L'Algérie de plus près

Les héros oubliés

Par Jacqueline Brenot

Lecture critique du roman «Un maure dans la Sierra» de Rénia Aouadène

Certains faits historiques disparaissent des mémoires officielles pour des raisons qui échappent à l’analyse. Grâce aux recherches et au talent d’auteurs motivés par le devoir de témoigner, ils finissent par réapparaître au grand jour. Tel est le cas de ce roman qui remet à l’honneur l’engagement d’algériens dans les «Brigades Internationales», partis combattre la montée du fascisme en Espagne.

L’histoire est inspirée de la vie de Rabah Oussidhoum, né en 1903 à Darna, dans la région d’Iboudrarene, qui pour fuir la misère et la peine de voir son père forgeron exploité, s’engage dans l’armée française comme tirailleur. Promu au grade de sous-officier, il sera muté en Espagne en novembre 1936, sur le terrain de la guerre civile espagnole, comme 700 algériens qui se sont battus contre le fascisme du Général Franco. Il trouvera la mort le 27 mars 1937, à 37 ans. Autre personnage du roman : Amalia, une espagnole d’Andalousie, engagée comme infirmière auprès des Républicains, ayant en commun avec Rabah la misère de leurs contrées respectives et leur désir de vaincre le fascisme.

«Sabri koul yiwen sel mektoubes». Patience, à chacun son destin ! Ainsi sont ponctuées les journées de Yamina, seule avec son fils Rabah, pendant que son époux est contraint d’aller vendre des épées forgées de ses mains, à travers le pays. A Darna, village haut perché, non loin du Djudjura, la misère sévit comme dans la plupart des villages kabyles durant la colonisation. Mais «Anerez wala neknu», Plutôt rompre que plier !… telle est la devise de Brahim, le mari de Yamina. En quelques phrases essaimées d’expressions kabyles, l’auteur campe le décor de cette famille courageuse et déterminée à résister à la pauvreté et aux  épidémies de choléra.

«Dieu devient l’unique recours pour atténuer la douleur de la mère et la colère du père». Un aperçu des conditions de vie désastreuses qui vont déterminer le choix de vie du personnage Rabah. A travers les relations privilégiées de respect et d’apprentissage du maître d’école Monsieur Lavigne et de son élève studieux Rabah, passionné d’Histoire, avide de lectures, s’expriment les préoccupations de l’époque, mais aussi la misère omniprésente. Les portraits de Brahim, le père de l’enfant, atteste de l’amour du métier éprouvé par la précarité des artisans «indigènes». 

Dans le même temps, en 1931, à quelques encablures de là, l’Espagne souffre de disette et d’illettrisme. Les deux allant tragiquement de pair, pour ne pas dire solidairement. Dans un pays en proie à la division, «où la mort surgit à chaque coin de rue, dans chaque village», deux personnages de femme vont émerger, Amalia et Dolorès, liées d’affection par un homme Don Francisco. Celui-ci issu d’une vieille famille qui «avait connu les fastes de Cordoba la musulmane». N’oublions pas à ce titre, la conquête musulmane de la péninsule ibérique avec la victoire du Califat Omeyyade sur le royaume Wisigoth autour de 711, et les huit siècles de domination sur l’Espagne, appelé âge d’or.

Puis le récit nous conduit à la décision scabreuse de Rabah «devenu un jeune homme lucide et révolté», compte-tenu du contexte colonial, de partir pour l’armée, afin d’obtenir  la citoyenneté française et de «fuir ce pays pour aller en France». Dès son arrivée dans le camp, il s’aperçoit  du nombre élevé d’autochtones et d’étrangers et fait le choix de se rapprocher «des villageois et des citadins arabes». Dans ces recrutements du désespoir, «il savait qu’aucun membre de ces «harkas» ne se considéraient comme français, il fallait juste, devant la misère et les épidémies trouver un moyen de survivre à l’injustice et à l’intolérable.»

L’auteur entre dans le vif du sujet de ces enrôlements de la désespérance en évoquant les causes de mendicité et de refus d’expatriation dans des régions lointaines. Dans ces choix douloureux, car contraires au sens de l’honneur, l’émotion prend le pas sur l’Histoire. Seul espoir pour le jeune Rabah, épouser la belle Zahira douée pour la tapisserie et la poterie, malgré l’animosité depuis des décennies avec les Oussidhoum.

Au cours de ses manœuvres à travers le territoire algérien, Rabah observe les populations et la division des différentes ethnies entretenue par la politique coloniale, lui qui «rêvait d’une société sans colonisé, sans opprimé, sans exploité».

L’auteur sait mettre en évidence par des dialogues instructifs entre Rabah enfant et son maître d’école Monsieur Lavedrine, la conscience aiguë de la situation contradictoire subie au quotidien. A la question : «Vous devez quoi faire, Monsieur ?», le maître répond : «Vous apprendre le français et puis vous enseigner les valeurs pour construire un monde meilleur !». Et cette réponse sibylline, à l’aune de l’histoire de tous les colonisés de l’époque ne pouvait qu’engendrer cette réflexion de l’écolier : «… pourquoi des étrangers leur donnaient des leçons alors qu’il existait dans son village des anciens capables de leur transmettre leur histoire…». Ainsi, ce roman laisse sur la route du lecteur des cailloux blancs pour retrouver le chemin des questions restées sans réponse.

Pendant ce temps, en Espagne, les étudiants, les poètes, les écrivains «dénonçaient l’ostracisme d’un pays livré au fascisme et au conservatisme entretenu par l’Eglise». Car «l’Espagne portée par l’amertume liée à la perte de ses colonies en Amérique du Sud s’accrochait au dernier bastion qui faisait d’elle un pays capable de survivre sur la scène politique internationale». Le récit du personnage d’Amalia et de son amoureux Don Francisco, fier du sang maure qui coule dans ses veines, est en prise directe avec l’Histoire tumultueuse du pays. Les deux sont entrés en résistance au côté des Républicains.

Deux visions, deux trajectoires pour une double cause parcourent le roman : refuser l’injustice et quérir la liberté. A travers les scènes croisées par les destins des deux personnages, nous suivons  les pas de Rabah, dans sa fuite éperdue des impératifs familiaux et coloniaux. Des pans d’Histoire surgissent au cours de conversations. Parti s’exiler à Paris, il trouve très vite ses marques dans le Parti communiste qui recrute «des autochtones capables de grossir ses rangs afin de développer ses idées sur le territoire algérien en vue de la révolution prolétarienne».

Pendant que «la guerre civile embrase la Catalogne, de nombreuses bombes tombent sur la ville mais les communistes et les anarchistes résistent aux différents assauts.» Amalia a choisi le camp du Front des Républicains pour «instaurer un monde de justice et d’égalité».

A Paris, le déclenchement de la guerre d’Espagne mobilise les ouvriers qui lancent des appels à la solidarité. Rabah s’est rapproché du Parti Communiste Algérien, exhorte et recrute des Algériens. Son objectif dépasse la lutte pour une révolution internationale du Parti. Il «rêve de sa terre libre et indépendante».  

Bien sûr, les destinées de ces deux personnages portés par les mêmes idéaux ne pouvait que se croiser sur les chemins minés de la guerre, au sud de Madrid. Dans ces entrelacs de récit et de dialogues traversés par la violence des combats, les personnages poussés l’un vers l’autre et oublieux momentanément des interdits, érigent leurs idéal de liberté en valeur commune. La dimension tragique de la situation rapproche ces êtres d’exception. L’auteure nous conduit au plus près des combats meurtriers, avec la peur au ventre de l’ennemi franquiste qui ne cesse de gagner du terrain, le cri des blessés et «l’enfer… de ces corps défigurés par l’explosion des grenades…».

Au cœur de cette violence, l’auteure confirme le courage des combattants qui s’apprêtent à donner leur vie, loin de leur terre natale. Du même coup, le récit devenu épopée interroge au plus profond la nécessité de l’engagement. L’idéal de liberté semble s’essouffler devant l’impasse de la bataille. Lucide jusqu’au bout, «Rabah observe le désastre mais il n’a pas d’autre option que de continuer le combat». Il conviendra d’esquisser la fin de cette histoire bouleversante et édifiante, en apprenant que «la Mairie de Barcelone lui rendra hommage en apposant sur une plaque d’une rue le nom Oussidhoum», mais que le corps du vaillant soldat de la Liberté, Chef du Bataillon  «Commune de Paris», tombé sur le Plateau de Miraflores, sera enfoui dans une fosse commune, comme ses camarades.

Dans cette histoire à remonter le temps, où les récits se succèdent puis s’entremêlent pour donner plus de relief à chacun, émerge des personnalités lumineuses, hors du commun. Le canevas de ce roman historique rend hommage aux hommes venus du Maghreb et du Moyen-Orient se battre aux côtés de ceux qui avaient un idéal de liberté. Ce texte épique réinvente le genre.

«Rabah ignore que les politiciens qui gouvernent ne sauront jamais que des afro-arabo-musulmans ou chrétiens se sont battus. Ils deviendront des soldats de l’ombre car l’histoire ne retiendra que ce qui l’arrangera». Ainsi, dans ces ultimes phrases prononcées par Rabah, sont résumés l’engagement et le courage de ceux qui luttèrent pour «défendre les libertés qu’on leur refusait dans leur pays». Ce livre est un hommage à tous les algériens qui ont lutté contre le colonialisme et le fascisme, même si cette guerre d’Espagne s’est terminée par la victoire des Nationalistes qui établirent une dictature durant 36 ans, jusqu’à la mort du Général Franco.

Sans temps mort, ce roman à l’architecture complexe emmène le lecteur au fin fond de l’Espagne, si loin et pourtant si près de l’Algérie par les motivations glorieuses des protagonistes.

J. B.

«Un maure dans la Sierra» de Rénia Aouadène ; Marsa Editions 2016 ; Editions El Kalima 2015.

Qui est Rénia Aouadene ?

Rénia Aouadene est née à Marseille de parents originaires du village d’Iboulaouadene (wilaya de Bejaia) en Kabylie – Algérie. Fille d’un militant nationaliste algérien assassiné pendant la guerre d’Algérie, elle grandit dans la banlieue marseillaise. Passionnée pour l’histoire de l’Espagne judéo-arabo-berbère.  Enseignante en Lettres- Histoire pendant de nombreuses années dans un Lycée des Métiers, elle est aujourd’hui Professeur d’Espagnol dans le cadre de Projets européens et d’échanges avec l’Espagne, poète et nouvelliste avec «Les destinées». Elle participe à des colloques, salons du livre en France et en Algérie.

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