Par Rabah Saadoun
Qui ne se souvient pas de ce chauffeur de taxi de Tissemsilt ? L’ombre de sa 504-break jaune n’a jamais quitté l’esprit de tous ceux qui l’ont connu et surtout le cœur de ses enfants et de sa femme.
Boumhala était l’un des rares chauffeurs de taxi qui travaillait pour son propre compte. Il a passé toute sa vie au service de ses clients avec lesquels il a sillonné l’Algérie d’est en ouest et du nord au sud. Avec lesquels il a partagé leurs joies et leurs galères.
Avant l’indépendance, il était l’un de ces Algériens qui répondirent sans l’ombre d’une hésitation à l’appel de la révolution quand l’heure fut venue. Il était chargé du transport du courrier, des personnes missionnaires et donc de la liaison entre plusieurs villages et abris. En effet, il assurait avec son véhicule le transport de l’argent, des médicaments, des pièces de tous genres et même des munitions pour les révolutionnaires et d’ailleurs ; c’est pour cela qu’il a été arrêté et incarcéré par les colons pour un bon bout de temps. Compte tenu de sa mission très sensible, il côtoya pas mal de Moudjahidine de son époque.
Son ami Feghoul se rappellera à jamais de ces journées où il le chargeait de transporter des boites censées contenir des perles fausses (Zakmim). Tâche qu’il accomplissait le plus normalement du monde jusqu’au jour où, suite au dérapage de la Renault Dauphine où il se trouvait lui et si Boumhala, la boite se renversa et c’était des munitions (cartouches et balles de tous calibres) qui s’éparpillèrent, un peu partout, par terre. Et là ! Feghoul resta de marbre et se disait in petto : «Mon Dieu ! Qu’est ce que c’est que ça ? C’est la même boite que j’ai toujours transportée ! Je pensais qu’elle contenait du «zakmim» (perle fausse)». La seule image qui lui vint à l’esprit à cet instant était celle de la guillotine ! Il lui reprocha pendant longtemps le fait qu’il ne lui avait jamais parlé du contenu exact de la boite. «Et le plus beau, se disait-il, cette boite m’a accompagné durant plusieurs voyages». «Si je t’avais dit ce que contenait la boite, tu ne l’aurais jamais pris avec toi», lui avait répondu le regretté.
Après l’indépendance, il était connu surtout comme étant le spécialiste du trajet Tissemsilt-Alger. La majorité des émigrés de la région le connaissait, que ce soit à leur embarquement ou débarquement, il était toujours près d’eux à l’aéroport. Il les aidait souvent à accomplir toutes les démarches policières et douanières et ne quittait l’aéroport qu’une fois rassuré que la personne, dont il avait la charge, a quitté le sol ! Boumhala avait toutes les qualités du bon chauffeur de taxi : le sens du service, de la courtoisie, un look bien soigné et, surtout, le sens de la responsabilité vis-à-vis de la sécurité de ses clients.
Le divan des confidences
Boumhala est à ranger dans la catégorie des prévenants, de ceux qui vous demandent gentiment, une fois installé à l’intérieur de son véhicule, si la station de radio qu’il a choisie vous convient, s’il ne fait pas trop froid ou trop chaud, et vous tend un mouchoir en papier si vous reniflez ! Pour certaines personnes qui se sont un jour glissées sur la banquette arrière, notre bonhomme n’est qu’un chauffeur de taxi parmi tant d’autres, un crâne un peu dégarni dépassant de l’appuie-tête, un regard bienveillant et rêveur croisé dans le rétroviseur. Les gens montaient dans son taxi comme ils s’allongeaient sur le divan. À peine la portière refermée, l’intimité de l’habitacle et l’anonymat du chauffeur se prêtait volontiers aux confidences. Sur le divan de Boumhala, on vitupérait sur les aléas de la vie, on se laissait aller à des analyses sur la vie politique, sociale, sportive, économique…etc. du pays.
Quiconque avait une affaire à régler à Alger pensait tout de suite à Si Boumhala qui n’hésitait jamais à lui acheter un médicament, à lui prendre un rendez-vous chez un médecin ou lui déposer son dossier au niveau de n’importe quelle ambassade pour l’obtention d’un visa.
Il lui est même souvent arrivé de prendre dans le coffre de sa voiture des objets insolites, des bric-à-brac ou tout simplement des produits du terroir (figues, huile d’olive, cardes sauvages, couscous, galettes, gâteaux…) qu’une maman ou un papa voulait envoyer à sa progéniture. Et, souvent, c’était gratuitement car il était d’une générosité et d’un altruisme remarquables.
Le rendez-vous était toujours pris vers 2h du matin soit devant le café Bourakhla, le café Baroud ou celui de Sataoui ! Il attendait ses clients avec plaisir, chauffant le moteur de sa 504 avant de prendre le départ vers Alger.
Pour lui, c’était un métier à la fois passionnant et toujours plein de surprises grâce au contact avec le public. Chaque client, pour lui, était unique avec son lot d’histoires aussi uniques. Des fois, cela lui procurait également pas mal d’adrénaline, avec des courses contre la montre à gérer en permanence !
Pour ce qui est des surprises, il en avait eu beaucoup au terminus de chaque voyage : des sacoches oubliées, de la vomissure, des traces de pipi d’enfants, des mégots sur les banquettes… Eh oui, ce n’était pas rose tous les jours, mais Si Boumhala exerçait son métier toujours avec le sourire et le même plaisir.
Il n’avait pas le choix, il était le seul à subvenir aux besoins de sa petite famille et savait que ses enfants l’attendaient avec impatience à chaque voyage et rien ne valait pour lui leur joie à son retour avec, souvent, quelques provisions à la main. De son vivant, il racontait toujours la nature enrichissante de son métier à travers les différentes anecdotes, les rencontres, les différents échanges culturels et émotionnels qu’il a vécus. Des aventures rocambolesques un peu partout dans le territoire national !
Une fin tragique
C’était pour lui des destins croisés, certes le temps d’un instant, d’une course, mais inoubliables… Les virages de Theniet El Had à Khemis Miliana le connaissent très bien parce qu’il les avait négociés des milliers de fois. De l’avis de tous ceux qui ont fait au moins un voyage avec lui, il avait une conduite souple, ne dépassait jamais la vitesse autorisée, restait prudent et attentif tout en gardant le sourire. Pour tenir pendant les longues heures au volant de son taxi, le secret de Boumhala, c’était un régime de sportif. Pas d’alcool, pas de cigarettes, ni de repas gargantuesques. Son truc : une pause-café à Magtouaâ. Il n’hésitait point à payer pour ses clients qui descendent avec lui et n’oublie jamais ceux qui sont restés dans le véhicule, surtout s’il s’agit de femmes, d’enfants ou de personnes âgées qui ne pouvaient pas descendre pour une raison ou pour une autre.
Un café express bien serré, et vrooom… !!!! Destination le garage Rovigo, en plein centre d’Alger. Alger qu’il connaissait coin par coin, ruelle par ruelle. Quiconque cherchait une information relative à la capitale, il ne trouvait pas mieux que notre chauffeur de taxi.
De son vivant, il confia à l’un de ses proches : «Un jour je me suis fait une grosse frayeur : je roulais de nuit et je me suis un peu assoupi. J’ai perdu le contrôle de la voiture pour un laps de temps. Heureusement, il n’y a pas eu de conséquences graves à part cette forte émotion qui me traversa l’esprit quand j’ai pris conscience du danger que j’ai encouru, mais c’était une bonne leçon pour moi.»
Malheureusement, on ne s’en sort pas toujours indemne ! Les habitants de Tissemsilt, les membres de sa famille, ses amis et proches se souviendront toujours de cette journée du mois d’octobre 1985 où il eut un accident mortel suite à une mauvaise manœuvre de celui qui venait en sens inverse et qui l’a fauché de plein fouet, ne lui laissant aucune chance d’esquive.
L’annonce de sa mort est tombée comme un couperet. Elle s’est propagée comme une trainée de poudre ! Eh oui, il est mort le taximan, celui qui les conduisait là où ils voulaient. Il est mort, Si Boumhala Besbes, le gentil bonhomme charismatique, fascinant, qui avait dans son cœur des trésors d’amour, de tendresse et de patience !
Le 1er novembre 1985, le cimetière de Sidi El Houari à Vialar ne pouvait pas contenir la foule de personnes venues de partout l’accompagner à sa dernière demeure. Ses enfants, ses petits-enfants et tous ses proches peuvent se targuer d’avoir un père de la trempe du regretté. Une personnalité qui a marqué la vie de plusieurs générations et surtout, de tous ceux qui ont vécu son époque et qui l’ont côtoyé. Les Vialarois qui l’ont connu ne l’ont jamais oublié et se souviendront le restant de leur vie de Boumhala, le taxi driver !
R. S.