L'Algérie de plus près

8 mai 1945 : le sésame des portes de l’enfer

Par Jacqueline Brenot

L’analyse des discours produits en France durant les événements du 8 mai 1945 en Algérie -et des journées qui ont suivi- met en relief  un parti pris et une discrimination évidente qui n’ont été réexaminés dans les études académiques que depuis les années 1990. C’est ce que démontre l’imposante étude réalisée par Mehana Amrani, publiée aux Editions L’Harmattan en octobre 2017. Jacqueline Brenot nous en fait un résumé.

Certains sujets trop «délicats» pour leur impact politique ont été longtemps «oubliés» ou «confinés», mais le travail de mémoire fait son œuvre et des études finissent toujours par surgir du puits de la Vérité, grâce à des esprits éclairés. C’est le cas de cet ouvrage de Mehana Amrani publié chez l’Harmattan. Présenter une étude de cette ampleur relève plus de la gageure que d’une authentique restitution. Aussi, avant de l’aborder, il est nécessaire de reprendre cet extrait d’Antoine Compagnon, cité par l’auteur lui-même, afin que la rigueur appropriée à la lecture analytique et synthétique d’une œuvre si documentée s’impose. A ce titre, l’auteur cité de «La seconde main ou le travail de la citation», énonce la problématique en ces termes : «Lorsque je cite, j’excise, je mutile, je prélève (…) Le fragment élu se convertit… en morceau choisi, membre amputé». Que l’auteur soit remercié de cette précision qui excusera les choix arbitraires de cet article.

Aborder les massacres du 8 mai 1945, c’est entrer d’emblée dans l’horreur et l’inacceptable perpétrés par l’armée coloniale. L’ouvrage rédigé par Mehana Amrani a fait le choix de l’aborder sous l’angle des «discours français sur les massacres de Sétif, Kherrata et Guelma».

En effet, jusqu’à une date avancée, le mot «massacre» avait un sens restrictif, car il n’était utilisé dans les rares ouvrages et discours concernés que pour désigner les victimes françaises, les victimes indigènes n’étant que «réprimées».

Ce parti pris et cette discrimination évidente ne sont réexaminés dans les études académiques que depuis les années 1990.

L’auteur se penche d’abord sur le parcours sémantique du mot «massacre» employé depuis le XIIème siècle. Dans son sens moderne, il recouvre l’instrument et le nombre de victimes, tous deux renvoyant au mot «masse». Ce mot souvent associé à la «sauvagerie» renvoie «à un acte qui révolte l’esprit et l’entendement humains».

« Ce que parler veut dire »

Dans sa démonstration, l’auteur met en parallèle, «les français massacrés» et «les indigènes réprimés» au cours de cette journée.

«Il y a donc un choix, impensé ou délibéré, dans la désignation de deux grandes catégories de victimes du 8 mai 1945 algérien».

Ce constat, nourri de documents de l’époque ou postérieurs, met en valeur «le discours dominant» de l’époque, «le même schéma rhétorique» de  ce parti pris, de «l’autocensure devant les victimes algériennes».

Quelques voix éclairées dénonceront la discrimination exercée au niveau de l’information. Il s’agit du couple Colette et Francis Jonhson qui publient en 1955 : «L’Algérie hors-la-loi» en s’appuyant sur le témoignage de Germaine Tillion «qui soutient qu’il s’agissait d’une manifestation pacifique qui a dégénéré par la faute d’un policier».

Les textes référencés par l’auteur confirment cette systématisation. Son premier constat atteste que le mot «massacre» revient «avec la même configuration sémantique et contextuelle en servant exclusivement à qualifier l’assassinat des Français».

De la même façon, les «massacreurs» seront désignés suivant une certaine «pensée conspiratoire», à travers «deux mots-clés : agitateur et indigène», qui éclaire le phénomène de la rébellion par l’angle d’«une causalité diabolique».

Le mot «indigène» qui figure dans le dictionnaire «Les mots de la guerre d’Algérie» de Benjamin Stora, ne s’appliquera plus aux Juifs d’Algérie après le décret Crémieux de 1870. De fait, il «devient une façon péjorative de nommer les Algériens en situation coloniale». L’habitant autochtone «est privé de l’ethnonyme algérien» en référence à sa terre natale.

Dans son ouvrage «Ce que parler veut dire», Pierre Bourdieu auquel l’auteur se réfère, note ces dénominations dévalorisantes. Dans certains journaux de l’époque, comme le Monde du 18 mai 1945, l’auteur relève la même «rhétorique analogique» qui permet de parvenir à des conclusions plus pernicieuses, puisque «les troubles s’expliquent par le déficit de la présence coloniale française».

Quand la presse libre invite au massacre

Le premier «commanditaire» désigné de ces massacres est Ferhat Abbas. La voix politique qui pousse au massacre et qui le désigne comme «agitateur» passe par les journaux comme «France Soir» et «Le Monde». Seul Camus, dans son journal «Combat» le disculpe.

Concernant les «indigènes réprimés», celui-ci utilise le mot «répression», mais en la qualifiant d’«aveugle» et en dénonçant : «Le temps des impérialismes occidentaux est passé».

Certains journaux comme «L’écho d’Alger» «incite à l’usage de la force» en notant le 7 juin 1945 : «Quand la maison brûle… c’est l’heure du pompier. Pour l’Afrique du Nord, c’est l’heure du gendarme !».

Camus s’élèvera «contre la surenchère des journalistes français qui réclament plus de répression» et parlera de «mesures répressives non seulement inhumaines mais encore impolitiques».

Dans cette répression féroce, une participation collective, «militaires-civils», avec une milice «supposées d’autodéfense» témoigne de l’ampleur du phénomène. Certaines voix s’élèvent comme celle de Robert Aron dans son ouvrage : «Les origines de la guerre d’Algérie» pour dénoncer les conditions d’existence imposées par les autorités aux musulmans durant cette période.

Même le chiffre des victimes de ces «mises à mort massives» oscillent entre 15 000 à 70 000 victimes et suscitent des polémiques entre les observateurs.

Au-delà de ces bilans chiffrés effroyables, l’auteur précise que «les tirailleurs algériens qui ont participé à la deuxième guerre mondiale aux côtés des Alliés», découvrent «une autre réalité» en rentrant dans leurs foyers. Ce constat témoigne à lui seul de ce que qualifiera Camus par «mesures répressives non seulement inhumaines mais encore impolitiques»

Dans son chapitre intitulé «Historiens, écrivains et journalistes français revisitent le 8 mai 1945», l’auteur indique que l’écrivain Michel Tournier cite cette répression «au même titre que les grands massacres de masse du vingtième siècle» dans «Le Monde» de 1971.

Il faudra attendre 2005 pour que la France officialisée par la voix de son Ambassadeur en Algérie s’exprime sur ces massacres et lui associe le mot «tragédie».

L’auteur s’intéresse également «aux figures du discours du Général de Gaulle sur les massacres du 8 mai 1945», où il analyse un corpus limité à «quelques interventions lapidaires», nommé aussi «les figures du laconisme». Celui-ci avait pressenti «les troubles en Afrique du Nord», mais «n’avait pas prévu cette tragédie algérienne», ni «son ampleur de massacre de masse». L’intérêt majeur de ce chapitre repose sur les trois types de discours d’ordre «rhétorique» recensés. 

                                     

« Le Monde », des positions colonialistes assumées

Évoquant les prises de position du journal «Le Monde» sur les émeutes durant l’année 1945,  l’auteur observe l’absence d’articles durant une semaine, remplacée par la fin de la deuxième guerre mondiale et la victoire des Alliés. Le journal n’y fera référence que sept jours après le début des massacres en minimisant les faits et leur localisation. De ce fait, il «ne fait que puiser dans une rhétorique coloniale commune» qui pratique l’euphémisme et l’autocensure.

A ce «discours codé» qui relève de l’imposture, s’ajoute l’insistance sur «la menace» perçue de «l’émancipation des indigènes». De la même façon, «l’émeute» et «la guerre» ne sont formulées que comme de simples «événements» ou des «incidents». Les causes économiques de l’ordre de la disette sont exclues. Seul le mobile politique et nationaliste est retenu.

Parmi les sujets choisis qui concourent à cette analyse méthodique des discours de l’époque, retenons « Les discours iconographiques sur les massacres du 8 mai 1945». L’hypothèse de départ étant que la photo n’a pas que la simple fonction d’illustration, mais apporte la preuve incontestable, donc dispose d’un pouvoir référentiel et implicite. Mieux : «L’image est …un discours à part entière…». L’auteur remet en cause la posture de restitution «de justice et vérité d’un événement», d’autant que le corpus s’avère limité aux images produites par les militaires  français considérés comme «les plus grands producteurs d’images sur les émeutes du 8 mai 1945».

Il apparaît en conclusion de cet ouvrage fort documenté sur «le déni des réalités des massacres du 8 mai 1945» un constat fondé sur deux grandes périodes : la première correspond à une époque de mutisme et d’occultation, la seconde est celle de «la résipiscence» officielle qui, parfois, n’exclut pas «le retour des discours de déni».

Cette précieuse et motivante recherche pose «l’existence d’une diversité de discours français sur le 8 mai 1945» qui participe aussi de la rumeur sociale. En effet, cette étude nous invite, à partir d’un fait historique important, de savoir privilégier la communication produite à travers l’interactivité des discours puisque «chaque discours entretient toujours avec d’autres discours des rapports de subordination, d’acquiescement délibéré ou de contestation et d’insubordination».

J. B.

«Le 8 mai 1945 en Algérie – Les discours français sur les massacres de Sétif, Kherrata et Guelma» de Mehana Amrani – Editions L’Harmattan (octobre 2017)

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