IIIème et dernière partie : premier lever des couleurs de l’Algérie indépendante à l’école de police d’Hussein Dey
En février 1962, le chef du bataillon vint donc me voir et me demanda, au vu de mon niveau d’instruction, de devenir commissaire politique du bataillon et de laisser le déminage aux autres. Il me dit que mon prédécesseur (qui s’appelait Hadou) ainsi que 24 autres devaient rentrer en Algérie pour occuper le terrain. Cette nuit là, nous leur avons ouvert une brèche dans les fils barbelés sans que l’ennemi s’en rende compte et pas un seul coup de feu ne fut échangé. Ils purent passer sans se faire découvrir. Nous sommes revenus à l’aube au bataillon. Après une mission, surtout lorsqu’elle était couronnée de succès, nous avions généralement quartier libre et on nous se reposait toute la journée. La matinée, aux environs de 10 h, le chef de bataillon vint me voir (et ceci est une exclusivité). Il me demanda combien de personnes nous avions convoyées de nuit. Je lui ai donné le chiffre qu’il m’avait donné la veille. Or, chaque bataillon en avait donné et il y avait à l’époque 52 bataillons. Il me dit alors qu’ils s’étaient tous rendus à l’ennemi à Tlemcen et ils sont en train de parler et de se présenter à la radio. Cet événement n’a jamais été évoqué. Le 18 mars 1962, j’étais au 5ème bataillon (Oujda Port Say). Le chef de bataillon m’appela et me dit que j’étais promu à un poste responsabilité. À 23 heures, il me dit que les accords avaient été signés le 13 mars et que dans une heure, allait commencer le cessez-le-feu. Le lendemain, les ordres que nous reçûmes étaient de rester chacun à son poste. Mars passa, il y eut avril et mai. Commença alors le grand rassemblement dans un verger à côté d’Ahfir qui appartenait à une famille d’algériens qui s’appelaient Ouled Belhadj et qui étaient originaires de Perrégaux (Mohammadia). Ils sont nés au Maroc et étaient très riches. On était à peu près 5 bataillons, équipés de pied en cap avec un armement neuf. Nous mangions bien et il y avait même le médecin, mais une chose que je n’oublierai pas, ce sont les puces qui nous dévoraient dans les hangars à foin où on passait la nuit. Je n’avais encore jamais eu affaire aux puces, et c’est aux environs de 2h du matin qu’ils commencent à mordre. Un officier, Abdelhamid Latrèche, qui est devenu à l’indépendance secrétaire général du ministère de la défense, m’appela en premier et me dit que j’allais rentrer en Algérie. A l’époque, on ne disait pas « hadharate » mais chef ou « Akh » (frère). Je lui ai répondu : « Mais, Chef, nous allons tous maintenant rentrer maintenant! » « Tu crois ça », me répondit-il, la mort rode encore devant ton nez. Il y avait en effet la 3ème force commandée par Abderrahmane Farès qui devait gérer la situation pendant la période de transition allant du 19 mars au 5 juillet 1962. Il me dit qu’il y avait la police algérienne qui a été mise sur pied et que j’allais l’intégrer à Alger. J’étais ahuri. Il se répéta et me dit que j’allais rentrer à Alger et intégrer la police de la 3ème force qui avait été créée par la France dans le cadre des accords d’Évian et que je devais l’intégrer. Il me fit également savoir qu’il me sera interdit d’évoquer à Alger le FLN ou l’ALN et Boumediene me faisait savoir que si je les évoquais, j’étais un homme mort. Nous avons pris un bus jusqu’à Tlemcen. C’était le 14 juin 1962. Nous passâmes la nuit dans un hangar. Ce qui m’avait rendu perplexe, c’est que le chauffeur du car et le personnel qui nous côtoyait nous avait catalogués comme étant des moudjahidines. Je répondais que je n’avais rien à voir avec la révolution et que j’étais commerçant. Nous avons été escortés par la Garde mobile jusqu’à Alger. Nous avons atteint Rocher noir (Actuellement Boumerdes) où se trouvait le poste de commandement de Abderrahmane Farès. Commencèrent alors les entrainements sous l’égide de la Garde mobile. Un capitaine du corps républicain spécial (CRS), à la voix joviale, apparut. « Alors mes enfants, bienvenus ». « Nous avons le garde-à-vous comme çà, le repos comme ça ! ». Comme j’étais blond, il a essayé de me faire parler en français, mais j’ai fait mine de ne pas comprendre. Ils commencèrent à nous apprendre comment gérer les manifestations. C’était le 14 juin. Le 1er juillet, les Gardes mobiles nous ramenèrent à la caserne Ali Khodja, à la Casbah. Nous étions dans deux cars escortés par la Garde mobile, mais la population nous jetait des fleurs, voilà les djounouds, disaient les gens. Les femmes étaient sorties des maisons, tête nue. Le référendum allait avoir lieu le 3 juillet. Nous devions garder les bureaux de vote. Ils nous ont déposés et sont repartis. Vint nous voir un responsable du FLN. Il s’est présenté et a commencé à nous questionner sur ceux d’entre nous qui auraient participé à la guerre de libération. Nous lui avions répondu qu’aucun d’entre nous n’y avait participé. Je lui ai expliqué que j’étais au Maroc et que j’y avais un commerce à Meknès. Il me demanda si j’avais fait des études. Je lui ai répondu que j’ai étudié le Coran. Il a voulu savoir si l’on subit un entrainement. Nous lui avons répondu par l’affirmative, il me demanda de faire attention. Après le souper, les cars de la Garde mobile revinrent et nous amenèrent à l’école de police d’Hussein Dey. Il n’y avait qu’une seule école à l’échelle nationale. Nous y avons découvert sur place une section de CRS français. Le lendemain, 4 juillet 1962, nous avons repris, sous l’égide du capitaine, les entrainements, « gaaaarde-à-vous, repos ».
« Un fellaga étudiant »
Durant cette journée, nous avons préparé l’emblème national algérien pour le lever des couleurs du lendemain, et nous avons été entrainés pour l’effectuer dans les meilleures conditions. On nous a fait sortir dès 7 heures du matin. « Gaaaarde-à-vous, repos ». Ils nous avaient répartis en face des poteaux, la section française et nous, en forme de carré. À 8 heures pile, les deux drapeaux allaient être hissés en même temps. Ensuite, le drapeau français devait être redescendu. C’était un moment historique terrible, j’avais les cheveux qui fourmillaient et tout mon corps tremblait. Gaaaarde-à-vous, repos ». Les policiers français ont ramené les deux drapeaux, le nôtre, et le leur. Ils étaient grands et faisaient tous plus de 1,75m. » Gaaaarde-à-vous, tra’weh ». Je suis alors sorti des rangs et me suis placé en face de l’officier français. Je faisais également 1, 75m et me suis adressé à lui en ces termes : « Mon capitaine, lui ai-je dit par respect pour son grade, à partir d’aujourd’hui, c’est moi qui commande en Algérie ». Je jure devant dieu que des larmes ont aussitôt jailli de ses yeux et buriné son visage. M’adressant à mes hommes, je leur ai dit : « Mes amis, mes frères, nous avons trois choses à faire, le garde à vous! Repos ! Et envoyez les couleurs ! » Je me suis avancé de trois pas et j’ai clamé : « El Alam, Irfaa » (levez le drapeau) ! Je voyais les larmes du capitaine qui coulaient toujours le long de son visage. Aussitôt après, le drapeau français fut redescendu. J’ai alors fait un quart de tours (de deux pas) et je l’ai salué à la manière de l’ALN en tapant avec les pieds (eux tapent avec le talon) et lui ai dit : « Mon capitaine, à vos ordres ». Les portes de l’école de police s’ouvrirent alors et une population bigarrée envahit les lieux, surtout des femmes et leurs youyous. Je vis alors Krim Belkacem au milieu de la foule, Je l’ai regardé, il a fait de même et m’a fait signe de l’ignorer. Un peu plus tard, nous sommes rentrés, et après nous être reposés, on nous apporta à manger. Le capitaine, qui ne voulait plus me lâcher d’une semelle, me demanda : « Mon petit, qui êtes-vous ? » « Je suis un homme, comme vous », lui ai-je répondu. « Dis-moi la vérité, vous n’êtes pas des fellagas, vous, vous êtes quelqu’un ? » Je lui ai répondu que j’étais le dernier et il ne m’a pas cru. Il croyait que les combattants étaient des ignorants, des cannibales suceurs de sang, des criminels sans foi ni loi. Il me demanda si j’étais un fellaga. Il était 11h en Algérie indépendante, maintenant, je pouvais répondre. Alors, je lui ai dit que oui. Il me rétorqua : « Alors, vous êtes quelqu’un d’important dans le maquis ? » « Non, lui ai-je répondu, je suis l’un des derniers. » Il ne m’a pas cru. « Mais vous connaissez quelque chose ? » Avec ses croyances, il n’arrivait à me situer. Je lui ai alors dit que j’étais étudiant. Il en fut abasourdi, un fellaga étudiant, pas croyable ! Nous sommes devenus des amis et nous avons correspondus pendant plus de deux ans. Un jour -nous étions en août-, un agent vint me voir pour m’informer que quelqu’un de l’extérieur a demandé après moi. Je lui ai dit de le faire entrer. Les policiers français étaient toujours avec nous, ils demeuraient avec nous et étaient sous notre responsabilité. La seule chose qu’ils ne faisaient pas, c’était d’assister au lever et baisser des couleurs parce que nous ne voulions pas les indisposer. Je suis alors sorti, il y avait quelqu’un dont la mère était une parente à mon père, mais qui était avec la police française à Mascara. Je l’ai fait entrer, il est resté avec nous durant trois jours à peu près. Entre temps, nous avions mis en place l’intendance avec le réfectoire et les cuisines. Un jour, il ramena quelqu’un avec lui. Je l’ai reconnu immédiatement, mais lui, n’arrivait pas à me situer. Il faisait partie des auxiliaires français qui m’avaient cuisiné une fois, en 1958, lorsque j’ai été arrêté.
Propos recueillis par A. Cherifi
Entretien publié en 3 parties en 2014 sur Le Chélif (numéro 48, 49 et 50).