L'Algérie de plus près

La didactique au carrefour des neurosciences cognitives

Par Dr. Sidi Mohamed Talbi*

Le Dr. Sidi Mohamed Talbi est enseignant-chercheur à l’Université Hassiba Benbouali de Chlef (Algérie). Spécialiste en didactique des langues, ses centres d’intérêt portent sur les méthodes de l’enseignement-apprentissage des langues et la neurodidactique. Auteur de plusieurs articles scientifiques dans ces thématiques, il est membre du Laboratoire LOAPL d’Oran 2 et de l’équipe TICE, Contextes Langage et Cognition, associée au Laboratoire CHArt de l’Université Paris 8.

Dans cette contribution, il explique l’intérêt des recherches pluridisciplinaires dans ce domaine très pointu.

S’interroger sur la nécessité d’intégrer l’approche neuroscientifique à la didactique est une question légitime. Légitime, non seulement parce qu’on est à l’ère du cerveau, mais aussi, plusieurs chercheurs ont accueilli les neurosciences au sein de leurs disciplines : neuromarketing, neuroéconomie, neuromédecine, neuropédagogie, neuropsychologie, etc. Les recherches sur les neurosciences médicales commencent déjà à apporter des explications plus concrètes aux processus de construction de la connaissance au niveau du cerveau, ce qui a donné naissance au domaine des neurosciences cognitives. À l’instar de ce développement, la didactique peut accueillir au sein de ses études le paradigme neuroscientifique, pour franchir les conceptions classiques de l’enseignement/apprentissage, et devenir ainsi une neurodidactique. Il paraît légitime que l’introduction du préfixe à connotation scientifique «neuro» à la didactique peut provoquer chez quelques didacticiens et pédagogues une certaine résistance, étant donné la nouveauté du champ de la recherche et les connaissances exigées en la matière, notamment en neurophysiologie et en anatomie cérébrale. 

Actuellement, en France, au Canada et aux Etats-Unis, les recherches sur les neurosciences cognitives se développent avec une vitesse vertigineuse grâce aux techniques d’exploration radiologique dynamique appelées : la Tomographie par Émission de Positons (TEP), l’Imagerie par Résonance Médicale fonctionnelle (IRMf) et l’Imagerie Cérébrale Fonctionnelle (ICf). Ces techniques permettent de visualiser le potentiel de l’activité cérébrale grâce au flux sanguin dans le cerveau. Plus de cent milliards de neurones composent notre cerveau ; ils sont dynamiques grâce à la plasticité neuro-cérébrale, des milliers se relient entre eux par le biais de synapses en créant des interconnexions neuronales. Tout ce processus neurophysiologique est visible grâce à ces techniques. La concentration du flux sanguin dans telle ou telle région est proportionnelle à la concentration des cellules cérébrales du cerveau. L’activité cognitive est donc visualisée par des marqueurs radioactifs. 

Le dialogue interdisciplinaire entre les neurosciences et la didactique des langues pourra contribuer, en particulier, à la compréhension des processus d’apprentissage, et servir les méthodologies de l’enseignement/apprentissage des langues, en général. Un didacticien ne peut pas travailler en autarcie dans cette optique. Le travail en synergie avec des spécialistes en neurologie, physiologie, psychiatrie et en informatique est une condition sine qua non. À titre d’exemple, Pierre Huc, neurologue et psychiatre et Brigitte Vincent Smith, spécialiste en didactique de langue étrangère et seconde travaillent depuis 2008 sur la neurodidactique et essaient d’apporter des contributions pédagogiques aux méthodologies de l’enseignement/apprentissage des langues.  Ils affirment dans leur article : « Dans une première réflexion, nous avons comparé les différents types d’approche didactique avec les données neurophysiologiques actuellement validées. La seconde réflexion devra recourir à des expérimentations en ICf, spécifiques aux différentes méthodologies et aux buts recherchés ». Nous évoquons cela, car nous sommes convaincs qu’un didacticien seul ne pourra pas avoir des explications neurodidactiques pertinentes sur les mécanismes mentaux d’apprentissage. 

Pour des laboratoires de recherche bien outillés

Les travaux en synergie au sein des laboratoires universitaires sont d’une extrême importance. Nous citons, par exemple, l’Institut National de Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) fondé en 2000 à Paris, où Stanislas Dehaene, neuropsychologue, a formé l’Unité des Neurosciences Cognitives, composée de quatre équipes : équipe neuroimagerie du langage, équipe neuroimagerie du développement, équipe dynamique cérébrale, et équipe neuro-modulation. Les chercheurs de cette unité sont de différentes spécialités et travaillent dans une perspective des neurosciences cognitives : la lecture, le calcul, la conscience, le langage, la dyspraxie, le développement du langage chez le bébé et l’enfant, etc. Ceci montre la nécessité de travailler de concert dans un laboratoire de recherche équipé de ressources matérielles adéquates et humaines spécialisées.

En Algérie, ce projet constitue un enjeu de taille pour le domaine de l’éducation en général, et pour celui de la didactique en particulier. Car la connaissance des mécanismes cérébraux d’apprentissage pourrait faciliter la mise en œuvre de méthodes d’enseignement/apprentissage.  Ce faisant, les enseignants-chercheurs doivent franchir les bornes des conceptions classiques de la didactique, en accédant aux processus neurocognitifs de l’apprentissage chez leurs apprenants. En effet, l’accès aux approches neurocognitives aidera l’enseignant à mieux comprendre certains dysfonctionnements d’apprentissage en identifiant certains problèmes «dys». L’identification de ces dysfonctionnements d’apprentissage ne sous-entend pas les diagnostiquer, car le travail de diagnostic appartient aux neurologues, aux neuropsychologues et aux neuropédiatres. Le travail de l’enseignant s’arrête au niveau de l’orientation. Le diagnostic précoce pourra aider à la remédiation de certains problèmes d’apprentissage. Dans cette optique, un enseignant pourrait avoir en classe un apprenant à l’âge de l’enfance qui puisse avoir le syndrome de Gilles de la Tourette sans le reconnaître : l’enfant porteur de ce syndrome pourra avoir des tics moteurs ou sonores au bout de plusieurs années de scolarisation. Le problème pourra de même persister si l’enseignant n’oriente pas cet enfant à l’âge précoce vers des spécialistes.

Mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain

Les neurosciences cognitives ne concernent pas que la didactique, car elles révolutionnèrent tous les domaines : on parle de neurolinguistique et de neurolittérature. Actuellement, elles interrogent l’origine du langage. Autrement dit, elles essayent de mettre en relief les soubassements cérébraux qui sous-tendent cette faculté. Quoique la question du langage, et plus précisément, sa compréhension et sa production, ait été expliquée par les approches anatomocliniques de Paul Broca (1827-1880) et de Carl Wernicke (1848-1905), il n’en demeure pas moins que les neurosciences médicales et cognitives en trouvent encore de la nouveauté. Ainsi, chaque activité langagière active une région corticale bien précise et la lésion de telle ou telle région cérébrale entraîne la perte de telle ou telle fonction cognitive. Le lobe frontal est impliqué dans la résolution du problème, la pensée, la planification, la décision et bien d’autres fonctions cognitives. Le lobe pariétal intervient dans le processus sensoriel, l’attention et le langage. Le lobe occipital est responsable de la vision et la reconnaissance des formes visuelles (graphiques) ; il intervient de même dans l’orientation spatiale.  Le lobe temporal pend part dans l’encodage des informations d’origine auditive. Il intervient même dans la mémoire à court terme grâce à l’hippocampe et la mémoire des réponses émotionnelles grâce à l’amygdale. 

Les connaissances sur les neurosciences cognitives sont vulgarisées et susceptibles d’être mises en pratique dans des situations d’apprentissage. Par exemple, dans l’apprentissage de la lecture, la méthode syllabique s’avère plus efficace que la méthode globale, car elle met en activité le cerveau gauche, contrairement à l’activité globale qui active l’hémisphère droit. « Obtenus par les chercheurs, il semble que la méthode syllabique engendre une activité cérébrale qui se rapproche davantage de celle liée à l’expertise en lecture, c’est-à-dire latéralisée dans l’hémisphère gauche. La méthode globale, quant à elle, engendre une activité cérébrale plus prononcée dans l’hémisphère droit et mobilise donc un circuit inapproprié, diamétralement opposé à celui de la lecture experte. La méthode globale engendre ainsi une très faible activation dans l’hémisphère gauche, ce que l’on associe généralement aux élèves qui présentent des difficultés en lecture (Temple et al, 2003). La question qui nous interpelle ici : comment les didacticiens auraient pu comprendre l’efficacité de la méthode syllabique dans l’apprentissage de la lecture si les neurosciences cognitives ne l’avaient pas démontrée par les études ? La réponse est apportée par Lorie-Marlène Brault Foisy, Stéphanie Lafortune et Steve Masson (2012) dans leur article : « Neurodidactique de la lecture : comprendre comment le cerveau apprend à lire pour mieux le lui enseigner ». Ces chercheurs ont effectivement démontré avec l’expérimentation que la méthode syllabique est très efficace car elle induit une forte latéralisation au niveau de l’hémisphère gauche du cerveau, ce qui semble être une priorité de la lecture experte.

Nous espérons alors à travers ce panorama raccourci avoir présenté l’intérêt et l’importance du dialogue interdisciplinaire entre la didactique et les neurosciences cognitives. Nous invitons la communauté scientifique à réfléchir sur cette perspective scientifique qui sera réalisable en contexte universitaire algérien. La création de laboratoires de recherche spécialisés dans ce domaine et le travail en concert entre les spécialistes du domaine et les chercheurs universitaires pourront ouvrir de larges perspectives et investir davantage à mieux éclairer les concepts de la neurodidactique. Le travail dans cette perspective ne devra pas se limiter qu’au niveau théorique ; il faut travailler sur le terrain en tissant des relations avec les hôpitaux, les CHU, les établissements scolaires, les associations à caractère pédagogique et les laboratoires privés.

S. M. T.

*  Enseignant-chercheur à l’Université Hassiba Benbouali

À lire :

  • Gregory Berne & Blaine Kristina et al. (2013). Short- and Long-Term Effects of a Novel on Connectivity in the Brain. In Brain Connectivity, v. 3, n 6. Pp. 590-600.
  • Lorie-Marlène Brault Foisy, Stéphanie Lafortune et Steve Masson, (2012). Neurodidactique de la lecture : comprendre comment le cerveau apprend à lire pour mieux le lui enseigner. In AQEP Vivre le primaire, v. 25, n° 1. Pp. 14-16.
  • Pierre Huc & Brigitte Vincent Smith (2008). Naissance de la neurodidactique. In le français dans le monde, n° 357. Pp. 30-31.
  • Talbi Sidi Mohamed & Harig-Benmostefa Fatima-Zohra. (2022). Compréhension et production du langage : qu’en disent les neurosciences cognitives ? In Passerelle, v.11, n° 1. Pp. 247-259.

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