Eclairages sur un parcours de romancière dissidente
Par Jacqueline Brenot
En souvenir de l’écrivaine disparue, nous reproduisons un texte de Jacqueline Brenot paru dans notre édition du 5 au 11 février 2020 (Le Chélif numéro 322).
Quatre universitaires algériennes se penchent sur l’œuvre d’Assia Djebar. Elles tracent chacun, par leurs approches distinctes, le portrait d’une femme et son parcours de création. Chaque contribution aborde des aspects différents, inédits, de cette personnalité si riche. Par le décryptage de cet arsenal de thèmes et de motifs, le lecteur découvre des choix singuliers et des pans d’Histoire de l’écrivaine, du même coup de l’Algérie qu’elle chérissait. En ce cinquième anniversaire de son décès, cet éclairage au plus près des textesnous offre une redécouverte de cette auteure majeure engagée et dissidente.
Née en 1935 à Ouled Hamou près d’Ain Bessem, Assia Djebar, nom de plume de Fatma Zohra Imalayène, a vécu entre l’Algérie, la France et les Etats-Unis, donc entre plusieurs rives, comme en miroir de son itinéraire diversifié.
Les quatre auteures de cet ouvrage, universitaires: Amina Azza-Bekkat, Afifa Bererhi, Christiane Chaulet Achour et Bouba Mohamedi-Tabti lui rendent hommage en convoquant des aspects de sa personnalité et de sa production artistique parfois contestée pour une lecture approfondie de son œuvre.
Amina Azza-Bekkat met l’accent sur l’engagement précoce de l’auteur en intitulant son chapitre : «Pour une libération concrète et quotidienne des femmes». Les premières œuvres : «La source», écrite en un mois en cachette du père, et «L’amour, la fantasia», attestent de la précocité de son talent d’écrivain et de «sa boulimie de lectures». Pour ces motifs et d’autres similaires : tels que la présence de la mer, du soleil, la relation au père, à la mort, et surtout un certain «dédoublement de personnalité», elle fut, au début de son activité, suivant Azza-Bekkat, comparée à l’écrivaine française Françoise Sagan. Quoiqu’il en soit, «La source» marque son entrée littéraire et sa volonté de porter «la voix de l’Algérie au-delà des frontières». En effet, après avoir cité un extrait de «Vaste est la prison» par la présence des «ombres voilées flottant à l’horizon», l’universitaire insiste sur l’intérêt de l’écrivaine pour le destin des femmes qui se réalise souvent derrière les murs des maisons. Comme dans «L’amour», la langue et notamment le français, va lui ouvrir des portes sur le monde. Très tôt, l’auteure lit avec avidité, «comme on boit ou comme on se noie». Mais c’est en découvrant les lettres du féroce Maréchal de St-Arnaud adressées au frère de celui-ci sur ses enfumades du Dahra, en 1845, et ses emmurades que l’écrivaine «prend le relais pour dire et raconter». Elle pensait qu’«écrire c’était mourir, mourir lentement», mais elle découvre que l’écriture est libératrice de la mémoire et une dissidence impérieuse.
Un engagement en trois actes
Dans «Un demi-siècle d’écriture» Christiane Chaulet-Achour met l’accent sur les étapes de la trajectoire de l’écrivaine devenue «l’emblème de l’écriture des femmes en Algérie». En reprenant les hommages rendus après son décès, elle insiste sur «l’ambivalence et l’ambigüité» du contexte répressif colonial, à la fois entrave et complexe opportunité pour «ceux et celles qui avaient à découvrir un monde», ainsi que les rapports entre Histoire et Littérature pour cette «écrivaine, historienne de formation dont les œuvres sont pétries d’Histoire». Elle note que le premier roman est écrit en 1956 et publié en 1957, «dans la période la plus violente de la guerre» et la plus répressive avec l’arrivée des paras du Général Massu. Elle est exclue de l’Ecole Normale Supérieure pour avoir suivi le mot d’ordre de grève lancé par l’UGEMA. Malgré certaines interprétations critiques concernant le prix littéraire de «l’Algérienne» que reçut l’écrivaine, Christiane Chaulet-Achour insiste sur l’engagement «en trois actes», dont «l’acte II» par son discours «le plus attendu des Algériens en guerre», également par un texte anonyme «Le journal d’une maquisarde» paru en 1959.
Avec «AssiaDjebar, préfacière –Dire, traduire les voix recluses, Ferdaous, une voix en enfer», Afifa Berehri nous éclaire sur le féminisme marqué de l’auteure. Très informée sur «le féminisme arabe» en Egypte, en Syrie et au Liban, Assia Djebar a dû «y trouver la matière brute… de la représentation qu’elle donne des femmes», précise-t-elle. Par une analyse très pointue de la traduction faite par Assia Djebar et sa préface de «Ferdaous, une voix en enfer» de Nawal El Saadawi, docteur en psychiatrie, publié en 1975, Afifa Berehri nous invite à cerner ce «regard qui bouscule et perce la traditionnelle dichotomie sexuelle de l’espace» ainsi qu’à «l’émancipation poussée de la femme à l’époque omeyyade». Cette analyse très documentée met en exergue le rôle de passeur de l’écrivaine à l’égard de cette auteure égyptienne et de son militantisme, fondatrice de «L’Association arabe pour la solidarité des femmes» (1982). Ici, il s’agit pour elle de «l’écriture, legs féminin». Pour rappel dans « Ces voix qui m’assiègent » Assia Djebar écrit : «Peut-être qu’un écrivain fait d’abord cela : ramener toujours ce qui est enterré… Ramener l’obscur à la lumière».
Invisibles mais bien présentes
Dans sa contribution : «La clôture du lieu dans «Les enfants du nouveau monde», Bouba Mohammedi-Tabti s’intéresse à travers l’ouvrage cité, à la mise en retrait des personnages masculins au profit du rapport des femmes entre elles et à l’appropriation de l’espace du dehors et même du corps. Avec «Les femmes d’Alger», son analyse de l’invisibilité et du silence, «des femmes qui restent à l’intérieur et des femmes qui sortent» se nuance par l’engagement des résistantes dans la guerre de Libération.
De ce fait et comme souvent, l’Histoire oblige les groupes sociaux et en l’occurrence les femmes à «se redéfinir».
Cette étude des rapports complexes, souvent contradictoires, entre les femmes et les lieux occupés s’appuie sur les différents personnages féminins mis en scène par Assia Djebar. Malgré les raisons identifiées de «l’enfermement» imposé à la femme pour la soustraire au regard, donc comme acte de «protection» et de «résistance», la maison devient «la conjonction des contraires» sous la loupe de l’analyse : «cloîtrée», pour les hommes du dehors où règnent «l’humiliation» et «le danger», «libérée» pour l’époux. A ce stade de l’analyse de la situation, l’impact de pensée de Frantz Fanon est rappelé : «A l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile». Confrontée à ces stratégies de survie pour les femmes, certains personnages, tels que «Chérifa» obligée de traverser la ville et «un territoire européen», regarde l’environnement extérieur comme «un spectacle» hostile, alors que pour «Touma», autre personnage, cette expérience «en terre inconnue» opère à l’inverse. Devenue «étrangère» dans son pays, en allant vers la communauté européenne, sa «transgression» l’a pousse jusqu’à la «délation» lors d’une arrestation.
Rien n’aura échappé à l’acuité sociale d’Assia Djebar.
Vivre doublement
Dans un ultime texte du 8 février 2015, le surlendemain du décès d’Assia Djebar, Simone Rezzouga tenu à rappeler les luttes de l’écrivaine «contre les préjugés, les oppressions et les mensonges», ses exigences littéraires au plus près de «cette langue française d’emprunt qu’elle possédait magistralement» et ses contributions à l’El Moudjahid des années 70.
Dans le parcours d’Assia Djebar, il est nécessaire de rappeler que, fille d’instituteur de l’Ecole Normale de Bouzaréah, son cursus scolaire et universitaire fut brillant en Hypokhâgne et Khâgne et assez unique dans l’Algérie colonisée°. Dans un tel contexte, cette double influence reste importante sur son œuvre. Témoin de l’Histoire, l’auteure éclaire de sa fiction romanesque une époque tourmentée où chaque individu essaie de trouver sa place et de défendre ses droits.
Si on relève la formule écrite dans «La soif» : «Ecrire, c’est vivre doublement», on comprend mieux l’objectif recherché de l’écrivaine alors âgée de 21 ans. Son lyrisme audacieux durant la tragédie algérienne repousse les frontières entre les êtres et les situations.
Une fois encore la Littérature nous surprend et nous enseigne le décalage entre les tensions de l’Histoire et la force de Liberté suscitée.
Gardons en mémoire ce titre de Afifa Bererhi : «AssiaDjebar, un chaînon du devoir de transmission».
J. B.
°Références : Revues Plurielles, Etude «Le monde féminin d’Assia Djebar» par Djamel Benyekhef
Assia Djebar 1936-2015 : Ecrire pour se raconter – Variations sur une œuvre – Media-Plus Editions (2019)
Bio : Née le 30 juin 1936 à Ouled Hamou, dans la wilaya de Bouira, et décédée le 6 février 2015 à Paris, Assia Djebar est une femme de lettres algérienne d’expression française, écrivain, poète, membre de l’Académie Française en 2005. De 1957 à 2007, elle écrira 17 romans. Egalement des nouvelles, des poésies, des essais et a réalisé plusieurs films, dont «La nouba des femmes du Mont Chenoua» (1978), «La Zerda ou les chants de l’oubli» avec Malek Alloula (1982).