L'Algérie de plus près

Qui se souvient de « Qui se souvient de Margueritte » ?

Par Rachid Ezziane

Durant les années quatre-vingts, sur les colonnes du journal El-Moudjahid, paraissait en feuilleton un chef d’œuvre de littérature et d’histoire écrit par une belle main d’écrivain malgré sa profession de chirurgien-dentiste. Il s’agit, et vous l’avez sûrement reconnu, de Laadi Flici et son mémorable titre : « Qui se souvient de Margueritte ? »

« Chronique du temps qui passe. Chronique du temps qui éclabousse, qui n’aime pas, qui ne musique pas, qui ne danse pas. Imperturbable. Froid. Sans saveur. Inodore. Incolore. Infini. Chronique du temps qui ensanglante, violente, incendie, éclate, déchire. Qui vous laisse sur le carreau. Où est passé Antar ? Chronique du temps immobile, du temps présent, du temps futur. Froid. Sans saveur. Inodore. Où est passée Hizia ? Chronique du temps impitoyable. Il ne laisse rien. Il efface tout. Seul Dieu le tout puissant reste. Où est passée Abla ? Chronique du temps qui se défile, se faufile, qui vous nargue, vous défie, qui vous laisse sur le carreau. Vous êtes là, vidé, lessivé, essoré, inutile, avec grand silence dans le creux de vos mains. Chronique du temps qui vous coince, qui vous braque, qui vous largue dans la bouche d’un cratère, qui vous brise les reins, qui vous dompte, vous coupe le souffle. Où est passé Djéha ? Vous n’y pouvez rien. Vous n’y échapperez pas. Il n’est ni à vendre, ni à acheter. Il est au-dessus de tout. Il domine et écrase tout. Où est passé Kaïs ?… »

Ainsi commença-t-il son roman poème-historique. Il prépare le lecteur, tout d’abord, à s’imprégner du premier environnement imperturbable de l’homme qu’est le temps. Ah ! ce temps qui ne fait aucun cadeau, roman de tous les romans. Qui, comme un rouleau compresseur, sans pitié ni indulgence, nous guette au tournant de l’histoire… Et, comme s’il disait un poème, ou un roman lyrique, ou un tableau d’artiste, (qui de nos jours en sait faire ?) Laadi Flici nous conta, raconta, tissa, chanta la révolte des indigènes de Margueritte. Ain Torki aujourd’hui, à quelques encablures de Miliana l’enchanteresse en ces temps-là. C’est un 26 avril 1901 que les habitants de Margueritte (Ain Torki), sous le commandement de Yacoub Ibn El-Hadj, et en réaction à la spoliation des terres distribuées aux colons, se rebellèrent contre l’injustice et la marginalisation dans leur propre pays. Le lendemain de cette mémorable journée, 87 fellahs des environs de Margueritte (Ain-Torki) et Miliana furent arrêtés et… comble du colonialisme, déportés jusqu’à Montpellier, en France, pour être jugés sans défense ni circonstances atténuantes. Durant tout le temps du procès, qui ne dura pas longtemps, ces Algériens ne seront désignés que par des numéros. Sur les 87 accusés, 21 moururent en détention, Yacoub Ibn El-Hadj et trois de ses lieutenants furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité, plusieurs furent condamnés à des peines entre cinq et dix ans d’emprisonnement ou d’interdit de séjour, quelques uns furent acquittés.

En abîme de l’histoire de Margueritte, d’autres faits historiques venaient se greffer comme des petits ruisseaux qui alimentent le grand fleuve. De Stendhal, de son vrai nom : Henry Beyle, à Franz Kafka, et en passant par une multitude d’autres personnalités et faits, anciens et contemporains. Comme si Laadi Flici écrivait par flashs prémonitoires, du passé au présent, il monte et redescend dans le temps avec finesse art et manière. Il évoque Tel- Ezaatar, en Palestine, revient à Margueritte, reprend de plus belle avec Stendhal, le mal aimé de son temps, retourne aux massacres de Kafr Kacem, revisite le procès de Kafka, évoque Abou el-Kacem Chabi, parle des hauts faits de l’Emir Abdelkader, raconte «Tootsie», le film de Sidney Pollack, finit avec Little Big Man, où Dustin Hoffman éclate de génie, et puis… «L’affaire Margueritte : trente-et-unième journée. Audience de l’après-midi…» Quelle magie du verbe ! Quel plaisir à lire et à relire !

Mais après ce coup de génie et de maître, sans compter les huit autres ouvrages, entre romans, nouvelles et essai…

Alors que les cerisiers de Miliana et Ain Torki bourgeonnaient pour une floraison des plus printanières, le 17 mars 1993, de jeunes illuminés, sans foi ni loi, attentèrent à la vie de l’écrivain médecin. Il avait 56 ans. Que diront demain à Dieu les commanditaires de ce crime odieux lorsque Laadi Flici apportera son roman dans sa main droite où est écrit : « Seul Dieu le tout puissant reste». Comment a-t-on pu dénigrer l’intégrité de cet homme, Algérien jusqu’à la moelle, et le condamner à mourir comme si ces bourreaux détenaient le droit de vie et de mort sur les hommes ? Quoi qu’ils aient voulu tuer en lui, il est resté vivant par ses œuvres et sa loyauté à son pays.

«Nous avons voulu tout au long de ces épisodes vous dire Margueritte le plus simplement possible.

Puissent les enfants de Marguerite, aujourd’hui, se rappeler que leurs parents furent d’authentiques héros. Gloire éternelle aux martyrs de Marguerite».

Ainsi avait-il fini son roman.

Paix à ton âme, artiste du verbe et de la belle prose.

« Ils ont préféré dédier leur poème à des troncs vermoulus. Ils ne savent pas ce qu’est un bûcheron et encore moins ce qu’est une hache. Ils ont préféré dédier leur chanson à un nuage. Ils ne savent pas ce qu’est le vent et l’hiver. Ils ont préféré dédier leur réussite à du sable. Ils ne savent pas ce qu’est la nuit des temps. Ils ont voulu piétiner les fleurs… passe le temps… »

R. E.

Laadi Flici : Qui se souvient de Marguerite. Page 87. Ed ENAG.

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