Par Youcef Elmeddah
Je n’ai jamais aimé les étés à El Asnam ! De mon enfance à ce jour. Pas uniquement à cause de la chaleur et des rues désertes des après-midi brûlants. Issu d’une famille très modeste, et adolescent, je voyais mon quartier se vider de nos voisins et donc de certains de mes amis qui allaient camper dans les plages de Ténès et ses environs.
Mes journées se suivaient et se ressemblaient. Nous avions une TV noir et blanc, une radio et … un débarras. C’est dans ce débarras que feu mon père stockait la demi-douzaine de cageots de limonade qu’il achetait au prix de gros à Bacha, un limonadier de Ténès qui nous approvisionnait une fois par mois en cette divine liqueur. Bien alignés avec les quatre couleurs censées représenter le gout de chacune : orange, noire pour la pomme, jaune pour le citron et blanche pour la sans goût… Nous étions bien sûr rationnés en limonade : un verre par enfant et uniquement pour le repas du midi. Mais comme on aimait trop cette limonade, mes deux frères aînés et moi avions décidé un jour d’en ouvrir une de couleur blanche en cachette, d’en boire presque la moitié puis de la reremplir d’eau, la refermer convenablement et la remettre à sa place
Un jour d’été, nous avons reçu la visite de mon oncle, Colonel en Syrie après avoir quitté l’Algérie à la suite du « redressement révolutionnaire de 1965 » de Boumediene. Ma mère avait mis les petits plats dans les grands. Déjeuner à table sur des chaises empruntées aux voisins. Kima legwar. Entrée, plats, dessert, nappe, serviettes blanches et brodées et, bien sûr, de la limonade fraîche au menu. Le must ! De la blanche, sans colorants, parce que la préférée de mon père. Je faisais partie, avec un de mes frères, des privilégiés qui partageaient cette belle table. Pas ma mère occupée à la cuisine. Déjeuner entre hommes ! Mon père nous a demandé de bien nous tenir à table, de manger proprement, de ne pas laisser de miettes et, surtout de ne pas parler et d’écouter ce que nous racontait notre oncle « syrien ».
La bouteille de limonade
Au milieu du repas, mon père avertit son frère qu’il allait avoir le plaisir de goûter à la meilleure limonade de la région venue de Ténès. La blanche qu’il a pris soin de la mettre lui-même au frais avant de la proposer à mon oncle qui avait une allure impressionnante : costumé, parfumé, qui se tenait droit et qui avait un regard de militaire et un fort accent syrien.
Une fois servi, mon oncle a goûté à la limonade en premier, avant nous et a fait une légère moue.
– Ya El hadj, la limonade est bonne mais elle a un fort goût d’eau.
– D’eau ?
– Oui elle n’est pas très sucrée je veux dire.
Mon père goûta la limonade à son tour puis est devenu rouge de colère.
– Ah wlid lahram ! C’est la première fois que je me suis fait rouler. Il a dû la compléter avec de l’eau wlid lahram. Esmahli Hadj ! Je suis confus…
Mon oncle fit un hochement de tête puis dédramatisa cet incident avec un léger sourire. Mon père m’ordonna alors d’aller chercher une autre bouteille orange au frigo. Ce que je fis.
Me rendant compte que la bouteille proposée à mon oncle était celle que l’on avait ouvert avec mes frères, bue la moitié puis complétée par l’eau, j’ai prié le bon Dieu que mon père ne le sache pas sinon la punition allait être d’une extrême sévérité. Etbahdila men lekbar devant un oncle distingué. J’ai pris la mesure de la gravité de la situation.
En m’attablant de nouveau, j’évitais le regard de mon frère qui a dû, lui aussi, comprendre que la bouteille servie était celle que l’on avait ouverte. Par peur de nous trahir ou de piquer un fou rire car la situation relevait du burlesque.
À la fin du repas, mon oncle est parti faire une sieste et mon père s’est dirigé vers le débarras pour contrôler les bouteilles de limonade une à une en vérifiant leur herméticité. Il nous a demandé de vérifier avec lui la vingtaine de bouteilles alignées sur une étagère.
Mon frère et moi avions vérifié que toutes les bouteilles étaient bien fermées tout en retenant une folle envie d’éclater de rire.
Je n’ai jamais su si mon père avait fait la remarque à Chama quant à la bouteille frelatée.
Les crocs du chien de Begneto
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Cité Arroudj se vidait surtout au mois d’août… Mais quelques voisins qui travaillaient encore allaient, chaque début de soirée, déguster un créponné dans une des terrasses du Monoprix, détenu par la famille Medahi, redoutable concurrent à l’autre glacier Hafi du centre-ville qui faisait lui aussi du très bon créponné, mais ne disposait pas de terrasse. Un rituel immuable… Ils étaient quatre ou cinq. Ils parlaient peu mais étaient toujours ensemble.
Qu’avions-nous comme loisirs ? La TV avec une seule chaine en noir et blanc, les bandes dessinées, les billes, la confection de petits camions, Ettara -un jeu consistant à mettre un bâton au milieu de la jante d’un vélo et arriver à courir sans la faire tomber- la collection des drapeaux dont la côte différait – celui du Costa Rica était très demandé et s’échangeait contre une dizaine de drapeaux moins cotés.
Sous une chaleur écrasante, mon père nous a inscrits à des cours obligatoires de Coran dans un Djamaa (oratoire, moussalla), une salle sombre, exiguë sans clim (à l’époque ça n’existait pas) et sans ventilateur. Les cours étaient programmés de 14h à 17h et il fallait non seulement y assister mais surtout apprendre par cœur quelques sourates par jour sous peine d’avoir la Falaqa… On était assis à même le sol sur des hssirates sales et déchirées par endroits et on récitait les sourates écrites sur nos louhates… Je me souviens que le Cheikh du Djamaa lisait le même journal en arabe pendant plus d’une semaine. Exactement le même ! À la sortie du Djamaa, je retrouvais une Cité Arroudj morte, sans âme qui vive avec deux ou trois amis infortunés comme moi. Nous avions un peu honte de rester dans le quartier alors que la plupart de nos voisins se prélassaient en bord de mer.
« À chaque chose malheur est bon »
Le matin tôt, quand je sortais faire un achat, je croisais toujours Arroudj Bouabdellah , Allah yerhmou, lisant El Moudjahid assis devant l’entrée de ses douches…
Nous avons toujours connu cet homme comme étant le Pacha du quartier Cité Arroudj. Il était toujours à l’écoute des jeunes de cette époque. Il était connu pour sa bonté, ses richesses, sa grande famille, et sa piété. Je n’avais pas souvenance d’un quelconque engagement politique jusqu’au jour où on a vu qu’il était candidat aux élections municipales d’El Asnam dans les années 70-80 ! Fi Waqt El parti Unique ! Ça me faisait drôle de voir sa photo sur l’affiche des candidats et me demandait ce qu’il pouvait faire pour la ville s’il était élu.
Un jour en allant au Djamaa sous une chaleur étouffante, et en prenant un petit raccourci, j’ai été mordu par le chien du boulanger Begneto… La blessure étant profonde, on m’a emmené à l’hôpital où j’ai été soigné et eu droit de ne plus aller au Djamaa ! J’ai remercié le chien de m’avoir permis quelques jours de farniente…
Chaque soir, la municipalité asnamie affrétait des camions arroseurs pour nettoyer et surtout rafraichir les routes dont le goudron fondait littéralement sous les fortes chaleurs. On appréciait tous la belle odeur de terre fraiche qui suivait cet arrosage salutaire.
Fin août, l’été arrivait à sa fin et les vacanciers du quartier commençaient à rentrer chez eux. Le quartier retrouvait son ambiance, moi mes amis avec une joie indescriptible. Nous étions à présent tous égaux. Tous dans le même quartier ! Et j’avais hâte de voir mes amis bronzés perdre leur bronzage pour se fondre avec ceux qui n’ont pas eu la chance de partir en vacances.
Nos repas se limitaient parfois à une portion de fromage, quelques olives, du pain fait maison, du Leben ou Raib et du sublime gazouze Chama ! Le menu anti-chaleur !
C’est là que j’ai pris la mesure du « Kada El faqr ane yakouna koufrane » ! Mais c’est cette pauvreté qui nous a plongés dans la lecture, la recherche effrénée d’informations sur le monde, la religion, la littérature, les artistes etc… Et bien plus tard…
Y. E. M.
2 thoughts on “Années 1970, mes étés à El Asnam”
Bonjour à toutes,
Je tiens à vous remercier pour tous les messages que vous m’avez envoyés, exprimant vos inquiétudes, vos tristesses, vos amertumes et vos questions. Beaucoup d’entre vous se demandent pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
Face à ce constat alarmant, je ne fais que confirmer ce que vous ressentez au sujet de ce monde humain du 21ᵉ siècle. Un monde où, malheureusement, trop d’individus semblent devenus des prédateurs sans limite.
Où sont-ils, les « Ouled Blad » de valeurs ? Ceux qui portaient haut la sagesse, l’intégrité et le respect des traditions ? Ceux qui incarnaient la force morale et l’harmonie dans leur communauté ?
Aujourd’hui, il semble que beaucoup se soient effacés, submergés par les mutations rapides de la société et les influences étrangères. Mais leur absence n’est qu’apparente : ils vivent encore dans la mémoire de ceux qui croient en ces valeurs et aspirent à les raviver.
Le moment est venu pour eux de se relever, de réaffirmer leur présence et de reprendre leur rôle dans la préservation et la reconstruction de ce qui fait la richesse de leur terre.
J’ai une profonde déception et tristesse envers les transformations sociales et culturelles et humaniste que j’observe, en particulier dans ma ville El-Asnam (anciennement Orléans ville) ou j’ai grandi ou mon adolescence radieuse et d’une jeunesse extra-merveilleuse et la lumière et la beauté de mes parents que je n’oublierai jamais Allah yarhamhoum et qui se repose en PAIX, depuis le séisme de 1980 qui a ravagée cette belle la ville. La déception elle est totale
Effectivement Tres déçu et encore une fois tres triste d’un trésor inestimable des valeurs d’authenticité, de respect et de droiture qui, selon moi, se sont effacées face à l’émergence de comportements matérialistes, et individualistes , hypocrisie mensonge Opportunisme sans limite, des préjugées qui propages dans tous les coins de la ville escroquerie et du Bla Bla Bla voilà le progrès et le développement de chlef apres 1980 !!!
Entre El Asnam Macha Allah et chlef il n y a pas photo vous ne pouvez pas comparaitre l’incomparable impossible
Ces envahisseurs, venus d’ailleurs ou parfois issus de l’intérieur, agissent avec un comportement dénué de discernement, semblable à celui de daltoniens. Animés par une soif insatiable de richesse, obtenue par tous les moyens, ils ne respectent ni les niveaux d’instruction, ni les valeurs, ni les comportements qui définissent une société équilibrée. Ils ne sont que des prédateurs sans limite.
Ces prédateurs sont partout, parfois même au sein de nos propres familles. Ils sourient face à toi, mais leur venin détruit tout ce qui t’entoure. Malheureusement, ils n’ont pas seulement contaminé El-Asnam et ses valeurs ancestrales, mais aussi celles de « Ouled -Blad ».
Il ne reste désormais de cette belle ville, autrefois pleine d’histoire et de richesse culturelle, que poussière et chimère.
Une société envahie par des influences externes jugées négatives reflète un sentiment partagé par beaucoup face aux mutations rapides des valeurs traditionnelles. Aujourd’hui, dans le monde musulman, il ne reste souvent qu’une façade : les mosquées sont pleines à craquer, mais les cœurs semblent vides. Les apparences ont pris le dessus.
Les tables sont généreusement garnies, mais le goût et l’essence véritable sont absents. La raison et la sagesse des anciens, jadis respectées, sont balayées par des discussions bruyantes et inutiles, exprimées dans un langage figé, datant d’un autre âge. Ces discours sont portés par des esprits fatigués, incapables de se renouveler.
La sagesse et les paroles des gens d’autrefois étaient comparables à un jardin fleuri, riche de sens et d’harmonie. En revanche, celles d’aujourd’hui, malheureusement, peinent à offrir une vision éclairée pour guider les générations futures.
El-Asnam n’est plus que l’ombre d’elle-même, une rivière asséchée, un palmier privé de ses dattes. Autrefois, c’était une terre où les marguerites et les roses s’épanouissaient sans qu’on ait besoin de les arroser, une ville vibrante de vie et de beauté naturelle.
Aujourd’hui, ce qui subsiste n’est qu’un décor vidé de son essence. Les tables, bien que généreusement garnies, manquent de saveur, comme si même l’abondance ne parvenait plus à combler le vide laissé par l’âme d’un lieu autrefois plein de sens et de poésie.
Ce qui reste désormais aux « Ouled Blad », c’est de s’imposer comme acteurs du développement de leur ville. Leur présence et leur participation active à toutes les réunions concernant l’avenir et l’amélioration de leur communauté sont essentielles. Votre parole compte, et elle a le pouvoir de guider le changement.
Le véritable défi réside dans la capacité des habitants à résister aux influences qui menacent leur identité. Les « Ouled Blad » doivent réaffirmer leurs valeurs et se mobiliser pour préserver l’âme de leur ville, tout en s’adaptant aux mutations rapides de la société.
Dr Ismail GUELLIL
https://boccasahnoun.blog4ever.com/blog/photo-126353-8117652-el_asnam_dans_les_annees_70.html
Excellent article, racontant les aventures d’un enfant Asnami comme si il parlait au nom de la plupart des jeunes et enfants de sa région natale. Merci l’ artiste et chapeau.