Du haut de ses 50 m, son auguste minaret domine magistralement la cité. Ce qui permettait au muezzin de porter sa voix à plusieurs hectomètres à la ronde. Ses matériaux de construction, bien que primitifs, ont résisté stoïquement aux affres des siècles, particulièrement aux deux séismes de 1954 et 1980. Ce qui ne l’a pas empêchée de subir des altérations. De nos jours, même si elle paraît visiblement intacte, ce n’est qu’en apparence, car elle nécessite travaux de restauration sérieux pour la maintenir son état de fonctionnalité. Sa nef, parallèle au mur de la qibla, s’apparente beaucoup à la première mosquée de Médine du Prophète (QSSSL). On retrouve ce modèle à Damas (705-715). La mosquée de Sidi Maïza serait un exemplaire maghrébin d’un type créé en Égypte (mosquée de ‘Amr’ à Fustat, au VIIe siècle) et en Syrie. Ce modèle a été repris dans toutes les mosquées médiévales de l’Ouest algérien sous l’influence des grandes mosquées de Kairouan (Tunisie) et de Cordoue (Andalousie) qui ont délaissé la forme curviligne traditionnelle. Son mihrâb est décalé d’une nef vers l’est. Ce décalage, pour les experts des lieux de culte, est fait sciemment par souci de respecter le style médinois. Notre mosquée présente un style éclectique qui rappelle celui des monuments romains de la région avec ses colonnes à fûts cylindriques coiffées de chapiteaux. On retrouve également la technique du décor floral incisé et épigraphique ornant les impostes. L’introduction de l’imposte entre les arcs et les chapiteaux a d’abord été expérimentée en Égypte (mosquée de ‘Amr’) puis reprise en Afrique du Nord au IXe siècle, à Tunis et à Kairouan. Son adoption, au Vieux Ténès, atteste d’une influence égyptienne évidente. Ses colonnes sont faites de pierres et ces colonnades rappellent, une fois de plus, l’époque romaine. Les arceaux sont faits par les mains d’habiles artisans. Avec ses 39 colonnes cylindriques surmontées de chapiteaux antiques aux formes et aux dimensions diverses, la régularité de ses arcs et ses impostes carrées ou rectangulaires, la mosquée du Vieux Ténès rappelle celle de Kairouan. On retrouve plusieurs formes, comme l’arc brisé, outrepassé dont le sommet est quelquefois brisé au tracé typique du Maghreb des IXe et Xe siècles (Grande Mosquée de Kairouan, Ribât de Sousse, mosquée de Mahdia, mosquée de Sfax, en Tunisie). La mosquée est hypostyle comme celles de Damas, de Cordoue, de Kairouan et d’Al-Hassan à Rabat. La salle des ablutions est accolée à la façade nord de la mosquée. On y accède par une entrée légèrement désaxée située dans le mur vis-à-vis du mihrâb. Il y a, en apparence, une interférence entre le plan à nefs parallèles (Damas) et celui à nefs perpendiculaires (d’Al-Aqsa à Jérusalem et à Cordoue). Il est important de rappeler que Ténès a connu des périodes fastes lorsqu’elle fut un haut lieu du savoir et un carrefour de rencontres de savants et d’érudits. La cité de T’nès El-Hadhar, – appelée «Vieux Ténès» par les colons français, – a été édifiée sous différentes dynasties : berbère, rostomide, mérinide, almoravide, almohade, zianide. Vieux Ténès formait, avec d’autres villes universitaires de l’époque, Béjaïa à l’est et Tlemcen à l’ouest, un triangle du savoir où nombre d’étudiants venaient séjourner pour se former et/ou parachever leur formation. Quant aux hommes de culture de l’époque, ils venaient, aussi, dans notre région, pour ajouter à leur aura de savants le privilège d’avoir visité ces villes saintes et savantes ainsi que pour côtoyer ses éminents savants et ses célèbres saints, comme Abou Is’hak Ettensi et Ibrahim Ibn Abderrahmane à Ténès, Sidi Boumediene Choaïb à Tlemcen, ou Sidi Touati à Béjaïa. Le nom de Ténès est composé d’origine phénicienne. Carthennae : Carth signifie cap et Thennae, la rivière de la région (Oued Allala). Les corps du saint wali Sidi Maïza – qui a donné son nom à la mosquée – et celui de son épouse reposent dans un petit carré à l’intérieur de la salle de prière. Ce qui n’est pas sans rappeler, une fois de plus, la mosquée de Médine où sont inhumés les saints corps du Prophète (QSSSL), d’Abou Bakr et celui d’Omar (que Dieu Les agrée). Une douce pénombre ajoute à la foi des fidèles la paix de l’âme. Sidi Maïza, dit-on, a planté de ses propres mains un palmier, encore debout. Il a contribué, aussi, à creuser un puits dont l’eau, sans cesse renouvelée par les précipitations, parait avoir des vertus médicinales grâce à la « baraka » du saint homme dont l’âme n’a pas cessé de hanter ce lieu qu’il avait choisi d’y vivre et d’y mourir, il y a, de cela, plus de trois siècles.

Vieux Ténès, un musée consacré à l’abandon

Aujourd’hui, Vieux Ténès expose, à ciel ouvert, son patrimoine culturel dans un état moribond pour qui daigne s’y intéresser. La médina millénaire du Vieux Ténès sombre doucement mais sûrement dans la philosophie de l’oubli, de l’abandon, voire même du mépris sous le regard impuissant de ses habitants et l’indifférence des autorités. Ses vestiges vétustes et délabrés tombent comme les feuilles d’arbres en automne. Elles constituaient, par le passé, le prestige de la contrée. Aujourd’hui, elles ne sont plus que pierres silencieuses, anonymes, abandonnées, livrées à elles-mêmes dans une totale indifférence, exposées à une amnésie antérograde collective. La cité de ‘’T’nès El H’dhar’’ n’est plus que l’ombre d’elle-même. N’ayant d’autre alternative, elle reste dans l’expectative de la bonne volonté d’une âme charitable pour la secourir. La disparition de ces vestiges prestigieux signifie, fatalement, la disparition de pans entiers du patrimoine historique de Ténès et de son originalité, voire l’effacement de la personnalité de toute la région au grand dam des générations à venir. Usées par le temps, ses constructions subissent des ravages implacables du millénaire. Celles qui sont encore debout tiennent péniblement, voire dangereusement, au risque de s’effondrer à tout moment. Pourtant, notre médina était la bannière d’un « grand sceau » qualitatif de l’histoire civilisationelle.

À côté de la mosquée, il y a Bab-El-Bhar (porte de la mer) construit par les Turcs. Il est situé dans le côté nord de la localité. Poussif, il résiste tant bien que mal à l’abandon. Il est dans un état de délabrement très avancé en raison de sa vétusté. Il sert, hélas et mille fois hélas, de dépotoir pour les riverains. Il est de forme cubique, soit environ 4 mètres de côté sur 8 mètres de hauteur. Quant aux dimensions de sa porte, elles sont de 2,60 mètres de haut sur 2,40 mètres de large. Cette porte permettait de contrôler et filtrer les entrées et les sorties des habitants. Son effondrement serait une lèse-majesté contre l’Histoire et la Culture de la région. Bordj El-Ghoula, autre vestige historique totalement en ruine, était un poste d’observation situé sur le bord d’un ravin non loin de ladite mosquée. Ces vestiges sont les empreintes, par excellence, de l’Histoire et servent d’archives à la vie antérieure par des traces. Refuser de réhabiliter ces empreintes comme patrimoine régional, voire national, serait s’obstiner à ne pas vouloir reconnaître l’Histoire légitime de la toute la région.

L’Histoire, personnalité de la Nation

Que l’on veuille ou non, l’Histoire fait partie de notre entité, à la fois individuelle et collective, régionale et nationale parce qu’elle est « la mémoire du peuple. » Aujourd’hui, une bonne partie du Vieux Ténès est en ruine. Il n’est pas exclu que ses vestiges, riches en Histoire parce qu’ils sont témoins d’une grandeur disparue, risquent de s’oblitérer à jamais s’ils ne sont pas pris, urgemment et sérieusement, en charge. La conséquence serait l’amnésie collective, non par la faute du citoyen impuissant mais celle des autorités que nous invitons à méditer la portée culturelle de ce présent article à dessein d’intervenir énergiquement dans le noble but de rétablir l’Histoire de la région dans ses droits. La cité du Vieux Ténès nécessite de sérieux travaux de restauration pour sauver ce qui peut l’être et … en toute urgence. Réhabiliter notre casbah et sa mosquée, serait réhabiliter toute une époque des Lumières de l’Islam qu’on veut laisser, sciemment ou non, en veilleuse, sinon vouée à l’oubli. Pour ce faire, il appartient aux autorités locales, assistées, en cela, par les intellectuels de la région, à inscrire Vieux Ténès et sa mosquée dans le patrimoine mondial de l’UNESCO à l’instar de la Casbah d’Alger. Ce qui sera, sans nul doute, une fierté nationale supplémentaire. L’Algérie n’est pas que géographie. Elle est, aussi, Histoire. Ses vestiges en témoignent. Éviterons-nous, alors, d’être jugés et condamnés par les générations futures pour délit d’indolence à l’égard de nos sites historiques.

Pour réaliser ce projet ambitieux, il appartient à tous les responsables centraux, en l’occurrence les ministres des Affaires religieuses, du Tourisme, de la Culture ainsi que les responsables locaux, entre autres, le Wali de Chlef, le Chef de daïra et le président de l’APC de Ténès de conjuguer leurs efforts au présent et non au futur proche pour sauvegarder notre mosquée et, surtout, la réhabiliter à la hauteur de sa juste valeur cultuelle, culturelle et historique.

Pour conclure, rappelons qu’un peuple riche et imbu de ses propres valeurs culturelles est immunisé contre les maladies graves et incurables de la dépersonnalisation. De pareilles valeurs lui permettent d’ajuster sa conduite de manière plus pondérée et plus réfléchie faisant de lui un peuple évolué et moderne sans rompre avec sa source originelle : l’Islam. Il est vrai qu’à notre époque, l’économie prime. Mais la culture reste, aussi pour notre société, le premier besoin après le pain. Comme l’a si bien dit Mustapha Chérif, ex-ministre : « Un peuple sans bases économiques fiables est faible, tandis qu’un peuple sans culture se meurt. » Les habitants du Vieux Ténès refusent de voir leur mosquée souffrir, leur casbah se démolir et leur Histoire mourir. La bénédiction de Sidi Maïza doit continuer à veiller sur eux et leur postérité comme elle l’a fait, jadis, sur leurs ancêtres. Notre postérité a parfaitement droit de pérenniser l’Histoire de sa région à partir de sa mémoire collective. Ceci n’est que… Justice.

M. G.

*Docteur ès Lettres

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