Chlef possédait un monument qui faisait la fierté de tous les habitants de la ville. Un temple qui recevait beaucoup de visiteurs chaque jour. Ce n’était pas la tour Eiffel ni la statue de la liberté. Rien à voir avec la tour de Pise ou les Pyramides d’Égypte. Il n’était pas inscrit au patrimoine universel de l’Unesco. Aucun dictionnaire ne parle de lui. Rassurez-vous, il ne fait pas partie des merveilles de ce monde
C’était un magasin simple et sobre à la fois. On y vendait des livres et des journaux, c’est-à-dire une librairie. Elle a gardé le nom de son ancien copropriétaire : Monsieur Jayet. Le deuxième copropriétaire M. Zaragoza était moins connu. Il y en avait deux autres dans la même rue mais c’était seulement chez Jayet qu’on sentait cette chaleur humaine. Cette librairie était la plus connue et la plus fréquentée de la ville.
Dès les premières lueurs de l’aube, les gens affluaient de partout pour acheter El Moudjahid ou la République et s’offrir Algérie-Actualités le temps d’un week-end. Comme la presse était mal distribuée, on y venait même des villages avoisinants. C’était un lieu de convergence de tous les habitants de la région. C’était la caverne d’Ali Baba dont l’unique trésor était le livre. Le lecteur avait le choix : bandes-dessinées, romans policiers, magazines, quotidiens, hebdomadaires, revues. La presse étrangère était présente sur tous les étagères de cette librairie hors du commun. France-Football était l’hebdomadaire sportif le plus convoité par les amoureux du ballon rond.
En bas, la cave ressemblait à un grenier ou s’entassaient des cahiers, des articles scolaires et d’anciens manuscrits qui sentaient l’encre et le verbe d’antan. On prenait également des photos souvenirs à l’intérieur de la cabine qui occupait une petite place de ce beau décor. Comme la télévision ne faisait pas encore partie de nos habitudes, les rares évasions qui s’offraient à nous se limitaient surtout aux interminables parties de football, au cinéma, à la piscine (durant la période estivale) et les bandes-dessinées qu’on allait acheter chez El Hadj Haouari (que Dieu ait son âme). Blek le Roc, Miki le ranger et le chevalier Lancelot n’avaient pas de secrets pour nous. On les suivait pas à pas. On connaissait toutes leurs histoires. On s’échangeait les livres. On lisait partout. Au lit. Dans les cages d’escaliers, dans les jardins, dans le train ou le bus et même dans la salle de cinéma (durant l’entr’acte). Il nous arrivait même, parfois, de lire en marchant dans la rue. Je n’arrive toujours pas à expliquer ce formidable engouement pour la lecture.
C’était toujours la même ambiance qui régnait à l’intérieur de cette grotte merveilleuse. Ammi Elhadj, avec son calme et son extrême gentillesse, M’hamed et son légendaire sourire, Djillali et son humeur versatile avec les yeux toujours pointés vers cette maudite photocopieuse qui prenait un malin plaisir à tomber en panne à longueur de journée et, bien sûr, Nabil, toujours courtois et aimable avec les clients. De temps en temps, Ammi Elhadj perdait un peu son calme pour nous rappeler, avec un tendre regard que la lecture n’était pas gratuite.
San Antonio, Chase, S.A.S et les Autres
En fréquentant le collège, nos goûts de lecture changèrent de cap et les personnages de la bédé sont devenus moins recommandables pour notre âge. On délaissa donc Roddy et le professeur Ocultis (livrés aux soldats de sa gracieuse Majesté) au profit du livre de poche. On commençait à découvrir Chase, Guy Des Cars, Frederic Dard et plusieurs autres auteurs de polar. Le roman policier devenait avec le fil du temps un élément incontournable de notre culture. Du haut de leur perchoir, Diderot, Maupassant, Zola et Victor Hugo nous regardaient avec dédain. On a beau chercher à les taquiner, malheureusement sans succès. Après quelques vaines tentatives, on abandonna la partie pour retrouver Son Altesse Sérénissime le prince Malko et l’aider à rénover son château quelque part en Scandinavie. Cependant, le livre rencontra un redoutable ennemi : la télévision qui commençait à pointer du nez. Telle une intruse, elle pénétra dans nos foyers, s’y installa et prit une large place. Elle devint un membre de la famille. On n’avait d’yeux que pour cette boite magique. Comme une maitresse d’école, elle exigeait le silence et la concentration. On commençait alors à délaisser l’ami fidèle. Ahmed Bedjaoui nous transportait dans l’univers fascinant du cinéma alors que Abdelrezak Zouaoui nous faisait goûter, en direct, aux joies des exploits sportifs pendant que Meksi balayait les défenses adverses et semait la terreur dans les stades.
Et Bob Dylan chantait…
La vie faisait son petit bonhomme de chemin et à Radio Monte Carlo on écoutait Peyrac, Les Rolling Stones, Les Beach Boys, Moustaki et Dylan qui fredonnaient des airs qui nous collent encore au cœur et au corps. Avec le temps, tout s’en va et on connaitra Ferré, Brassens et Aznavour qui était déjà en haut de l’affiche. On fera ensuite plus ample connaissance avec Monsieur Brel qui deviendra notre chanteur fétiche. On ne le quittera plus, même s’il a pris le soin de s’en aller vivre et mourir discrètement dans des iles lointaines du Pacifique. On avait toujours l’oreille collée au transistor pour suivre Zappy Max et ses interminables « Questions pour un champion » ainsi que Pierre Bellemare qui savait si bien nous bercer avec ses histoires extraordinaires. Bienvenue, sa Sainteté ! Après le séisme, Jayet quitta la ville et s’installa à Hay Zeboudj. Fidélité oblige, on le suivit. Le lieu et le décor changèrent énormément mais on retrouvait toujours la même ambiance et les mêmes personnages. Une modeste baraque contenant un inestimable trésor. Notre équipe nationale est allée à Gijon pour battre L’Allemagne fédérale. L’Équipe, et France Football se relayaient pour parler de l’exploit de notre onze national. Les journaux sautaient de main en main. Madjer, Dahleb et l’enfant de Mascara firent la Une de tous les journaux. C’était la fête dans la ville et surtout dans la librairie où des clients apportaient des sodas et des gâteaux. Fête gâchée quelques jours plus tard par le match de la honte. Le PAP fit son apparition au grand bonheur des Algériens qui commencèrent à goûter aux joies de la large consommation. Bananes, fromage rouge et électroménagers étaient disponibles dans le Souk El fellah du coin. Même la TV participa à la fête et prit de belles couleurs devant des téléspectateurs ébahis par cette nouvelle technologie.
La grande illusion
Puis vint Octobre 1988. Bab el Oued sortit manifester dans la rue. Quelques villes lui emboitèrent le pas. Le champ politique et médiatique commença à bouger. Le FLN n’est plus le fils unique de la nation et d’autres formations politiques reçurent leur agrément. Quelques temps plus tard, ce fut l’avènement de la presse indépendante et de nouveaux titres sont venus enrichir l’espace médiatique algérien. Le moment tant espéré est enfin arrivé. Le RCD montrait des dents et affichait ses ambitions politiques. On se rassemblait à l’intérieur de la librairie et on discutait. On voyait déjà l’Algérie dans le concert des grandes NATIONS. On parlait de projets économiques, sociaux, éducatifs. On nourrissait beaucoup d’espoir et on pensait à des lendemains meilleurs en laissant Meskoud pleurer à chaudes larmes sa ville natale. Malheureusement, le rêve fut brisé par de gros nuages noirs qui assombrirent le ciel et l’Algérie connaitra une terrible tragédie. On parlera plus tard de décennie noire.
Le naufrage
Comme un arbre en automne, les étagères commencèrent à se dégarnir. Jailli était devenu une librairie sans livres. Seulement quelques journaux et cette satanée photocopieuse toujours en panne qui agaçait sérieusement notre cher Djillali. Nabil qui a entretemps pris quelques rides et beaucoup de poids s’amusait de le voir dans cet état. Ce qui devrait arriver arriva et la librairie changea de propriétaire et donc de vocation. La bouffe a finalement remplacé le livre. On ne parle plus de nourriture de l’esprit mais de nourriture du ventre. Hamburgers, pizzas et kebabs ont eu raison de Zola, Science et Vie et France Soir. Jusqu’à présent, les chélifiens ressentent toujours un certain malaise quand ils passent devant ce magasin qui a énormément contribué à l’enrichissement de leur culture. De nombreuses personnes pensent que cette librairie a été leur deuxième école. Le mea-culpa (presque collectif) P.S : Quand on n’avait pas d’argent pour acheter la bédé tant désirée, la tentation était tellement forte qu’il nous arrivait souvent de la glisser sous la chemise. Qu’Ammi Elhadj nous pardonne. Quant à Nabil, je suis sûr qu’il n’avait que compréhension et indulgence à notre égard.
Ali Dahoumane