L’écrivain Mohamed Magani entame la nouvelle année 2024 avec un roman au style si particulier. En vérité, il s’agit d’un roman-en-nouvelles, appelé aussi roman choral, style d’écriture qui fait sensation au Etats-Unis et en Europe ces dernières années. Dans ce genre de roman, chaque histoire, ou nouvelle, tout en constituant l’ossature du roman, reste distincte et autonome par rapport aux autres nouvelles. Le roman et la nouvelle, aussi la chronique, s’imbriquent en un mouvement où la réalité et la fiction s’estompent. Le lecteur trouvera une aisance dans la lecture, sans être obligé de suivre au pas les méandres des personnages du roman. Il est à noter que Mohamed Magani a déjà publié en 2006 son premier roman choral, intitulé : « Scène de pêche en Algérie », roman traduit en Italien en 2022.
Revenons à « Portrait de groupe au pied de la montagne », titre encore plus énigmatique que le style. Tout commence par le spectaculaire jaillissement des eaux thermales de Hammam Boutrig après 40 ans de refoulement causé par le séisme de 1980. Venus voir, comme plusieurs de leurs concitoyens, ce phénomène, cinq amis, tout en prenant plaisir de s’accommoder à cette nouvelle situation, discutent, imaginent des scènes de films, de scénario, avancent des arguments et puis se remémorent leurs aventures de jeunesse, au sommet et au pied de la montagne : le Temoulga.
Vingt cinq nouvelles se suivent pour construire le roman. Des portraits de personnages sont évoqués, les uns plus loufoques que les autres, et même des scènes de vie extraordinaires qui se passent dans la petite ville Latifia. Comme celle d’un certain Bessal, amateur de vin rouge, qui fut déclaré trois fois mort, mais à chaque « mort » il revenait à la vie comme si de rien n’était. Mais à la quatrième, le pauvre Bessal fut emporté par la crue de l’oued Boughial et mort à jamais. L’un des cinq amis, en commentant sa mort, dit : « Comment va-t-il se présenter devant Dieu ? » (Page 87). Et un autre de répliquer : « Dis plutôt comment Dieu va se présenter devant lui ! Cet homme ne s’est jamais autorisé un écart de conduite envers quiconque. A-t-il jamais connu un seul jour la chaleur d’un foyer ? Dormi dans un lit douillé ? Mangé un seul jour à sa faim ? Connu l’amour et la protection des parents, l’amitié d’un seul de ceux qui le connaissent ? Etait-il un voleur, un désaxé, un drogué ? A-t-il volé, agressé, violé, tué ? A-t-il jamais trahi la confiance de personne, refusé de rendre service ? Qui s’est plaint un jour de lui ? A-t-il une seule fois fait du mal, manqué de respect à une femme, à un enfant ou à un homme ?...» (Page 88).
On y lira aussi « La gifle du général De Gaule » donnée à un enfant (élève) lors du passage du général en 1958 par la petite ville Latifia. Réalité ou légende. Il faut aller chercher la réponse chez celui-là même qui l’a reçue.
Tantôt on se trouve devant des écrits archétypes, et puis on revient au style classique, du lyrisme et de l’imagination. La fiction reprend ses droits et se fraye un chemin de prédilection.
Parmi ces nouvelles, l’écrivain Mohamed Magani évoque un certain voyage effectué en Italie pour rencontrer des bouchers de la ville de Panzano dans la province de Florence qui, après avoir lu la traduction en Italien de son roman : « Esthétique de boucher » ( Estetica di marcellaio), lui réservèrent un accueil digne d’un personnage exceptionnel. « Le retour à Alger me fit prendre la mesure de l’énormité de la réception d’un roman objet d’un destin échappant à son auteur désormais, dû à son contenu intrinsèque, aux bouchers italiens, à l’éditeur du livre, au saint patron des bouchers, à leurs effets combinés… » (Page 115). Il est à noter que le roman, sujet de cette nouvelle, fut traduit en Allemand en 2014, sous le titre : « Die Asthetik des Metzger ».
Ce ne sont là que quelques traits tirés de ce roman choral d’une valeur littéraire plus que prolifique. Il s’agit, ici, d’après l’auteur, d’un deuxième volet d’une trilogie chorale. Gageons que le troisième volet sera lui aussi d’une esthétique littéraire remarquable.
Il y a lieu aussi de mentionner que quatre des ces nouvelles : « La mangeuse de grenades », « Lecteur de lui-même », « Flyt et Flet » et « Jyldyz » développent une nouvelle approche ou expérience d’écriture littéraire à travers le style et la trame.
L’ouvrage se termine par un essai. Preuve d’une nouveauté de style d’écriture plus qu’innovant. Mais selon l’écrivain, ce cheminement n’est qu’un pur produit du hasard, voire accidentel, qu’un tremblement de terre l’a incité, intuitivement, à l’écriture du genre roman choral. « Des circonstances méta littéraires peuvent de fait influencer sur le processus d’écriture du roman et déterminer ses choix formels. » (p.153)
« Diversité du roman, le roman choral » est le titre de l’essai. « Si le roman est la forme la plus libre de la littérature, le roman choral l’est encore plus. Il autorise une telle émancipation de l’écrivain, qu’il se surprend lui-même à user d’une liberté de création à plaisir quasiment sans limite de surprises », conclut Mohamed Magani en fin de ce voyage si instructif et plein de beaux et sympathiques rebondissements.
Romancier reconnu par ses pairs, Mohamed Magani est à son seizième ouvrage littéraire. Il est aussi connu pour ses voyages dans plusieurs pays du monde qui l’inspirent dans ses écritures. De Bombay à Séoul, de Berlin Reykjavik et d’Amsterdam à Londres, là où il passe, il n’hésite pas à enrichir sa vocation d’écrivain par les multiples et différentes rencontres culturelles de ces voyages.
La littérature, comme la langue, doit être vivante, c’est-à-dire changeante au gré de l’évolution des êtres et des sociétés. Et le roman choral, dont Mohamed Maganai est le précurseur en Algérie, est une autre façon d’aborder la littérature et, surtout, une autre façon de l’écrire sans pour autant lui enlever sa valeur universelle.
Rachid Ezziane
« Portrait de groupe au pied de la montagne » de Mohamed Magani – Editions Chihab – 2023