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Daradji, le boulanger qui était aussi bon que son pain !

Par Rabah Saadoun

Remonte en ma mémoire, en particulier avec la dernière décade du mois sacré, l’image, je ne dirais pas d’une star ou d’une célébrité mais d’un simple personnage de ma ville natale qui a marqué le vécu de plusieurs générations. Un personnage comme les autres, ordinaire à se diluer dans son ombre. Une référence pour toute une région et qui participait énormément au charme et à la beauté du centre ville d’antan. C’était un bon Vialarois, quelqu’un de bien. Je dirais même qu’il était plus qu’un brave, il était pur, fort ingénu. Un véritable candide. Il adorait aimer les gens, la moindre compagnie comme celle de ses amis d’enfance suffisait à son bonheur. Il était intègre, généreux, empathique et avait le cœur sur la main. Dans l’autre, sa famille et ses proches. Il s’agit de aâmi Daraji le boulanger qui nous recevait sourire aux lèvres, nous, enfants et adolescents de l’époque, qui faisions des va-et-vient vers sa boulangerie pour nous faire cuire notre pain et nos gâteaux de l’Aid Esseghir. Eh oui ! La dernière semaine de chaque mois sacré, garçons, filles et même adultes, plateaux de gâteaux (kaâk, gherabia, makrout ou tout simplement gâto tabaâ) sur la tête se ruaient vers sa boulangerie. Que c’était beau comme spectacle et c’est à travers ce va-et-vient incessant qu’on goûtait à cet avant-goût de l’Aïd El Fitr, ou l’Aid Esseghir comme on aimait si bien le dire, qui pointait du nez. Et on était très heureux.
Spectacle qui, malheureusement, a complètement déserté notre ville depuis belle lurette. Il lui arrivait, lui ou un de ses ouvriers une fois le gâteau cuit, de nous en demander une pièce ou deux. On les leur offrait avec plaisir.

Pour oncle Daraji, les mois de ramadhan étaient complètement différents des autres mois de l’année. Chez lui, c’était du pain, du sucré et du sacré. Il variait son pétrin en donnant à ses pâtons de jolies formes : rondes, ovales, tressées, des fougasses, il faisait dans l’originalité par rapport aux autres mois de l’année. Les graines de nigelle étaient les invités d’honneur. L’odeur du pain embaumait l’air. Il préparait aussi quelques gâteaux traditionnels et le sacro-saint «qalb-elouz». Les maîtresses de maison ornaient leurs plateaux de pain fait à la maison et envoyaient leurs garçons chez lui pour le leur faire cuire.
Certains ramenaient leurs galettes enveloppées dans du tissu sur de petites tables en bois qu’ils portaient sur leurs têtes. D’un coup de maître, il prenait la galette d’une main la balançait sur l’autre main et il la posait dans sa pelle en bois en l’enfonçant avec précision à la place voulue au fond du four à l’aide de sa longue manche. Je ne l’ai jamais vu rater son coup. Depuis que je l’ai connu durant mon enfance, c’était un homme pas très grand de taille mais d’une santé vigoureuse. La cinquantaine révolue, il avait un visage plutôt osseux, des joues creuses, portant souvent une petite calotte qui cachait son crane dégarni. Il avait toujours l’air sérieux, calme, pas trop bavard mais avec un regard toujours préoccupé qui reflétait sa sincérité et son honnêteté.
Hors service, il était très propre et s’habillait comme un véritable citadin. Toujours tiré à quatre épingles. Costume, cravate et des chaussures bien cirées. Sage comme une image, aussi bon que le pain qu’il préparait et toujours prêt à aider autrui. Il mettait beaucoup de cœur à l’ouvrage.
Je me rappelle toujours de ces pains d’un kilogramme et de sa fameuse trancheuse manuelle qui les coupait en deux parts égales lorsqu’on lui demandait une demi-baguette. Il était aussi réputé pour ses baguettes parisiennes vendues à 0,70 DA et à 0,35 DA pour les baguettes ordinaires. Etant petit, j’appréciais beaucoup ce moment où mes parents me demandaient d’aller acheter du pain chez lui. Je ne ramenais jamais le nombre exact des baguettes achetés. Eh oui ! Ses baguettes étaient tellement bien cuites et croustillantes que si je n’en mangeais pas une ou deux en entier en cours de route, je les débarrassais de leurs quignons. Je rasais tout ce qui dépassait du couffin et souvent mes parents me grondaient pour cela. On disait que même les femmes au foyer enviaient la qualité du pain qu’il préparait. «Surtout lorsqu’on imbibe des morceaux entiers de son pain dans une véritable huile d’olive ! Miam ! Un régal !», pour reprendre les dires d’une de ses filles.

El Hadj Soufi Daraji n’a pas choisi le métier de boulanger par hasard. Il était vraiment passionné par ce travail et y prenait beaucoup de plaisir à le faire. Il appréciait le travail manuel et l’amour des bons produits. La curiosité, la créativité et l’inventivité étaient des qualités complémentaires chez lui.

L’ESPRIT D’UN COMMERÇANT  

Il était à la fois un artisan et un commerçant puisqu’il s’occupait en même temps de la fabrication et de la vente de divers produits comme le pain, les viennoiseries et les pâtisseries. Pour cela, le regretté avait le contact facile avec les clients, un sens du relationnel et du service très développés. Aimable, il avait toujours la banane jusqu’aux oreilles. Tout cela pour bien vendre son pain et fidéliser la clientèle.

La boulangerie était son seul gagne-pain. Toute une vie de dur labeur. Sa journée commençait très tôt, en général aux alentours de 3h ou 4h du matin, par la fabrication des produits à commercialiser. Tout d’abord, aâmi Daraji choisissait  les ingrédients nécessaires ainsi que leur quantité. Puis, il préparait sa pâte à partir des matières premières sélectionnées, la pétrissait, la faisait fermenter, la découpait, la mettait en forme, l’enfournait, la cuisait et enfin la défournait. Chacune de ces étapes requérait de notre boulanger une attention soutenue et une maîtrise de ce savoir-faire ancestral. Ses fournées durait chacune 4 heures en moyenne et il répétait ces gestes au moins 3 fois par jour afin que l’étagère du local, qui se trouve encore en plein centre-ville de Vialar, soit garnie de produits frais à toute heure. Il faisait un travail bien soigné. Il était organisé, habile et avait un respect rigoureux des règles d’hygiène.

Outre ses missions de production, aâmi Daraji devait accueillir la clientèle, mettre en valeur l’ensemble des produits dans l’étagère et en assurer la vente. Il gérait aussi la gestion des stocks, passait les commandes et les réceptionnait. Il devait surtout prévoir la production en amont en fonction des demandes des clients. Eh oui ! Ce n’était pas du tout un métier de tout repos. Le regretté en avait toutes les qualités pour cela.

Une grande endurance physique

Son endurance physique lui était d’une grande aide pour supporter les horaires particuliers et les conditions de travail pénibles de ce métier. En effet, les journées pour lui étaient longues, démarraient tôt et n’étaient pas de tout repos ! Ce métier de bouche, bien que passionnant, lui était éprouvant car il travaillait en station debout, dans la chaleur, l’humidité et avec une cadence importante. Il supportait tout cela malgré l’âge car il était le seul à subvenir aux besoins de sa famille avant de voir ses enfants grandir pour l’aider à amortir plus ou moins les charges familiales sur tous les plans. Vu son niveau intellectuel de l’époque, il pouvait facilement postuler pour un autre métier moins pénible et plus rémunérateur mais l’appel du cœur l’en a empêché.

Selon ses enfants et depuis qu’ils l’ont connu main dans la pâte, il suivait toujours la même méthode : pétrissage de la pâte, fermentation, façonnage pour donner la forme d’une baguette, repos de la pâte, décoration de la pâte et pour finir, la cuisson. Une préparation qui durait environ 4 à 5 heures. Il travaillait jour et nuit, week-end et jours fériés ; soumis à une chaleur insupportable. Eh oui, le four utilisé pour cuire le pain chauffait à plus de 200 degrés Celsius.
Tout au début, il le chauffait avec du bois, ce n’est que quelques années plus tard qu’il le modernisa en utilisant le fuel. Des fois, j’arrivais juste au moment où il le chauffait, deux gigantesques brûleurs qui crachaient du feu comme des dragons et à plein régime étaient dirigés vers le fond du four et ça durait un bon bout de temps jusqu’ à ce que le four devienne rouge comme de la braise.
En hiver, l’ambiance qui régnait dans sa boulangerie nous procurait une douce chaleur et on appréciait beaucoup ce moment d’attente d’être servi, mais en été, c’était plutôt l’enfer. Il se levait tôt le matin et rentrait très tard le soir.

Depuis son décès, le métier de boulangerie a disparu complètement du vocabulaire de sa progéniture. Descendants qui ont pris d’autres chemins pour faire leur vie. Il leur a inculqué une très bonne éducation sur tous les plans, ils se retrouvent ainsi à l’abri de tout besoin. Intellectuels, on les retrouve dans les différents secteurs de la vie économique et sociale : enseignement supérieur, santé, télécommunications et autres. Le regretté doit être fier d’eux de là où il se repose comme il l’a toujours été lorsque, de son vivant, il montrait fièrement, quand l’occasion le permettait, les encouragements et félicitations mentionnés sur les bulletins scolaires de ses enfants. Ils doivent quant à eux se targuer d’avoir eu un parent de la trempe de Si Daraji,  Allah Yerhmou ! (Paix à son âme)

En ce mois de ramadhan, les Vialarois regretteront à jamais son délicieux pain saupoudré de graines de nigelle et son succulent « qalb-ellouz » ! Ils doivent surtout regretter l’homme qui était aussi bon que le pain qu’il préparait. Toutefois, «Kouchet Soufi» (la boulangerie Soufi) restera à jamais un symbole et un repère incontournable du centre-ville de l’ancien Vialar.

R. S.

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