L'Algérie de plus près

Kamel Louafi : « Mes œuvres de poésie verte sont inspirées de l’art calligraphique arabe »

Kamel Louafi, Algéro-Berlinois, est auteur, topographe et architecte paysagiste de renommée mondiale. Il est aussi le concepteur des « Jardins de l’Exposition Universelle EXPO 2000 » à Hanovre et, entres autres, le « Jardin islamo-oriental » dans les « Jardins du Monde » à Berlin, le « Mémorial de la Briqueterie » à Oranienburg et « les Jardins des Ziban » en Algérie. Il est chef de plusieurs projets importants de jardins à Berlin et au Luxembourg. Très souvent en déplacements, il a pris le temps de répondre à nos questions. Écoutons-le :

Le Chélif : La philosophie qui ressort dans vos réalisations architecturales nous interpelle. Depuis plusieurs mois, vous êtes invité à partager vos connaissances, votre parcours, à exposer vos œuvres réalisées à travers le monde. Pouvez-vous nous en parler ?

Kamel Louafi : En effet, l’année 2022 a été marquée par plusieurs évènements. L’exposition itinérante est organisée entre l’Allemagne et l’Algérie. J’ai exposé à Berlin en août, à Batna en septembre ainsi qu’à Alger à Dar Abdellatif, en octobre. Au cœur de ses expositions, ce sont des photos des projets réalisés au cours des 30 dernières années… L’exposition documente aussi des projets « inachevés » à travers une installation en arabesques. Il s’agit de travaux primés dont certains étaient très avancés dans leur planification et qui, pour quel­que raison que ce soit, n’ont pas été poursuivis.

L’installation des « Jardins suspendus », troisième partie de l’exposition, montre des pay­sages d’hier et d’aujourd’hui : d’un côté des paysages aménagés et de l’autre des paysages détruits. Cette juxtaposition est un plaidoy­er qui doit nous inciter à protéger les paysages terrestres existants et à empêcher leur dégradation. Le quatrième élément, un cadre, le contour d’une arabesque vide, représente le jardin au-delà de cette vie. Ce cadre vide peut être rempli par une imagination de chacune et chacun – aujourd’hui et demain – d’images du jardin d’Eden.

Annaba vous attend mais apparemment la Tunisie aussi ?

À Annaba, je participerai au Salon International du Bâtiment avant de me rendre en Tunisie où se poursuivra l’exposition itinérante du 21 février au 05 mars023 au Palais prestigieux Ennejma Ezzahra, à Sidi Bouzid, tout en donnant des conférences dans les universités de Tunis et Sousse – la transmission du savoir me tient à cœur. Je reviendrai au pays, à Oran précisément, du 28 avril au 12 mai 2023 au palais de la culture et des Arts. D’autres projets d’exposition à Hanovre, Marseille et Paris seront organisés durant l’année…

Revenons à votre parcours, plus de 30 années de paysagisme et de créativité… Comment est née l’idée de créer ses cadres harmonieux, joignant l’architecture et la beauté de la Nature, de fusionner des arts des jardins d’Orient et d’Occident ?  

C’est dans le cadre d’un travail de cartographie au sein des services des eaux et forêts à Batna, dans le cadre d’un inventaire forestier dans les Aurès que s’est éveillé mon intérêt pour les paysages, la nature. J’avais commencé déjà au fur et à mesure de mon travail sur la forêt des Beni-Imloul dans les Aurès, à nommer instinctivement les différents endroits cartographiés selon le végétal dominateur : coulées de jeunes cèdres, ensemble de vieux cèdres, flanc de pin d’Alep etc.

J’ai appris à connaître le paysage, les forêts, les surfaces agricoles, les fleuves et rivières, les oueds, les jardins et les formations géologiques vus du ciel et sai­si leur signification végétale, minérale, relief pierreux. Mais j’avais avant tout pris conscience des limites de la croissance, des transformations dans les territoires semi­-arides, des gorges longilignes et profondes, des rivières avec ou sans eau, des formations rocheuses surplombantes, de l’utilisation limitée de l’espace agricole et de la singularité avec laquelle il s’insère dans son milieu ou bien encore de l’implantation de l’habitat.

Ce travail a été aussi une initiation pour regarder et observer curieusement tous les paysages, les plantations avec d’autres yeux et peut-être rejoindre un peu le dicton de Proust : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, n’est pas d’aller vers d’autres paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ».

Cette sensibilisation et introduction sur le paysage et la visite d´étudiantes et étudiants de la TU de la ville de Berlin-Ouest de notre projet Algéro – Allemand dans les Aurès y ont été des raisons pour une formation plus tard comme paysagiste.

N’était-ce pas un défi de vouloir concevoir des jardins dans des milieu arides et à fortiori surtout dans le sud du pays ou en Orient où le climat est plutôt aride ?

C’est au cours d’un long voyage de Batna à Berlin par train avec plusieurs stations. Ce voyage me laissa connaitre la richesse et la diversité de tous les paysages observés et lorsque j’ai contemplé un paysage européen, j’ai constaté et pris conscience que tout y était dominé par le « vert » et la « vie ». Un arbre peut pousser n’importe où l’eau est disponible, en tout lieu. Un jardin peut éclore au sein d’un grand jardin. En Europe, le jardin est doté d’une grande va­leur, mais il n’est pas le reflet exact ni toujours un synonyme de l’oasis, parce que les données climatiques font qu’il peut émerger partout. Dans les zones semi-ari­des, le jardin est implanté au bord des sources, qui sont rares. Chacun sait qu’un jardin, une oasis, est un élément vital.

Est-ce le fait de vivre dans une ville où il y a autant de jardins publics qui vous a conforté dans l’idée de l’implanter dans notre pays ?

L’odyssée de Berlin à Lomé au Togo m’a permis d’apprécier d’autres formes de paysages surtout dans le grand Sahara où des paysages paraissent souvent pittoresques, leur image était fascinante, même avec des sols nus et une absence quasi-totale d’eau et aussi de mieux comprendre la déclaration d’Antoine de Saint-Exupéry : « Le Sahara est plus vivant qu’une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés ».

Pour revenir sur votre parcours où vous avez laissé une empreinte incomparable, réunissant tjrs l’Orient et l’Occident à travers vos créations où la « poésie » prédomine, comment y parvenez-vous ?

À force de travailler sur des divers projets et visiter des expositions où deux d’entre elles, à la Haus der Kultur der Welt à Berlin ;  la «Vistara l’architecture de l’Inde fin 1991» et « les jardins de l’Islam » fin 1993-1994 m’ont amené à intégrer des œuvres littéraires et artistiques dans mes intentions créatives plus tard dans mes propres projets et ont consolidé chez moi le besoin de développer et d’articuler, avant même d’être indépendant, un type de développement ou de fusion d’éléments de l’Orient et de l’Occident dans des parcs et jardins.

Quelles sont les œuvres littéraires qui vous ont le plus marqué ?

Avant de me consacrer au paysage, je connaissais le passage de Kateb Yacine, l’écrivain algérien sur Alger dans Nedjma : « Il ne fixe que la mer. Il veille à la naissan­ce des abîmes, à l’avenir du port ; “si la mer était libre, l’Algérie serait riche”, pense le voyageur ». Et chaque fois que je me trouvais à Alger, à Port Saïd, et que je regardais en direction du port, je pensais immédiatement à cela, et c’est devenu au fil du temps une passion dans mon travail sur la « Façade Maritime d’Alger », j’y in­terprétais pratiquement cette vision dans mes idées d’aménagement sur la baie d’Alger de garder ces espaces aussi libres de toute construction.

Nous n’avons eu aucune idée de la composition des couleurs dans nos travaux, que ce soit dans nos études ou dans notre pratique. Face à la célèbre déclaration de Fernand Léger (1881-1955), par exemple, « La couleur est capable de nous donner la joie et elle peut aussi rendre fou », j’étais un peu nerveux et impuissant face à la composition des couleurs dans le projet d’exposition mondiale de plus de 700 000 m² d’espaces. Je me suis souvenu d’un voyage à Tunis avant mes études en Tunisie et de la visite d’une galerie où j’ai été fasciné par une copie des aquarelles de Paul Klee : « les rues de Tunis », fasciné par les couleurs, les transitions. J’ai immédiate­ment acheté un livre sur Klee à Berlin et après quelques discussions au sein de l’équipe, nous savions que nous n’avions pas le choix… « Les rues de Tunis » est devenu la base de la création du concept de couleurs. L’utilisation de formes d’expression ornementales m’a semblé indispensable au fil de mes projets dans mon propre travail pour mettre en valeur le petit paradis, le petit jardin dans le grand paradis – l’Europe. Les compositions de motifs floraux dans les textiles de l’art oriental, synonymes de l’idée de « s’entourer d’un jardin » ou d’un tapis oriental comme « voyager avec son jardin », ont été avec les broderies de l’art occidental, des sources d’inspiration pour mes intentions de création.

Quels sont les artistes qui vous ont le plus marqué et inspiré ?

Deux artistes m’avaient impressionné par leur travail bien avant que je ne devienne architecte paysagiste : l’Algérien Mohammed Racim (1896-1975) et le Français Hen­ri Matisse (1869-1954). La bibliothèque itinérante d’Henri Matisse et ses inspirations de motifs nord-africains ainsi que les formes d’expression calligraphiques de Mohammed Racim ont également été des leitmotivs, des inspirations et des références également pour la composition de la fusion de différents éléments de l’Orient et de l’Occident dans mes paysages arabesques. Des images concrètes et réelles ont ainsi vu le jour dans mes jardins et mon parc, avec des géométries, des contours visibles. Les jardins étaient recouverts de haies, d’arbres, d’arbustes, de plantes vivaces, de motifs de pavage et présentaient avec les géométries leur propre choré­graphie, comme une danse de lettres.

Vous êtes aussi l’auteur de films documentaires sur les concepts d’architecture du paysage ainsi que de deux ouvrages bilingue « Promenades paysagères et palabres »… Quelques mots sur cet ouvrage que l’on retrouve dans les librairies d’Algérie ?

Ce sont des synthèses de mes œuvres architecturales. La dernière publication « Kamel Louafi fascination de la chorégraphie du paysage – L’Orient rencontre l’Occident – si proche et si lointain », complète le précédent comme recueil de « Conférences et débats dans le cadre des expositions à Batna et Alger, Dar Abdellatif », de septembre à octobre 2022, illustré de mes réalisations et projets pour le pays. Parmi les nombreux « dessins des approches de composition sur la Baie d’Alger » de 2003 et 2020, des « Percées vertes », d’une « promenade paysagère sur les Sablettes »… « L’extension du Jardin d’Essai vers la mer » reste le projet prioritaire…

Propos recueillis par A. K.

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