L'Algérie de plus près

Apprivoiser le virus sans vraiment s’y mêler

Par Abdelkader Guerine*

Il est nécessaire que les humains Se séparent pour vivre. L’union ne fait plus la force, c’est un attachement qui tue. C’est chacun pour soi, sinon c’est la maladie pour tous. «Eloignez-vous les uns des autres», nous dit-on. Il parait que l’écart garantit la longévité. «La foule que vous formez est un foyer qui risque d’embraser la mort partout autour de vous». Eviter de contacter physiquement les autres est une barrière qui sert à esquiver les porteurs de la maladie, ou à sa diffusion aux autres si l’on est soi-même atteint du virus. «Priez dans vos maisons», annonce le muezzin à chaque invitation à la prière. «Rentrez chez vous, gardez vos maisons»,  répète la voix nasillarde des hauts parleurs des forces de l’ordre qui patrouillent dans les quartiers de la ville.

On nous implore de nous distancer les uns des autres. On nous informe que nous sommes en guerre contre la propagation de la maladie. Le Covid-19 gagne du terrain, l’espace externe est miné de virus. On nous explique que notre survie dépend de la distance de la tranchée creusée dans cette bataille capitale pour notre santé. Notre rôle dans ce combat est de nous résigner dans nos demeures. Une liste de recommandations d’hygiène et de prévention est continuellement exposée par tous les moyens médiatiques. On nous sensibilise. On nous dicte les gestes d’une conduite précautionneuse avec des conseils semblables à des ordres militaires. On nous avertit : «L’humanité est en danger, son salut dépend de votre discipline». La gravité du problème indique qu’une erreur de notre part est considérée comme un grand délit.      

Voilà trois mois que les humains se confinent chez eux. La Covid-19 continue de s’étendre pendant ce temps, ce qui montre que les consignes de sécurité n’ont pas été correctement suivies, que le bouclier défensif n’a pas été judicieusement dressé. Des relâchements populeux sont observés dans les rues de toutes les villes. Notre désobéissance aux mesures apposées pour freiner la contagion est un dépassement qui contribue à sa propagation, dit-on. On nous traite d’inconscients, d’ignorants, en nous regardant enfreindre les directives du combat comme un outrage qui n’a pas d’excuse. Notre forfait incivique est, par ailleurs, perçu comme une infraction qu’on verbalise avec des contraventions. On nous sanctionne comme des soldats qui ont trahi leur mission. On nous fait comprendre que restez chez soi est un moindre mal, comparé à l’infirmité causée par la Covid-19, c’est une maladie qui n’a pas de remède.

Les hôpitaux connaissent une influence journalière insupportable de malades touchés par le virus. Les médecins ne peuvent plus prendre en charge un tel flux de patients. Ils nous supplient de nous protéger de la contamination en restant chez nous. Notre conformité aux exigences de la situation est aussi une façon d’amortir le nombre des malades, et de faciliter la tâche des praticiens, déjà suffisamment débordés. Les malades miraculés déclarent qu’ils s’en sortent d’un véritable enfer. Eux aussi nous demandent de prendre du recul par rapport à la société. Ils décrivent leur parcours thérapeutique de pénible, de tragique et de mortel.

Nous sommes priés de nous confiner jusqu’à nouvel ordre. Mais, on s’aperçoit qu’avec le temps, l’isolement a des effets néfastes sur notre moral et même sur notre physique. L’inactivité provoque la rouille de nos os. Beaucoup d’entre nous se plaignent de lassitude, d’affaiblissement, de déprime, d’états nerveux, d’obésité et d’étouffement. On nous dit que nos bobos facultatifs ne sont que des complications légères en face du monstre qui détruit l’humanité.

L’état de cloisonnement devient impossible à vivre avec le passage des semaines. On finit par nous sentir et nous comprendre à la longue. On nous accorde des permissions de sortir en modelant les horaires de ces concessions selon les chiffres du dommage sanitaire de l’instant. On nous libère sous surveillance. Une fois dehors, la redécouverte de l’espace habituel est une déception de taille. La rencontre avec le monde extérieur est un abattement sombre. L’endroit est vidé de ses coutumes d’avant la parution de cette contagion. Un sentiment d’alerte enveloppe les alentours qui inspirent la peur. La distance qui se creuse entre les gens dépasse largement le mètre ordonné par la règle, elle est profonde. Plus d’embrassades, plus d’accolades, nous n’avons plus le droit à la chaleur et aux parfums des autres. Une sensation d’effroi se lit dans les regards. Le sourire, on ne le voit plus. Nous sommes tous masqués par prévention. La rue est désormais un terrain marécageux à risque qui suscite la crainte et exige la précaution.

Toutefois, la période de «la libération», bien qu’elle soit salutaire, demeure toujours fragile et incertaine, elle est relative à l’allure du développement du Covid-19. Elle permet, néanmoins, d’inaugurer un autre champ social, de commencer d’autres habitudes qui feront certainement oublier d’autres anciennes. La vie doit continuer. Il faut bien sortir de chez soi pour se reconstruire un terrain de vie, pour mettre sa pierre dans l’édifice sociétal en association avec tous les autres. Nous sommes une créature sociable qui a besoin d’évoluer parmi la foule. Nous sommes appelés à vivre chaque jour comme un autre jour. Nous sommes faits pour explorer les mystères, dénouer les énigmes, conquérir le hasard et pour rencontrer et vivre avec les autres. Nous ne sommes pas nés pour nous confiner, l’emprisonnement est l’extrême supplice sur terre pour les hommes.    

En dehors des besoins élémentaires de notre nature humaine, celle qui n’a de valeur que dans un moule collectif, nous sommes aussi une masse d’énergie essentielle pour la marche de la machine économique de la nation et du monde. Chacun à son niveau, chacun dans sa fonction, nous jouons chacun un rôle déterminé dans la composition du projet social. Chacun d’entre nous est une pièce importante dans le puzzle de la grande communauté.

L’arrêt illimité des activités induit logiquement l’échec. Le blocage prolongé est une menace pour la sécurité économique et alimentaire du pays, voir pire. La levée du «couvre-feu», même partielle et sous conditions, est une résolution sage d’un côté et obligatoire de l’autre. On nous demande alors de sortir dehors, d’aller travailler. Le travail est plus important que le confinement. La mise au point-mort des activités économiques et des services sociaux aura sans doute des conclusions plus déplorables que les affres ténébreuses de la maladie. Le confinement est une fuite en avant dont les conséquences auraient été plus désastreuses que l’affront libre du Covid-19. On nous permet de réinvestir notre existence normale tout en nous imposant une ligne de conduite qui limite nos actes à l’exercice de nos devoirs et l’accomplissement des stricts besoins. Nous devons penser avant de produire nos gestes, nous n’avons plus le droit à la spontanéité et à l’improvisation.    

On nous demande d’apprendre à vivre avec la maladie, de cohabiter avec le virus sans jamais s’y mêler, de l’apprivoiser sans piétiner son territoire. Notre vie sera assurée par des moyens de prévention personnelle. Notre temps, sans notion, sera rationné par des séquences d’échappées en solitaire, les autres seront absents même quand ils seront vraiment là. Nous n’irons plus au stade ni au cinéma. Nous n’avons plus le droit de partager la joie des fêtes et les compassions des enterrements. On nous interdit les rassemblements.

Dehors, ce ne sont plus les mêmes lieux que nous avons connus. Le dépaysement est une découverte accablante difficile à absorber. Il va devoir planter d’autres repères. Nos chemins seront bordés de haies qui seront les limites de notre champ de convivialité. Nous irons, chacun pour soi, explorer les lieux d’une nouvelle histoire. Nous sommes les pionniers d’un nouvel ordre fondé sur la mesure de notre discipline séparatrice. Il n y a plus de frontières entre la vie et la mort. Nous ne vivrons pas pour vivre, l’exploit auquel nous prétendrons, c’est de ne pas mourir.

Nous rebâtirons notre vécu de loin, muni de quelques souvenirs qui auraient survécu au détournement de notre destin. Nous aurons perdu beaucoup de rêves durant cette calamité. Le nouveau mode prescrit à notre comportement empêche l’euphorie collective et bannit toutes nos folies. Notre désinvolture est une indolence qui peut provoquer la colère de nos co-locataires sur terre. Il ne faut jamais oublier que nous ne sommes pas les seuls sur la planète. D’autres créatures invisibles nous partagent la nature, nous devons leur accorder la meilleure considération. Les virus sont minuscules, mais leur force dépasse le génie de notre intelligence et l’art de notre imagination. Nous devons leur réserver le respect, pour ne pas dire la reddition, pour leur exprimer notre reconnaissance quant à leur puissance. 

A. G.

*Ecrivain.

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