Par Abdelkader Haireche*
Cette période d’incertitudes, de confinement et d’informations alarmantes sur la pandémie de coronavirus (ou Covid-19) me rappelle une certaine époque de ma jeunesse à El Asnam (actuellement Chlef) qui m’avait beaucoup marqué. C’était dans les années soixante, à un moment précis de l’année, où des rumeurs folles circulaient -surtout à la campagne- au sujet d’une créature mystérieuse qui hantait les parages et pouvait surgir de nulle part.
Selon ces rumeurs, cette créature mythique avait des yeux en forme d’aiguilles, des bras et des mains qui ressemblaient à des fourches et des pieds en forme de pioches. Sa taille était indéfinie, mais on parlait d’une stature massive et gigantesque, dotée d’une force herculéenne. Comparés à elle, «El ghoula», «Tergou», «Errawhannya» et autre «Mohr el q’bour» étaient des enfants de chœur, et relevaient plutôt des contes de «Kalila Wa Dimna» ou bien de «Loundja bent Essoltane» que nos grands-mères nous racontaient dans les chaumières autour d’un «kanoun» durant les longues et rudes nuits d’hiver.
On nous disait, sans preuve aucune, que dans telle ou telle contrée, «flène» et «flène» (Untel et Untel) qui s’étaient égarés ou attardés et avaient eu le malheur de la rencontrer, étaient devenus soit paralysés et ne pouvaient plus parler, soit aveugles, soit pétrifiés et transformés en statues ou avaient même carrément disparu. Elle ne faisait aucune distinction entre riches et pauvres, jeunes ou adultes. Même les vieux y passaient.
Dans les souks, les «meddah» avaient développé des «qacidat» et donnaient des pédigrées millénaires et justifications théologiques à ce phénomène inexplicable ; tandis que les berrahs et crieurs lançaient des appels et répétaient à qui voulait les entendre : «Hadhi hayya djatkoum, bel3ou bibenkoum wa gou3dou fi dyarkoum» ! (C’est elle qui arrive, fermez vos portes et restez chez vous). Les charlatans quant à eux avaient pignon sur rue et proposaient à prix d’or des talismans et des potions «magiques» venues soi-disant de Samarkand et d’Orient. Ils affirment que leurs potions avaient des vertus pour protéger non seulement d’El Haycha (la bête) mais aussi du mauvais œil.
Il faut dire qu’on était terrorisés par l’histoire de cette créature que personne n’avait vue mais qui hantait douars, villages et, plus important, nos esprits et nos rêves. Entendre nos parents et grands-parents murmurer souvent «Allah Yestor, Allah Yestor», ne faisait qu’accentuer notre impuissance et notre terreur devant cette moussiba insaisissable.
Le pouvoir de la «Taïda»
Pour contrecarrer les méfaits de cette créature néfaste et lui faire face, les plus avertis nous conseillaient de porter à notre cou une «Taïda». La Taida est une pièce d’écorce taillée dans un tronc de pin d’Alep et attachée à un fil noir. A ce propos, je viens d’apprendre que «Thaida» est le nom berbère du pin d’Alep !
Malgré la peur, ou sans doute à cause d’elle, les jeunes de notre quartier étaient devenus de fins artistes dans les techniques de façonner la Taïda ! Certains, « garwi» en main, produisaient avec dextérité des chefs-d’œuvre sous forme de carrés, rectangles et cercles avec un trou au centre ; d’autres avaient raffiné leur art et produisaient des cœurs de tailles variables qu’ils portaient fièrement autour du cou ou qu’ils donnaient en cachette à leurs dulcinées réelles ou putatives.
Les plus entreprenants d’entre nous vendaient leur produit au prix fort ou en échange de commodités de valeur. La demande était tellement forte qu’il fallait commander sa Taïda à l’avance avec dépôts d’arrhes ! Mes copains du quartier et moi étions gâtés parce qu’on habitait à la lisière de la forêt de Gouasmia où le pin d’Alep abondait ! Ce qui signifiait que nous ne manquions pas de matière première, malgré le fait que nous courrions d’immenses risques car on murmurait que la «chose» habitait aux fins fonds de la forêt. Les plus téméraires d’entre nous étaient chargés de la collecte de cette précieuse matière et gardaient une partie du butin.
A l’époque, on nous avertissait qu’il ne fallait pas sortir trop tôt le matin, durant «el gueyla» (la sieste), après le Maghreb et le soir vers les «slawat». Selon la légende, c’était en effet le temps de prédilection de la créature, et il valait donc mieux sortir en groupe et seulement si c’était vraiment nécessaire. On nous suggèrerait aussi de réciter des versets du Coran pour chasser la monstrueuse créature et la maintenir à distance. Ainsi, on récitait à tue-tête la «Fatiha» et «Qoul hou wa Allahou !»
Les racontars et les fanfaronnades allaient bon train et les supposés actes héroïques de certains qui auraient bravé la peur et la trouille pour faire face à l’immonde bête étaient répétés à qui voulait les entendre ! Quelques-uns du quartier, tel que «L’intrépide» qui n’avait jamais été à l’école, et qu’on soupçonnait, à tort, d’être un peu mentalement instable et de consommer du vin en cachette, s’étaient forgés une réputation de héros à l’image de «Antar Bnou Cheddad», Samson ou Hercule, tellement ils avaient développé leur propre légende. Pendant des heures, on se retrouvait buvant leurs mots, admiratifs de leurs exploits. On répétait ensuite leurs dires et actions de manière théâtrale, à force de gestes et en les dramatisant. Leur réputation dépassait notre village.
Chose étrange, il n’y avait que des héros et jamais d’héroïnes bien que nos sœurs et voisines partageaient elles aussi, nos angoisses et portaient la Taïda. Peut-être que la gent féminine s’était créé une légende propre, et qu’elle avait gardé le secret dont on n’avait pas eu vent !
Les lettrés et érudits du douar, qu’on comptait sur le bout des doigts, et qui avaient certainement lu «La Peste» d’Albert Camus et autreS illuminés et philosophes nous riaient au nez, nous conseillant, en hochant la tête, de ne pas être superstitieux, et de ne pas croire aux chimères et autres balivernes. Bien qu’on les admirait et les respectait car ils nous rédigeaient souvent des courriers justifiant notre école buissonnière -nous évitant ainsi la redoutable règle d’acier du maître sur les doigts- notre réponse à leurs rires était radicale. On les considérait tout simplement comme des impies et des mécréants. On chuchotait alors «Estaghfir Allah, Estaghfir Allah !»
La fabrication du «guetrane»
Les gens du terroir et les sages nous éclairaient sur ce phénomène étrange et nous expliquaient que la raison derrière cette rumeur répondait au fait que c’était la période de la préparation du précieux «guetrane» dans les montagnes boisées avoisinantes d’El Asnam, comme Beni Haoua, Bissa et les lointains monts de l’Ouarsenis ! La réussite de la production d’une bonne cuvée de Guetrane et de son écoulement étaient directement liés au niveau de la peur et la terreur induite par la Rumeur.
Le guetrane est ce liquide onctueux qui ressemble au goudron en couleur et substance (à ne pas confondre avec El Quitrane qui signifie « goudron » en espagnol). Le Guettrane est plutôt le Cade. Il est produit à partir du Juniperus Oxycedrus (genévrier cade) qui abonde chez nous. Il dégage un arôme, une odeur et un parfum plaisants qu’on utilise même aujourd’hui dans les outres fabriquées à partir de peaux de chèvres, «chekoua», «guedra», «gourdes», et autre «kezdira» pour donner un goût très apprécié et une certaine saveur à l’eau. Certains attribuent même au «guetrane» des vertus thérapeutiques et bénéfiques pour la santé. A l’époque, d’autres juraient aussi que sa présence chassait les esprits maléfiques et le «chaytane» (Satan) des nouveaux nés et bébés. Une goutte au milieu du front et des poignets et l’affaire était réglée.
Les récipients enduits de Guettrane étaient entourés de morceaux de «khisha» (sac de jute), cousus et que l’on humidifie pour garder la fraicheur de l’eau, ce précieux liquide ramené de la fontaine publique du village voisin (on n’avait pas encore l’eau courante !), durant le Ramadhan, «essmayyemme» et les longues périodes de canicule dont souffraient les habitants de la région ; une chaleur torride s’y abat pendant une partie du printemps, tout l’été et même l’automne. Même les chiens errants se cachaient qui sous un arbre qui entre les roues d’une charrette et là où il y avait le moindre carré d’ombre. Les plus intelligents prenaient place sous l’arbre où était attachée une guerba «guetranisée» et pleine d’eau d’où s’échappaient des gouttelettes pour leur tomber sur la tête et le corps, les rafraichissant ainsi !
Ainsi, les producteurs, fabricants et marchands de guetrane avaient réussi, sans dépenser le moindre dinar et sans l’intervention du garde champêtre, du K’bir el Bocca, ou des autorités, à nous imposer chaque année un confinement et un couvre-feu saisonnier qui se répétait sans faute ! Un vrai génie de marketing, ne nécessitant ni un passage par les grandes universités occidentales ni appels aux services des grands cabinets spécialistes en publicités et autres «spin doctors» !
Je me demande, sans doute par nostalgie, si en ces difficiles moments de confinement dûs à la crise sanitaire du Covid-19, si l’on ne pourrait pas utiliser les grands médias (mainstream), aidés en cela par Facebook et quelques «fake news» telles que ce conte, afin de convaincre les jeunes et moins jeunes à rester chez eux durant cette pandémie ? La Taïda avait porté ses fruits à notre époque. Pourquoi ne pas la mettre au goût du jour (Taïda version 2.0) si celle-ci pouvait sauver des vies ? Une guerre sans merci sera ainsi livrée par la TAIDA 2.0 contre Covid-19!
En ces moments difficiles pour l’Algérie et l’Humanité dans sa globalité, une question subsiste : où sont ces producteurs et autre marchants de mythes et de «guetrane» dont nous avons tellement besoin aujourd’hui ?
A. H.
*Docteur en Relations Internationales, New York, Etats Unis d’Amérique
5 thoughts on “Si, si, la «Taïda» viendra à bout du Covid-19”
Bravo mon frere! tu nous a plonge’ dans un passe’ lointain et adorable.
Bon confinement et sahha Ramdanek!!
Salam cher ami,saha ftourek, wallah je me suis délecté a la lecture de ton récit d’enfance. Le moyen de nous confiner sans trop d’efforts,particulièrement durant les grandes vacances d’été, a ete le recours à ce genre de créatures terrifiantes.
Ton récit,rapporté à ce que nous vivons durant cette pandémie,même s’il s’agit d’une utopie, à le mérite de réveiller en nous avec le recul, le souvenir d’une intelligence réelle ou non de nos anciend. Ces derniers, faisaient appel au tréfonds de leurs légendes pour nous confiner et nous éviter des maux et de mauvaises rencontres.
Merci cher ami de m’avoir avec ton récit, renvoyé à mon enfance et aux peurs qui ont fait de moi aujourd’hui l’homme reconnaissant à ses parents qui, avec de telles légendes l’ont préservé de chemins sinueux.
Passe un bon mois du Ramadan, qu’Allait te preserve de taida et d’autres « sellel legloub ».
Excellent! SIMPLE histoire & GRANDE pedagogie. Aucune Complexite!
Les « Valeurs » des enfants et les Traditions ancestrales de nos Aines ne sont ni Bonnes ni Mauvaises! C´est l´usage qu´on en fait qui les determine!
Ces Souvenirs sont d´abord un Temoignage-ECRIT qui sauvegarde une tradition orale qui necessairement disparait. C´est le plus grand merite de l´auteur qui « raconte » une Qasa/conte sans singer « La Science » du Douar qui doit citer un Francais ou l´ »Expertise » Francaise qui doit citer un Americain ou les « Researchers » Americains qui toujours mentionnent le N.Y.Times pour decorer.
Le Dr. Haireche a absolument raison!
La superstition, la legende, les Khourafate/Contes et la RELIGION sont des Outils dont
l´usager determine la Fonction du Bien ou du Mal!
Marx s´est trompé!
Certes la religion est « L´Opium du Peuple »! Elle est aussi Resistance tel chez Hamas, Hizbollah ou le FLN de 54.
Votre Honneur! Je m´aventure avec 2 objections!
– Le « Guetrane » est certes un medicament mais ca ne sent pas BON! Y aurait-il un secret de fabrication?
– Pour ma generation, celle de la Zlabia, le Garde Champetre, c´est le « Chambit! »
Pour celles du Smartphone, « Qalb El Louz » et Maksoud/ »Dzair Dakhlou Aalik »; je ne sais pas!
Comme l´auteur et fidele au Seigneur « Je n´ai pas oublié que j´etais Esclave en Terre d´Egypte! » Il me semble, Israel-Pharaon, Maksoud et beaucoup d´ »Ouled Bled » l´ont oublié! Merci Dr Haireche pour cet autre RAPPEL!
Ma famille forcee de quitter nos maisons de la Mechta bombardees durant la guerre pour rejoindre l’habitatkon familiale a la Basse Casbah. Etant tres jeune, j’ai grandi avec l’histoire de « Loundja el Ghoula » qui sortait et circulait dans « Beit Essaboune » (buyanderie) ou dans la « Skiffa »(petite salle d’attente entre porte d’entrée et wassete Eddar) ou wassete Eddar(cour centrale de la maison style hispano mauresque) mais, aussiles histoire du gettrane, chekoua et autres conte similaire A la Taida , ou H’djeb que nos grandes-meres ou mere nou mettent autour du cou ou epingle sous nos vêtements du jour s’il n’etait pas sous notre oreiller!
Un excellent recit qui me rappelle mon enfance et les contes racontés par nos grandes-meres ou mère durant les longues nuit d’hiver ou, juste pour nous bercer.
Bel écrit sur la Taida ! Bravo mr aek hairache ça me rappelle aussi mon enfance à Vialar ! Bravo….RS