Cette histoire est réelle, elle nous a été racontée par une vieille femme qui en est en même temps l’une des protagonistes. Les faits remontent à l’ère coloniale, plus précisément à l’année 1953, au douar des Ouled ben Youcef, situé à une dizaine de kilomètres de Ponteba, actuellement Oum Drou, dans le département d’Orléansville.
Cette année-là naquit Ahmed dans une famille modeste qui subissait comme toutes les familles algériennes autochtones les affres de la colonisation. Le père d’Ahmed était un paysan (fellah) qui vivait de l’élevage de ses moutons. El hadj Benabdellah, c’est ainsi qu’il se prénommait, habitait une maison faite de pierres et de terre (tabia) ; les habitations de ses voisins -qui n’étaient autres ses cousins- étaient serrés et étroites. Benabdellah était déjà père de quatre enfants avant que le cinquième arrive au monde, deux garçons et deux filles dont l’aîné était de sexe masculin appelé Djilali, suivi d’une fille El Alia, puis d’un garçon Mohamed ensuite de Kheira. La mère quant à elle était une femme affaiblie par les travaux rudes et les tâches infinies exigées par la vie paysanne sous des conditions difficiles. La journée de cette malheureuse épouse commençait par la traite des chèvres pour donner du lait à ses enfants, il allait ensuite ramasser des morceaux de bois pour allumer le feu et faire cuire le déjeuner. Il n’était pas question de se reposer après cette tâche ; bien au contraire, il fallait moudre le blé, le tamiser pour en séparer le son et préparer le couscous au dîner. N’en parlons pas du jour consacré au lavage du linge, c’était le cauchemar de la pauvre femme car l’eau était rare et il fallait aller loin la chercher à dos d’âne.
Toutes ces tâches ne faisaient que fragiliser le corps de l’épouse de Benabdellah et la rendre vulnérable, surtout lors de sa dernière grossesse. A cause de sa faiblesse généralise et du manque de prise en charge médicale puisqu’il était de coutumes d’accoucher à domicile pour toutes les femmes indigènes. Et voilà qu’un nouveau-né égaya la maison. On le nomma Ahmed. Mais depuis cet événement, la maman ne se sentait guère bien, son état de santé se dégradait d’un jour à l’autre.
Le décès de la mère
Après un an et demi de lutte avec sa maladie qu’on n’a jamais diagnostiquée, la femme de Si Benabdellah passa de vie à trépas. Mais juste avant de fermer pour toujours ses yeux, elle ne cessa d’appeler sa fille aînée qui se tenait tout près d’elle. El Alia écoutait sa mère qui la supplia, d’une voix très basse, de s’occuper de son petit frère. Ce sont les derniers mots de la malheureuse mère. A cet instant, Ahmed était blotti contre sa mère, essayant de téter son sein sans savoir, bien sûr, qu’il se tenait devant une dépouille sans âme.
Les jours passèrent et Ahmed, qui n’a pas cessé de pleurer sa maman s’est peu à peu habitué à sa nouvelle mère, sa grand sœur El Alia, qu’il suivait partout. Tout se passa relativement bien jusqu’au jour où le père décida de se remarier, chose qu’il n’a pas tardé à réaliser. Comme dans tous les contes, la nouvelle arrivée était méchante avec les enfants de son mari. Elle a bouleversé la tranquillité de la maison des orphelins. Elle imposait son dictat, envoyant Mohamed, le troisième enfant, ramener de l’eau du matin au soir et les filles chercher les morceaux de bois, sinon récupérer de l’argile pour produire de la poterie. Le petit Ahmed était tout le temps accroché à sa grande sœur. Quant à Djilali, l’aîné de la petite famille, il avait pris contact avec les moudjahidine de l’ALN et s’est retiré discrètement du douar. La situation des enfants continuait à empirer davantage vu le comportement de leur belle-mère ; il n’était pas question de se plaindre auprès de ce dernier car il donnait toujours raison à son épouse. Elle trouvait du plaisir à les voir déguenillés et souffrir de faim, obligeant Ahmed à marcher pieds nus en le privant souvent de lait. Heureusement que sa sœur était près de lui et se dépensait sans compter pour lui assurer sa nourriture quotidienne.
Ahmed avec sa sœur chez sa tante
Les journées des orphelins se succédaient, chacune étant une torture. Un jour, la tante paternelle vint leur rendre visite. En fait, elle est venue pour une autre raison qu’on découvrit plus tard. La tante attendait le retour de son frère pour lui annoncer son vœu de demander la main d’El Alia à son fils. Bien-sûr, la femme de son frère était très heureuse car elle a ainsi l’occasion de se débarrasser de son adversaire la plus coriace. El Hadj Benabdellah a accepté la demande de sa sœur. Mais qu’en est-il d’El Alia ? Elle ressentait des sentiments contradictoires, partagés entre la joie et la tristesse. Elle est contente de pouvoir enfin mettre fin à son calvaire mais à la fois triste d’abandonner ses trois frères et sa sœur, surtout le petit Ahmed.
Le jour du mariage, El Alia n’avait d’autre choix que de prendre son petit frère avec elle. Alors, ils se retrouvent tous les deux sur l’autre rive de l’oued Chéliff, dans une autre tribu. Ahmed qui avait à peine deux ans n’a pas été bien traité dès son arrivée, il n’était pas le bienvenu et était mal accepté par la quasi-majorité des membres de la famille de sa tante. Malgré son âge, on le considérait comme un intrus, on ne le laissait même pas jouer avec les autres enfants. Le pauvre n’avait personne pour le défendre sauf sa sœur qui se disputait souvent avec sa tante (et belle-mère), cette dernière lui reprochant de l’avoir ramené avec elle. Arrivé à l’âge de six ans, Ahmed rêvait de prendre place parmi les écoliers mais c’était un rêve impossible à concrétiser parce qu’il n’existait aucun papier concernant son identité en plus qu’on le voulut pas payer ses droits de scolarité. Dépassé l’âge de l’école, Ahmed reste chez sa sœur, se suffisant d’attendre ses grands cousins de revenir de l’école. Sa situation s’aggrava après l’accouchement de sa sœur El Alia. Epuisée par les travaux domestiques, la prise en charge de son fils et la surveillance de son frère, elle décida de renvoyer Ahmed chez son père.
La séparation
Juste au moment où le pays se libérait de la colonisation et alors que la population n’eut de cesse d’exprimer la joie de la liberté retrouvée, un jour, de bon matin, El Alia réveilla Ahmed pour lui annoncer qu’il doit se rendre à «Ouled ben Youcef» pour récupérer ses papiers. Ahmed sauta de joie et croyait avoir enfin une place à l’école malgré son âge avancé pour la scolarité. En fait, sa sœur ne pouvait plus le prendre en charge avec l’arrivée de son bébé sans oublier les tâches fatigantes du foyer. En route vers Ouled ben Youcef, Ahmed se sentait sur les nuages, oubliant qu’il était sur une mule. Arrivé au douar, Ahmed se précipita vers la maison paternelle pour demander ses papiers à son père. Et là, surprise, il n’y trouva que sa belle-mère et sa fille. La personne qui l’avait accompagné vers sa demeure a aussi disparu. Sa belle-mère lui demande avec qui il est venu ? L’enfant regarde à gauche puis à droite, derrière lui et répond : «Avec Mohamed, mais je ne sais pas où il est». Et les larmes du petit coulèrent en abondance. Il passa toute la nuit en pleurant et en appelant sa grande sœur El Alia. Le lendemain, il fut réveillé très tôt par sa belle-mère qui l’envoya chercher du bois dans la forêt qui se trouvait à deux kilomètres de la maison.
Les années passèrent et Ahmed s’habitua à sa nouvelle vie. Ses tâches devenaient plus rudes car, en plus du ramassage de bois, il devait ramener l’eau potable, ensuite, garder le troupeau de moutons avec le père. Devenu adulte, Ahmed continua à obéir aux ordres de sa belle-mère, il ne parlait pas trop et se rendait rarement au village parce qu’il était accablé par les travaux infinis qu’elle lui confiait.
A la force de l’âge, son père ne tarda pas à le marier. Ahmed épousa une jolie femme qui avait un lien avec sa famille. Mais les souffrances du jeune orphelin n’en finissaient pas, au contraire. Et cette fois-ci, c’est lui et sa jeune femme qui étaient obligés d’être aux petits soins avec sa belle-mère qui commençait à subir les affres de la vieillesse mais qui n’en imposait pas moins son dictat au jeune couple. Ni Ahmed ni son épouse n’avait le droit de toucher à quoi que ce soit sans la permission de la belle-mère. Ahmed et son épouse habitaient une sorte de cabane en terre battue coiffée d’une toiture en tôle ondulée ; il ne pouvait même pas prendre du petit lait bien qu’il y en avait d’abondance dans la maison parentale : la vieille mégère préférait le jeter au lieu de le donner au jeune couple.
L’Aïd el Adha est une fête religieuse faite de pardon, de charité, de partage et de bienfaisance mais pas dans la famille de Benabdallah car la belle-mère mangeait seule avec ses deux la viande sous les yeux d’Ahmed et sa femme.
Ahmed, l’orphelin, a vécu dans ces conditions jusqu’à devenir adulte et père de dix enfants. Il continue encore de garder le silence et de ne jamais réclamer.
Mais tout a une fin. La belle-mère tomba gravement malade, rongée par un diabète qu’elle ne soignait pas. Son pied lui faisait très mal, ses orteils se gangrenaient à cause de sa maladie. Elle ne trouva personne pour s’occuper d’elle sauf Ahmed et son épouse. La vieille femme mourut après une longue bataille avec plusieurs maladies et après l’amputation d’une jambe.
Ahmed essaya de vivre sa vie librement avec son épouse et ses enfants mais il garde toujours en lui ses souvenirs d’orphelin maltraité. Aujourd’hui, il vit de l’élevage de quelques moutons et brebis mais satisfait de son destin.
Mostefa Mostefaï