L'Algérie de plus près

Une autre histoire de nos frères déportés 

Par Rachid Ezziane

Au commencement, il y avait le cimetière caché sous les arbres touffus dans l’île de Sainte-Marguerite, à quelques brasses de la ville de Cannes.

Des cercles de pierres éparpillés à plusieurs mètres à la ronde, les uns à côté des autres, couverts d’herbe et de joncs, rendaient la marche difficile. Le promeneur solitaire de ce jour crut qu’il s’agissait de quelques vestiges d’un rite « antédiluvien ». Mais en continuant à marcher, le promeneur remarqua l’étendue de ces cercles. Il y compta plus de deux-cents. Dans l’esprit de ce promeneur solitaire s’ouvrit alors une fenêtre sur le passé. Il décida d’élucider le secret de ces cercles en pierres. Et après de longues recherches aux archives de la commune de Cannes, voici ce qu’il en déduit :

La première énigme que Christophe Roustan Delatour (il s’agit du promeneur solitaire dont j’avais parlé) élucida, avec l’aide du Maire de Cannes, David Lisnard, fut la confirmation que ces cercles de pierres étaient des tombes dans un cimetière musulman. La première question qui s’imposa de facto était pourquoi ce cimetière musulman se trouve-t-il dans l’île Sainte-Marguerite au pays Lérins, et à quelques brasses de la ville de Cannes ?

La première démarche qu’entreprirent les deux hommes (Roustan Delatour et le Maire de Cannes) était de nettoyer les lieux pour y voir clair et avoir plus de visibilité. Une fois les herbes et les joncs arrachés, ils comptèrent 274 tombes, toutes tournées vers l’Est. Il y avait de petits cercles de pierres, des moyens et de plus grands. Ils conclurent que dans ce cimetière musulman sont enterrés des enfants, des femmes et des hommes adultes.

Et une autre question s’imposa. Pourquoi des enfants et des femmes musulman-e-s sont enterrés dans l’île de Sainte-Marguerite ? D’où viennent-ils et pourquoi ont-ils atterri dans cette terre non musulmane…

De 1843 à 1883, durant quatre décennies, plus de 4000 algériens, entre hommes, femmes et enfants, séjourneront dans la prison de l’île Sainte-Marguerite

La suite des recherches va révéler des choses horribles à raconter. Peut-être pour l’historien ou le chercheur ce ne sont que des faits à mettre au compte de la marche du temps et de l’Histoire, mais pour la personne qui a vécu les événements dans sa chair et son sang toutes les « réhabilitations » du monde ne sauraient adoucir ni atténuer la douleur et l’humiliation subies.

Il y a presque deux siècles, face à la baie de la ville de Cannes, sur une crique de l’île Sainte-Marguerite, accostait un bateau dénommé « Le Provençal », en ce jour de mardi 26 juin 1843. À son bord, il y avait 281 personnes venues d’Algérie. Ce groupe de 281 personnes était composé de 49 hommes adultes, 113 femmes, 89 enfants et 30 domestiques.

Débarquée sur la plage, ces déportés-prisonniers furent dirigés vers le fort qui surplombe l’île après avoir traversé un chemin de terre au milieu d’une forêt de pins maritimes, de chênes verts et de cyprès. Les captifs (c’est le cas de le dire, car n’ayant commis aucun délit) seront internés dans la prison qu’avait occupée « le masque de fer ». Malheureusement, ces déportés-prisonniers-innocents ne seront pas les uniques captifs, car ils seront rejoints, au fur et à mesure, et durant plus de 40 ans, par d’autres captifs innocents qui seront utilisés comme monnaie d’échange en contrepartie de la reddition des hommes de l’Émir Abdelkader.

De 1843 à 1883, durant quatre décennies, plus de 4000 algériens, entre hommes, femmes et enfants, séjourneront dans la prison de l’île Sainte-Marguerite. Comble de la bêtise coloniale, des enfants naîtront sur l’île et y mourront sans n’avoir jamais connu une autre terre que celle de la prison de l’île. Ce seul fait démontre le degré de cruauté qu’avait atteint la politique coloniale de la France en Algérie.

En vérité, l’île Sainte-Marguerite cache en son sein une autre histoire dramatique. Et on peut même dire que cette histoire est plus douloureuse que celle de l’homme au masque de fer qui avait été fait prisonnier sur l’île. Car il ne s’agit pas du malheur d’un seul homme, mais de « l’infortune » de centaines de personnes : hommes, femmes et enfants.

Il s’agit d’un extrait de l’ouvrage dont je suis en train d’écrire, intitulé « L’île Sainte-Marguerite : Une autre Histoire de nos frères déportés ».

R. E.

* écrivain

One thought on “Une autre histoire de nos frères déportés ”
  1. Très bel article article ajouté à la série des chroniques : le bagne du bout du monde .écrit par notre grand écrivain feu Rachid ezziane chapeau à l’artiste.

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