L'Algérie de plus près

Quarante ans ! Et après?

Par Laïd Klouche

Il a plu quarante jours et quarante nuits. Le Déluge. De cette catastrophe apocalyptique, Noé est sorti indemne, avec un échantillonnage de la biodiversité faunique remarquable d’exhaustivité. Les bestioles sélectionnées ont été scrupuleusement appariées dans le but clairement défini de pérenniser la Création telle que Dieu l’a voulue. L’entreprise Planète Terre était une start-up en devenir et son destin était subordonné au succès du sauvetage éclectique après une première purge justifiée par la corruption des hommes. Déjà.

Noé s’en retourna auprès de Dieu, mission accomplie. La Planète bleue était sauvée. Sauvée  dans sa diversité, sa richesse et sa vitalité. Sauvée dans sa pureté. Sauvée dans sa promesse de se prêter au dessein divin en devenant l’écrin idéal de la Création.

Moïse a erré quarante ans dans le désert du Sinaï et il n’était pas seul. Les Hébreux, libérés de l’esclavage en Égypte lui faisaient cortège dans son errance sans fin. Il cherchait Dieu, et surtout des réponses à ses questionnements; une guidance, une voie pour mener son peuple turbulent sur la voie du Bien vers la Lumière. La récompense en était de pouvoir contempler la face de Dieu.

Il finit par recevoir ses tablettes gravées et signées mais le peuple d’Israël s’était entretemps corrompu.

Ali Baba avait découvert la caverne au trésor mais à cause de la cupidité de son frère Cassim, il eut à lutter contre la fureur des quarante voleurs qui s’étaient juré sa perte. Il s’en sort grâce à l’intelligence et à l’habileté de son esclave Morgiane.

El Asnam, cité brisée par un tremblement de terre disparut comme Pompéi sous les nuées ardentes du Vésuve. On ne retrouva rien de l’ancienne Orléansville: les élégantes maisons aux portes encadrées de végétation, les rues propres où une circulation paisible roulait sans pétarader, les trottoirs lavés et libres sur lesquels des poussettes pouvaient rouler à l’aise; des fauteuils roulants avançaient au rythme de la vie d’alors. En quarante secondes une petite métropole riante dans laquelle vivaient des citoyens qui se connaissaient tous ou presque, basculait dans l’horreur et l’anéantissement. Des enfants, des femmes et des hommes sont morts en quelques minutes. Sur leur acte de décès, une seule date: 10/10/1980. Les maisons, les immeubles qui ne se sont pas effondrés ont gardé des fissures et des lézardes inquiétantes; les habitants rescapés ont gardé de ces instants une fêlure à vie. Ils n’étaient plus les mêmes. Quelque chose a cassé tout au fond qui les a fait traverser non le mur de la mort mais celui d’un état d’effondrement comparable à la mort, sauf le souffle qui a persisté.

D’où la disparition.

Les exemples évoqués plus haut nous parlent de personnages bibliques ou coraniques voire de personnages de contes et légendes. Dans la religion, la tradition enseigne l’aventure humaine et la ramène à trois paliers: l’épreuve, la fin de l’épreuve, l’achèvement dans la maturité.

L’épreuve survient et a une durée. L’achèvement et la maturité se superposent dans la fin de l’épreuve. Tout cela dure quarante jours ou quarante ans selon l’événement ou la tradition. Mais quelle que soit la durée, il existe une donnée, finale qui est la fin de l’épreuve dans la maturité et l’achèvement. En quelque sorte une résurrection qui vient après un cycle de convulsions et de tourmente. La société éprouvée sort lavée et prête pour une nouvelle vie. Comme une rédemption après avoir expié les transgressions dont se rend coupable toute communauté dont les membres ne sont ni dieux, ni anges.

L’épreuve apocalyptique qui nous est tombée dessus à 13h25, le 10 octobre, nous a laissés, nous les « survivants » dans un état de sidération qui exclut toute considération philosophique ou religieuse. On allait, on venait comme des êtres vivants mais la tête n’y était plus. Et je ne suis  pas dans la métaphore: nous étions littéralement comme des poulets qui couraient sans têtes, erratiques, dans tous les sens. Quand on a émergé de la poussière, on avait les yeux hagards de ceux qui découvrent les décombres de l’enfer. On y était. Les moins malheureux d’entre nous étaient ceux qui avaient perdu la raison. Ils n’avaient plus de soucis. Ils étaient comme morts.

Arrivé seulement le samedi sur les lieux (venu de Suisse), j’ai parcouru les rues de ma jeunesse dans la nuit noire parmi les gravats, les poteaux couchés, les arbres abattus, les murs pulvérisés. Et les sirènes des ambulances qui déchirent la nuit et percent les oreilles.

La veille, j’ai appris la nouvelle en fin d’après-midi. Il était 18h00, rien encore à la télévision.

Un tremblement de terre… On m’avait appelé pour m’annoncer cette nouvelle que mon esprit refusait de digérer. Je ne comprenais pas; le sens de cette nouvelle m’est resté abscons, irrationnel. Je me préparais à passer quinze jours de vacances d’automne, ça commençais ce vendredi justement et je me réjouissais à la perspective de tout ce que j’allais faire pendant ces vacances. On était à table. Tortelloni et fromages. Et voilà: tremblement de terre. Mon esprit tournait à vide. Le téléphone était encore dans ma main; je l’ai regardé et je l’ai détesté. J’aurais jamais dû décrocher; la mauvaise nouvelle serait restée dedans, dans le téléphone, elle ne serait pas sortie de l’appareil pour infecter tout mon être comme un virus tétanisant et fulgurant. Si je n’avais pas décroché ce téléphone, il n’y aurait pas eu cette nouvelle funeste, il n’y aurait pas eu de tremblement de terre, j’aurais continué à préparer les affaires pour le départ en vacances dimanche. Ma femme a entendu mon silence.

 –– Qu’est-ce qu’il se passe, qui t’a appelé?.

Je ne savais pas ce qu’il se passait et je ne savais plus qui m’avait appelé. J’ai reposé le téléphone. –– Tremblement de terre, j’ai articulé, sans comprendre ce que je disais. Parce que comprendre c’est admettre l’inadmissible. Toute la famille se trouve rassemblée sur ce petit bout de territoire sous lequel les mégatonnes ont grondé. Toute: la maman, les sœurs, les frères, les nièces, les neveux, les amis…

––  C’est grave?

Je ne sais pas si c’est grave et je ne vais pas répondre. Et il faut qu’elle arrête de me poser des questions. La voix au téléphone avait dit: ”Il y a des milliers de morts”…

Sur le cadran, j’ai formé le numéro sans conviction. Dérangement. La maison doit être en ruines.

Le pharmacien de l’avenue d’Échallens a entendu la nouvelle. C’est donc vrai.

–– Revenez dans dix minutes, je vous aurai préparé ce qu’il faut.

J’ai couru les magasins pour acheter des couvertures, de la nourriture, du riz, des conserves, des soupes instantanées, du chocolat, tout ce qui me tombait entre les mains, j’ai dévalisé les rayons. Quand je suis revenu à la pharmacie, le gentil monsieur m’a énuméré tout ce qu’il avait mis dans le kit de survie. Je me rappelle des pilules qui purifient l’eau pour la rendre potable. Du désinfectant, du Mercurochrome des pansements, des calmants…Il ne voulait pas de paiement. C’était le premier geste en faveur d’El Asnam et ça m’est allé droit au cœur. Mais ça me confirmait la gravité de la situation. Si on me donne des médicaments gratuitement, c’est que je me trouve dans le malheur, en pleine catastrophe. Quand je suis sorti de la pharmacie, une famille passait sur le trottoir en riant. L’homme portait un bébé sur sa poitrine, la femme poussait un charriot à commissions et deux enfants piaillaient autour d’eux. Ils étaient heureux. Et moi je tourbillonnais comme un fétu de paille au vent mauvais, dans les affres de l’angoisse. J’ai traversé l’avenue d’Échallens hors du passage piétons et sans faire attention au tram qui pointait au carrefour. Je me suis aperçu, en montant l’avenue d’Yverdon, que j’étais chargé comme une mule. À la maison je ne savais pas faire les bagages, gestes fiévreux, je mélangeais tout. Ma femme s’en est chargée. Je me souviens que ma fille m’avait demandé ce qu’était un tremblement de terre mais je ne me souviens pas de ma réponse, si je lui ai répondu quelque chose. Au journal de 20 Heures, le séisme d’El Asnam était à la une. Pas beaucoup d’infos mais une seule précision m’avait scié les jambes: l’institut sismologique d’Uppsala en Suède a enregistré la secousse et en a mesuré la magnitude: 7.3 sur l’échelle de Richter. 7.3 ! Je connaissais l’intensité de celui de 54: 6.5 et il était meurtrier. L’échelle de Richter est logarithmique de base 10; cela signifie qu’avec près d’un point supplémentaire la secousse de vendredi n’était pas loin de valoir dix fois l’intensité de 54. Dix fois l’intensité de 54. Dix fois l’intensité de 54. Je ne pouvais plus penser à autre chose. Dix fois l’intensité de 54. Dix fois plus meurtrier. En 54, il y a eu environ 1500 morts. Aujourd’hui, dix fois plus? Il faut arrêter de penser. Le logarithme n’est qu’une fonction lente, il ne peut pas avoir de conséquence sur la vie de ma famille. Mais j’ai refait le calcul de tête. Et j’ai retrouvé dix fois l’intensité de 54.

Comment j’ai dormi ? Je me suis certes couché sans espoir de m’endormir mais les cauchemars que j’ai faits cette nuit-là n’étaient que la continuation de celui que je vivais éveillé.

Au matin, très tôt, j’ai appelé Air Algérie à Genève. Longtemps occupé. Puis quelqu’un décroche et m’annonce que sur le vol d’Alger, des places sont réservées pour les compatriotes touchés par le séisme d’El Asnam. Cette attention particulière de la compagnie nationale a fini de saper ce qui me restait d’espoir. On était vraiment dans le malheur. J’aurais préféré qu’on me refuse toute priorité au motif qu’on ne bouscule pas l’organisation du service à cause d’une secousse de troisième catégorie qui n’a fait que quelques blessés et des dégâts matériels. Mais non, on nous regardait avec un certain apitoiement, on était sinistrés.

On s’est retrouvés à trois pour ce voyage vers l’inconnu. Dans l’avion tous les passagers parlaient du tremblement de terre et nous regardaient avec des mines de commisération comme si nous volions vers la mort. Une voiture nous attendait à l’aéroport, premier miracle. Un ami d’Alger accouru à notre rencontre. Au milieu de la foule de l’aérogare, on essaie de lire dans les visages qu’on croise, les signes avant-coureurs de la catastrophe annoncée. On avait pris la route dans le silence douloureux des sentiments rentrés, des émotions contenues. À Khemis, un barrage militaire bloquait la circulation. La région d’El Asnam était bouclée; ceux qui allaient sur Oran devaient faire le détour par Tiaret. Pour la première fois j’ai tenté un passe-droit. J’ai dit au sergent qui réglait la circulation que j’étais sous-lieutenant de l’ANP en exhibant mon livret militaire qui ne me quittait pas à l’époque. Sésame infaillible, on est passé. Déjà autour d’El Attaf quelques petites maisons des douars étaient réduites en amoncellements de petits tas terreux..

La nuit tombait. Je crois qu’on a dû passer encore un barrage après Oued Fodda, peut-être vers Moudroue. Mon grade du Service national faisait toujours son effet.

La première impression en entrant dans la ville, c’est le sentiment d’oppression dû à l’obscurité. Pas un réverbère d’allumé alors qu’il faisait nuit noire. Le seul bruit qu’on entendait de loin en loin, c’est les sirènes des ambulances qui pleuraient comme des méduses dans la nuit. Le chauffeur slalomait entre les briques et les gravats qui jonchaient la chaussée. Devant le Grand Hôtel du Chéliff, on a rebroussé chemin parce que la rue était bouchée. J’ai aperçu de grands piliers blancs et nus qui penchaient, tours de Pise erratiques, jaillissant d’un écrabouillement monstrueux de béton et de fer. Après un détour par l’ancienne préfecture, on prend par la rue Bouteloup puis la rue de la Résistance. Pas âme qui vive. Des pans de murs sont couchés sur le trottoir. On traverse la rue de Martyrs. Là-bas, à droite la lumière crue des projecteurs. C’est le Monoprix. On entend le bourdonnement des groupes électrogènes. Je me colle contre la vitre, un nuage de poussière était éclairé, véritable nébuleuse stellaire, excitée par les feux des projecteurs. On continue sur pierres, gravats, blocs de béton; il nous aurait fallu une chenillette. Le bâtiment de l’ascenseur est effondré. On s’arrête devant le 22, rue de la Résistance. C’est le bâtiment Bénali, c’est là qu’habite ma sœur, c’est là qu’habitent Blidi, le boulanger; les Azrou, les Bénali, les Boukhlifa. Le grand bâtiment haussmannien blanc est une inquiétante et vague silhouette brisée, noire, d’à peine trois mètres de haut à présent. Il s’est écroulé sur lui-même comme dans une implosion. Les pierres de construction tombées de la corniche du dernier étage ont saccagé les branches des arbres en bas sur le trottoir. Des ficus carrés à la couronne d’un vert brillant, il ne subsiste que les troncs taillés en pointe comme des crayons. Nous avions habité quelques années heureuses au troisième étage de cet immeuble qui avait résisté au séisme de 54. Il n’a pas résisté à dix fois l’intensité de 54. Quel édifice bâti de main d’homme pouvait résister à dix fois l’intensité de 54 ? Dans la voiture se fit un silence de mort, comme si nous nous trouvions nous-mêmes sous les décombres. Je ne pouvais plus articuler un mot, je n’avais plus de salive et ma bouche sèche, c’était du cuir.

Boulevard sud. Quel géant, quel Cyclope s’est amusé à répandre toutes ces pierres, ces briques et ces gravats sur les trottoirs et la chaussée? L’école Jean-Jaurès, à droite, blanche, affaissée, comme un décor de cinéma rompu et abandonné. Le lycée, à gauche; la façade blanche aussi mais intacte, ouf! quelque chose qui tient debout. Mais le lycée était déjà en préfabriqué après le tremblement de terre de 54. Ok, mais préfabriqué ou pas, il a tenu visiblement le choc, sous dix fois l’intensité de 54. Brave lycée As Salam ! Creuset et pouponnière de l’intelligentsia asnamie. M’est revenu dans cette nuit lugubre un vers de Hugo:

 Il est joyeux ce burg, soldat encore debout!

Carrefour Boulevard sud – route de l’Ouarsenis. Je vois sur la droite la haute stature du château d’eau au coin de l’hôpital! Il est là! Il n’est pas tombé et je suis sûr que le nid de cigogne à son sommet a aussi tenu le coup. Miracle!

– Maintenant à gauche, j’indique au chauffeur.

On roule au pas sur la route de l’Ouarsenis. On dirait un tunnel de ténèbres. Mais où sont les gens? Il y a bien des survivants ! Où sont-ils?

Cité Arroudj. De petites villas avec jardinets et des baraques préfabriquées des colons. Du préfa de l’ancien temps. Elles paraissent intactes mais il n’y a pas une lumière. Voilà la boulangerie Benyetto sur notre gauche. Une bâtisse au toit à hauteur d’épaule, aux tuiles brunies par le temps. La bâtisse est disloquée, ses tuiles dispersées. Elle était tellement basse et ses murs de pierres tellement épais que dans mon souvenir il ne pouvait rien lui arriver.

– Va tout droit maintenant! Tout droit sur cette ruelle en face qui descend.

C’est la cité Chérifi – Kaddour, construite sur le terrain des frères Afounas.

Le chauffeur ne voit pas la ruelle, il hésite car c’est une piste défoncée, pas éclairée, tout juste bonne pour des tracteurs, que la commune a oublié de goudronner depuis des années. On s’engage sur la piste, on cahote dans un noir total. Les pinceaux lumineux des phares jaunes ne se posent sur rien. Devant, c’est un trou noir, la descente vers la voie de chemin de fer qui se trouve en contrebas. Sur la gauche, se devine la façade sombre de la maison.

Je saute de la voiture en marche et je cours vers la porte. La maison semble debout mais pas âme qui vive, pas une lumière. Je sonne mais la sonnerie ne retentit pas là-bas vers l’escalier, au fond du corridor comme d’habitude; l’électricité est coupée. Silence de pierre. Je frappe à la porte de toutes mes forces. Derrière moi, sortant de la maison d’en face, de l’autre côté de la rue, une voix:

–– Chkoune ?

Je me retourne; une silhouette dans le noir, un visage brun, un turban blanc. C’est le voisin Benlazrag. Il m’a reconnu.

–– C’est Laïd ? Ils ne sont pas là mais ils sont tous salamate. Tu les trouveras aux Eucalyptus chez ton frère.

Mon esprit ne put intégrer cet information et se remit à pédaler dans le vide. Une grande faiblesse me prit aux jambes qui se dérobaient. Du coton. J’avais besoin de m’asseoir.

Ils sont tous salamate. Dix fois l’intensité de 54 et ils sont tous salamate. Comment expliquer ce prodige. J’essaierai de comprendre plus tard; pour le moment, direction cité des Eucalyptus. Dans ces moments où le malheur est au coin de chaque rue, derrière chaque porte, sous les ruines, on ne pense qu’à soi; on ne pense pas aux autres. Je n’ai donc pas pris une seconde pour demander à Benlazrag si sa famille était indemne aussi.

Aux Eucalyptus. Tout un trapèze pour y arriver par cette nuit d’encre. Ça y est, je m’y retrouve: les deux tunnels sous voie, puis le petit bosquet d’eucalyptus devant l’immeuble. Je me demandais pourquoi ils iraient se réfugier aux Eucalyptus, au troisième étage d’un immeuble improbable, déjà précaire avant le tremblement de terre. Mais on m’a vu m’approcher de l’immeuble qui penche et quelqu’un m’appelle. Ils sont là! à gauche, ils campent près du canal, là sous les buses. Les enfants de toute la tribu me sautent au cou dans un concert de cris et de rires. Des rires d’enfants, quand la mort rôde. Une masure de réfugiés contre le montant du grand canal, des ustensiles de cuisine, des sacs, des ballots, des mezoueds de semoule, des bonbonnes de gaz, un réchaud. Une cahute dans une favela grouillante. Des Gitans. Tout le monde est sain et sauf. Et soudain, je n’en pouvais plus, mes jambes se sont pliées; j’ai dû m’asseoir et cacher mes larmes.

Mon frère me fait un résumé. Deux neveux extraits des ruines de l’immeuble Bénali, rue de la Résistance et transportés en urgence au CHU Oran. Nos anciens voisins, la famille Azrou, sont tous morts sauf Ahmed, qui a perdu la tête. Les Bénali sont morts y compris la sympathique et attachante Gigi. Le cadet des Benhassina est mort. Il doit y avoir encore des survivants dans la cave. Le grand-cousin Samet a disparu dans le Monoprix. Abderrahmane Mechkal, notre Dadou algérois est mort au Grand Hôtel du Chéliff; il était de passage avec sa femme et son fils. Ils ont fait halte pour déjeuner, le destin a frappé…

La litanie macabre a continué mais je ne suivais plus. Dadou Mechkal était un ami. Il a toujours habité Bab El Oued mais, enfant déjà, il venait passer ses vacances chez nous à la Ferme. Devenu homme d’affaires, il faisait souvent le trajet Alger – Oran. La halte d’El Asnam était pour lui un rituel sacré, qu’il s’arrête chez nous ou à l’Hôtel du Chéliff. Sa femme et son fils ont réchappé miraculeusement. On les a évacués sur Alger.

Tôt le matin du dimanche je suis dans ce qui reste de la ville. Je vois cet incroyable éboulement, ce désordre apocalyptique sous le soleil d’octobre. La nuit, les décombres de la ville m’avaient glacé d’effroi; le jour, je sens l’anéantissement me gagner. Je ne suis pas que mort, je suis dissous dans une poussière cosmique, sans existence passée, sans présent et sans avenir. Le passé se volatilise parce qu’il n’y a plus personne pour le porter ou en témoigner. J’ai le sentiment horrible que tous mes amis sont morts et que chacun d’eux a emporté une partie de mon être. Je ne SUIS plus. On vient d’extirper de la cave de l’immeuble Bénali, un homme encore vivant. Il est couvert de poussière, ses cheveux sont pris dans une gangue de terre, ses lèvres sont noires, ses mains ensanglantées.Je grimpe sur les décombres, je creuse fiévreusement à mains nues là où pioche un pompier. Mes doigts agrippent sous les gravats et le sable, comme de la laine mouillée. C’est poisseux. Je creuse comme un fou: c’est la tête d’une femme. Le pompier appelle à l’aide. On nous hisse un brancard de toile. Je continue de déblayer le sable autour de la tête de la suppliciée et je touche une seconde tête, plus petite, encore plus engluée de terre. Les pierres s’ébranlent autour de nous et les deux corps apparaissent: c’est une mère tenant sa fille dans les bras. Elles sont mortes enlacées, leurs bouches pleines de terre. Je suis secoué de la tête aux pieds. Le chagrin est destructeur. Ces deux êtres innocents ont été arrachés à la vie et moi, je suis là, les mains crottées et inutiles. La proximité avec la mort ne fait plus guère de doute. Je m’attends à être aspiré à tout instant dans le gouffre qui va jusqu’à la cave, ou au centre de la terre. Les deux corps sont évacués, nus, sur des civières, sans couverture. Avec le pompier on continue notre recherche. Il a une pelle-pioche comme en ont les militaires. Soudain, il touche quelque chose de mou. C’est hélas un autre corps. Je tire vers moi ce qui devrait être une manche de chemise. C’est une manche de chemise. Et c’est un bras. Et après le bras, il y a le corps. Un grand corps d’homme; le ventre est dénudé et gonflé, la peau boursoufflée d’hématomes, écorchée et sanguinolente. Il a du plâtre dans la bouche, dans le nez et dans les yeux. Nous le portons sur une civière, il est très lourd. Sa poitrine pèse sur mon épaule, mais mon pied perd son appui, je plie sur le côté, le corps roule sur la civière et vient me coller au visage. Quelqu’un vient à mon secours par derrière. On évacue le monsieur avec qui j’ai eu un bref moment de fraternité, même au-delà de la mort. Envie de pleurer. Je suis pris d’une nausée fulgurante et me met à vomir. Je rends mon dernier repas. Tortellonis et fromage. Système digestif hors service. Quand je redescends de la montagne de décombres, je rencontre mon pote Benhassina. Le bonheur, mais je lui demande: et ton frère? « mate » il me répond, la voix éteinte. Je le prends dans mes bras. Quarante morts dans les ruines de ce seul bâtiment. Comment sera notre vie sans eux?

Je me renseigne sur les morts de l’Hôtel du Chéliff. Blessés et cadavres ont été évacués sur l’hôpital. Je cours à l’hôpital. Dans les jardins, des corps alignés. Je les passe en revue à la recherche de Abderrahmane mon ami algérois. Une odeur épouvantable et par-dessus les corps tordus sous  leurs dernières souffrances, flottent les puissants effluves du désinfectant industriel. Pas trace du corps de Abderrahmane. On me dit qu’une première charrette a emmené des dépouilles pour leur enterrement en fosse commune, route de Sendjas. Pauvre Abderrahmane, mon pauvre Dadou.

Je remonte en direction de l’Hôtel du Chéliff dans l’espoir infime de trouver son corps. Il n’y a plus de sauveteurs sur les ruines de l’hôtel. Un ouvrier me dit que tous les morts ont été évacués sur l’hôpital. Mais, des blessés ? « oui, une femme et un enfant ». La femme et le fils de Abderrahmane. Je regarde ce jardin dévasté et les restes de l’hôtel abattu. Les vers poignants d’Imru El Qaïs me sont venus en tête, nostalgiques et chagrins:

Qifaa nabki min dhikra habibin oua menzili  

Bi saqti ellioua bayna ed Dakhouli fa Haoumali

Je voulais aller au Monoprix mais en chemin je rencontre Hamid Mekioui. Il a perdu toute sa famille sauf son père et un frère. Je sens qu’il est cassé à l’intérieur mais il ne laisse rien paraître de son abattement et espère encore trouver vivant un de ses frères dont il est sans nouvelles. Je l’accompagne jusqu’à sa maison. La construction s’est affaissée sur elle-même. Elle a fait le mille-feuilles: balcons encastrés les uns dans les autres, cuisines superposées, écrasées, aplaties par les autres cuisines, meubles transformés en sciure, vaisselle pulvérisée. On a cherché longtemps, on a appelé, on a écouté. Rien.

Il en allait ainsi de tous ceux qui ont fait silence sous le béton, la pierre, le plâtre, la poussière et le ciment. Ceux qui se sont tus à jamais.

La ville anéantie a fait silence comme ses morts.

Quarante ans plus tard, que reste-t-il ? Des souvenirs dans nos têtes chenues. Quelques survivants qui se reconnaissent au milieu de cette cohue barbare qu’est devenue la population de Chlef.

Ah Chlef.

Notre vieille bonne ville d’El Asnam a perdu son nom. Ses habitants, ses maisons, ses constructions, ses écoles. Et la pâtisserie Hafi. Et le café Mekraz. Et le hammam Baqqadar. Et le Paramédical.

Et son âme.

Les Séoudiens ont volé à notre secours. Ils ont financé la construction d’une mosquée dans le plus pur style Rien et ils ont obtenu du gouvernement de rencontre de l’époque que le nom d’El Asnam soit changé. Double punition, l’une divine, on perd notre ville parce qu’on aurait mouillé notre couscous de vin rouge; l’autre, séoudienne: notre ville porte un nom impie, par conséquent on la gomme de l’histoire. Les Japonais qui ont livré des milliers de Disaster tents, les fameuses tentes coniques bleues distribuées aux familles, qui ont livré équipement médical et nourriture, les Japonais donc, n’ont rien demandé en contrepartie. Les Pompiers de Paris qui ont extrait des miraculés du Monoprix en utilisant des vérins hydrauliques (le grand-cousin Samet, le rescapé, en a su quelque chose) sont repartis sans qu’on exigeât de débaptiser la rue des Martyrs en rue d’Isly. La Tunisie, la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas ont apporté leur aide spontanément. La Séoudie a humilié le gouvernement fantoche de l’Algérie des colonels en exigeant le changement de nom d’une ville algérienne. Où a-t-on vu cela ?! Ces colonels galonnés comme le général Tapioca auraient donné leur mère pour quelques dollars de plus. En prime, la Séoudie, que bien de nos concitoyens vénèrent encore, nous a apporté un financement de dix ans à fonds perdus pour nous inoculer et soutenir le poison du wahhabisme dans notre pays. Allah yahhafdhek!

Que reste-t-il ? Pourquoi l’épreuve n’a-t-elle pas de fin? Pourquoi devons-nous vivre en apnée dans cette foule inconnue vouée au commerce informel et au flexy ?

Pourquoi les Français se promenaient en famille dans les rues d’Orléansville en poussant des poussettes, en roulant leurs chaises roulantes et pas nous? Vous voyez un jeune couple conduire une poussette de bébé sur les trottoirs défoncés quand ils ne sont pas colonisés par les marchands de friperie; vous imaginez un handicapé piloter son fauteuil et descendre des trottoirs hauts de quarante centimètres? Pourquoi tout est-t-il si inadéquat, si inapproprié, si inamical, si hostile?

Et la Rédemption, après quarante ans, ça existe quand même. Alors, pourquoi cette vie sans joie, ce travail mal fait, ce commerce sans règles, ces voitures sans nombre, ces brutes sans cervelle.

Avons-nous rêvé? Y a-t-il eu réellement une ville appelée El Asnam, jadis, il y a quarante ans? Une ville dont les rues et les trottoirs étaient lavés et rafraîchis les soirs d’été ?

En quarante ans nous avons vu défiler plus que quarante voleurs et chacun d’eux a amassé plus de fortune qu’Ali Baba.

Ou bien sommes-nous dans cet enfer de Dante Alighieri à errer jusqu’à la fin des temps.

Quand j’étais à moitié du chemin de la vie,

La lumière à mes yeux tout-à-coup fut ravie.

Faut-il qu’il pleuve encore quarante jours et quarante nuits pour séparer le bon grain de l’ivraie. Faut-il un nouveau Déluge pour nettoyer cette bonne terre des souillures dont on la profane ?

Alors que viennent ces pluies diluviennes, que des eaux purifiantes lessivent ce pays; que des torrents furieux balaient le territoire, gonflent les cadavres des noyés, morts de gloutonnerie. Loin de nous, la canaille, la flibuste, les spoliateurs, les hypocrites. Loin! Allez-vous-en. Allez vivre en Arabie séoudite, chez vos maîtres. Allez dans le Golfe acheter et vendre de l’or à la tonne. Allez gauger dans le stupre de ces pays des Mille et Une nuits où les princes héritiers, frères et cousins consanguins sont tellement nombreux qu’ils se connaissent à peine et peuvent s’entretuer sans scrupules, comme au 7ème siècle. Allez aux pays des gratte-ciels et des Bordj obscènes, allez aux pays des palmiers haineux. 

Ma pauvre ville. Quarante ans et nous voilà, pleurant devant des photos jaunies, aux couleurs passées.

Il y a quarante ans, je retournais en Suisse, après quinze jours dramatiques de sang séché, de poussière, de gravats et de tentes kaki. Et dans les narines, cette  odeur entêtante du désinfectant dont on a aspergé les morts sur le gazon de l’hôpital. Dans le train Genève – Lausanne, mon esprit vagabondait encore parmi les ruines et les décombres de ma ville. Une dame avait engagé la conversation avec moi; elle paraissait en verve. Tout à coup, elle me demande:

–– Vous êtes Tunisien?

–– Algérien, je réponds.

–– Ah oui, Algérien. Avec mon mari, on rentre d’un beau voyage au Maroc.

Moi, je rentrais d’un triste séjour dans une nécropole.

L. K.

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