Par Jacqueline Brenot
À lire la préface de cet ouvrage, rédigée par Raphaël Confiant, écrivain, poète et doyen de faculté, militant de la cause créole, « ce livre est une bouffée d’oxygène dans ce monde où chacun est sommé d’inventer sa place ». Et le lecteur d’apprendre que le thème qui motive tant d’écrivains et d’artistes depuis la nuit des temps, pose la question de l’identité, initie et sous-tend ici cette histoire autobiographique, avec comme un postulat sous-entendu : nos différences, même les plus éloignées, demeurent l’expression d’une humanité commune.
Si de surcroît, l’auteure est née hors du pays d’origine des siens, le sujet se complexifie, mais n’en est-il pas, justement, plus intéressant ?
Les dés sont jetés en direction de ce récit qui débute par le souvenir persistant de questions déplacées d’une enseignante formulées à son égard. Les souvenirs de l’enfance restent toujours marqués au fer blanc.
Entrons ainsi dans le vif de cette histoire écrite à la première personne et qui « trimbale » son existence comme dans une valise encombrante, de port d’attache en quais d’adoption, depuis sa naissance en France. Inutile d’insister sur le poids des épreuves qui accompagnent ce périple, d’autant que la mythique Pandore s’y est glissée sans vergogne, et que l’excès d’interrogations en guise de bagages qui submerge l’auteure l’incite à faire le tri en pas moins de 27 chapitres, aussi édifiants les uns que les autres.
Dès le premier, au titre dramatique « les désenfantés », celle-ci rappelle les brimades à l’égard de la population algérienne auxquelles elle assistait enfant, ou dont elle fut victime, pratiquées dans les années soixante. Parmi les plus mémorables à son encontre, une orientation, plus politique d’une époque que pédagogique, en « classe de transition », soit la mise au ban et la fin d’un cycle d’études, finit d’entamer la confiance de l’enfant à l’égard du système. Le prosélytisme exercé à l’égard des prénoms de la famille par une groupe de Sœurs, familières des siens, par changement systématique, ajoutera à sa suspicion.
Paradoxalement aux vertus démocratiques inhérentes à l’institution, « la différence, c’est l’école française qui me l’a enseignée » s’exclame-t-elle plus tard, et l’enfant de s’affirmer « arabe » sous les questions pressantes de l’institutrice devenue sa « terreur ». Ces bribes de souvenirs accompagnées de fragments racontés par les parents, attestent des blessures indélébiles de l’enfance. Pour s’émanciper d’une vision « réductrice et manichéenne », même « totalitaire », la jeune Maleyka tente de trouver des réponses dans la fréquentation assidue des bibliothèques, en se rappelant les dates-clefs qui marquèrent les siens depuis 1830, date de « l’invasion sauvage de l’Algérie ».
Ainsi et très tôt, l’enfant prend le parti de s’interroger sur le sens de ce qui lui est enseigné. Et « qu’importaient les punitions et les vexations face à ma détermination », précise-t-elle.
C’est bien à l’éveil d’une conscience par une démarche spontanée que convie ce récit et la démonstration n’en est que plus motivante. Pour accéder à une meilleure connaissance de l’histoire de l’Algérie et la sienne, l’écolière diversifie sa quête et décide d’établir « une chronologie en mêlant les histoires de la France et de l’Algérie » à celles de sa famille. Avec ce passé tressé de dates célèbres l’enquête progresse, tandis que d’autres pistes demeurent sous le poids des secrets de famille. Ce fantaisiste attelage de calendrier rend plus nécessaire sa recherche familiale et révèle des réalités pesantes sous le poids inhumain de l’Histoire. Et puis, toujours déterminée, l’enfant devenue adulte tente de se forger « un habit sur mesure » prenant en compte son éducation, ses origines et ses opinions pour se construire sur une terre étrangère aux siens.
Ce choix de lucidité et d’acquisition du plus pratique de chaque culture se heurtera à l’esprit sclérosé de la société qui ne concède pas d’intérêt à la « singularité » des individus, mais aussi aux secrets de famille effilochés par le temps ou devenus fardeaux.
Plus tard, par les hasards de l’existence, un voyage organisé en direction de Verdun auquel elle décide de participer et l’ossuaire de Douaumont où les restes de 130.000 soldats reposent, lui rappelle un lien familial avec ce lieu. Un de ses aïeux enrôlé et « mort pour la France » doit y figurer, comme les 28.000 algériens morts « sans savoir pourquoi ils se battaient ».
Chaque épisode de ce récit témoigne d’un combat personnel assidu qui conduit jusqu’à retourner au pays chercher in situ l’histoire des ancêtres, du côté d’Ouled Thaâne. Celle de Gassem Ferradj, son grand-père maternel qui vivait comme métayer près de Beni Slimane et dont l’honneur bafoué par son patron, comme celle de la lignée, apportera des réponses.
L’intérêt de cet ouvrage réside dans cette détermination à renverser les barrières de silence qui s’érigent dans certaines familles et la volonté à décloisonner les récits des individus.
Cette quête s’accompagne d’évocation, comme celle de sa mère, « symbole même de la parfaite maman algérienne » qui maintint jusqu’au bout ses traditions, son tatouage et sa dent en or, son khôl et son henné. Cette liberté de choix résonne comme un écho au combat de la fille, qui finit à son tour par les adopter et à en découvrir le sens ancestral.
D’après une interview de l’auteure qui s’est considérée comme « une déportée de l’histoire » et « la suite de l’agression de 1830 »1, ce livre aurait dû s’appeler « Transfuge ». La trituration expérimentale à la loupe des faits d’un passé malmené par les restes de la colonisation devient mode de connaissance, libère la parole et restitue l’identité. Le talent de l’auteure réside dans cette volonté de remonter par tous les moyens le cours de l’histoire familial, malgré l’invisibilité des ancêtres, ceci avec justesse et finesse.
L’ouvrage ouvre également le champ des possibles autour de la quête, du legs personnels et le refus d’entrer dans les normes actuelles de la pensée « homogénéisée » occidentale ou, tout simplement, des carcans de l’Histoire.
Ici, pas de nostalgie vaine d’un passé intériorisé en motif artistique, mais une réflexion en mouvement qui échappe aux systèmes de pensées sclérosées et qui initie des exercices de réflexion analogues.
Un livre édifiant, sans fards et sans ajout, qui invite chacun à regarder son passé avec lucidité et une exigence historique, pour penser, avec ou sans l’homophone, plus sereinement le présent.
Jacqueline BRENOT
« La décoloniale » de Maleyka Fredj, Éditions Frantz Fanon (octobre 2023)
1 Propos recueilli par Nacima Chabani (le 22/02/2024)