Par Ali Dahoumane
Le récit est purement imaginaire et les personnages n’ont jamais existé. Seuls les lieux géographiques (Malakoff, Oued Sly actuellement, village à quelques kilomètres d’Orléansville-Chlef ainsi que quelques dates et faits marquants de l’époque comme la guerre civile qui a vu le général Franco prendre le pouvoir en Espagne en 1936 (page 116), la prise de Paris par les Allemands en 1940 (page 133), le soulèvement de Kherrata, Sétif et Guelma en 1945 (page 172) et le début de la guerre d’Algérie en 1954 (page 184) sont authentiques.
Paru aux éditions Sydney Laurent en novembre 2020, le livre de Clara Placenti retrace l’itinéraire d’une famille française venue s’installer en Algérie dans le vaste projet de la colonisation (civilisation diront certains) car l’État français a encouragé les Français à s’installer massivement dans ce vaste pays.
Après la mort de ses parents, P’tit Louis Delattre, personnage central autour duquel s’articulent les différents évènements du récit, est allé rejoindre Albert, son oncle paternel qui était commandant d’une caserne à Malakoff, près d’Orléansville. Bénéficiant d’un acte de propriété de cent trente hectares délivrés par l’administration française, P’tit Louis Delattre s’installa à Malakoff (actuellement Oued Sly) dans le département d’Orléansville (El-Asnam puis Chlef). Le début du récit ressemblait étrangement à un conte des mille et une nuit car aussitôt arrivés dans le domaine qui leur était réservé, P’tit Louis et ses proches virent surgir des dizaines d’autochtones qui sont venus les accueillir et leur souhaiter la bienvenue sous les youyous stridents des femmes. Ils aimaient travailler pour se nourrir, disait P’tit Louis. En guise de cadeau de bienvenue, les autochtones ont fait découvrir aux nouveaux installés les plats traditionnels des anciens habitants de la contrée. La famille prit possession d’un domaine abandonné par d’anciens colons. La maison était une bâtisse en pierres à moitié délabrée avec des portes et fenêtres défoncées dont le toit était en grande partie effondrée. La terre était recouverte d’herbes folles où on voyait des ronces et des arbres tordus. Au loin, on remarquait la présence d’une eau marécageuse où poussent des roseaux (page 47). Quelques jours plus tard, une cavalerie de militaires conduite par Albert, l’oncle paternel de P’tit Louis, arriva sur les lieux et les soldats se chargèrent de transformer l’ancienne bâtisse délabrée en une confortable demeure. Les autochtones qui avaient une solide expérience dans le monde de l’agriculture, se chargèrent quant à eux de fertiliser la terre jadis inculte pour en faire une somptueuse plantation d’orangeais qui fit la fierté de tous les habitants d’Orléansville et de sa région.
De l’invention du détecteur de séismes aux cigares de Winston Churchill
La fiction historique devient une histoire drôle. Hippolyte, l’oncle maternel de P’tit Louis était toujours plongé dans ses expériences et ses observations dans son garage délabré de Malakoff et c’est grâce à ses études qu’il a pu savoir que le sol de la région était fragile et que de violents tremblements de terre avaient détruit dans le passé les habitations qui étaient construites dans tous les environs. Pour parer à toute éventuelle secousse sismique, il a mis au point une machine pour détecter les séismes et prévenir les habitants à temps. Dans la nuit du 9 septembre 1954, il remarqua que le sismographe marquait une activité particulièrement intense, il courut alors alerter tous les habitants du village et leur demanda de s’éloigner de leur demeure et de se mettre hors de danger. Quelques minutes plus tard, un grand tremblement de terre détruisit toute la région d’Orléansville et rasa pratiquement toutes les habitations. Seuls Hippolyte et les gens qui habitaient près de lui ont échappé au séisme grâce à l’invention de ce grand savant.
Pendant la seconde guerre mondiale qui a vu les troupes allemandes envahir Paris, Hippolyte s’empressa de former une poche de résistance à Malakoff et rallia rapidement la capitale britannique pour apporter son soutien au général De Gaulles. Malheureusement il n’a pas eu la chance de rencontrer le général mais il discuta longuement avec Winston Churchill qui lui offrit même des cigares en guise de remerciement. A son retour, il exhiba fièrement ces cigares aux habitants de son village.
Qui est La disparue d’El Asnam ?
La disparue était une Espagnole qui avait fui son pays à cause de la guerre civile qui y faisait rage quand le général Franco prit le pouvoir en 1936. Ce personnage fictif s’appelait Esperanza. Arrivée à Oran, comme tant d’autres Espagnols, elle se disputa avec un policier qui l’empêcha de quitter le camp qui était réservé aux réfugiés espagnols mais ses compatriotes manifestèrent et réclamèrent sa libération. L’oncle Albert qui se trouvait dans les lieux eut pitié d’elle et demanda au responsable de la libérer, il se proposa même de la ramener avec lui à Malakoff où elle s’adapta rapidement avec sa famille d’accueil et les habitants du village. Quelques temps plus tard, on la maria avec Pierre, le frère de P’tit Louis. Elle donna naissance à une fille qu’elle prénomma Victoria. En 1958, en pleine guerre d’Algérie, Esperanza attendait son second enfant et se rendit à Oran pour des examens médicaux. Elle était accompagnée de deux gardes qui assuraient sa protection mais en cours de route leur voiture fut attaquée par un groupe armé. Alertés, ses parents et des militaires se mirent à sa recherche mais n’eurent aucune nouvelle. Quelques jours plus tard, des paysans retrouvèrent la voiture et les corps des deux gardes qui l’accompagnaient. Les gardes étaient abattus à coups de fusil, égorgés, éventrés et éviscérés (terme qui est repris plusieurs fois dans le récit). Esperanza a été enlevée par le groupe armé. Pierre, le mari d’Esperanza, et Victoria, sa fille, étaient désemparés. Les militaires organisèrent plusieurs battues pour la retrouver mais les résultats furent infructueux. Ils n’eurent aucune nouvelle d’elle.
En 1962, les colons quittèrent l’Algérie et Victoria, la fille de la disparue, poursuivit des études en médecine pour devenir plus tard une brillante chirurgienne très connue dans les hôpitaux de France. Comme son père, Victoria pense beaucoup à sa mère qui a disparu en Algérie. Plusieurs démarches ont été effectuées auprès des ambassades mais ça n’a rien donné. En octobre 1980, un violent séisme détruisit la ville d’El Asnam (ex-Orléansville). La catastrophe naturelle a fait beaucoup de morts et les blessés ont été transférés vers les différents hôpitaux du pays. Quelques-uns ont été accueillis à l’hôpital Mustapha Bacha d’Alger. Victoria, qui était en France, apprit la nouvelle et se porta volontaire au sein d’une mission médicale pour aller soigner les blessés qui ont survécu à cette catastrophe naturelle. Arrivée à l’aéroport d’Alger, l’équipe médicale est dirigée vers l’hôpital Mustapha Bacha. Elle arriva rapidement à opérer un grand blessé et, en sortant du bloc opératoire, elle trouva la mère du jeune homme qui venait d’être opéré qui l’attendait dans le couloir. Elle la remercia et lui fit des révélations fracassantes. Elle lui apprit qu’elle a vu Esperanza (la mère de Victoria) juste avant sa mort et qu’elle a été enterrée au cimetière chrétien d’Orléansville comme elle lui apprendra également que le jeune qu’elle venait d’opérer n’était autre que le fils d’Esperanza qu’elle avait réussi à sauver et élever ensuite au milieu de ses enfants. Le jeune homme était donc le frère de la brillante chirurgienne. Victoria se dirigea à El Asnam et se rendit au cimetière chrétien de cette ville pour se recueillir sur la tombe de sa mère.
Quand la fiction culpabilise les victimes
À la fin de la seconde guerre mondiale, les Français ont organisé plusieurs manifestations pour célébrer la victoire des Alliés contre les Allemands. Ils défilaient dans les principales rues des villes quand des Algériens se joignirent au cortège en réclamant leur indépendance. Dans une ville de l’Est du pays, un jeune scout musulman qui brandissait un drapeau algérien a été abattu par la police. Ce meurtre a provoqué plusieurs émeutes. La répression des forces coloniales a été sanglante, des milliers d’Algériens furent tués lors de ces manifestations. À Kherrata, Sétif et Guelma cette répression a fait des milliers de victimes. Certains historiens avancent même le nombre de 45000 Algériens tués durant ces tragiques évènements qui ont duré jusqu’au 26 juin.
Voyons ce que dit l’auteure à propos des manifestations du 8 mai 1945 : « Au milieu du cortège, un jeune agriculteur déploya un drapeau algérien et ne veut pas le lâcher quand un coup de feu retentit et le jeune algérien s’effondra par terre. Rapidement le cortège se dispersa et les femmes poussent des youyous stridents. Les manifestants se répandent dans la ville en criant « Tuons les Européens ». À coups de bâtons, de gourdins, de couteaux, de lames de rasoir, de haches, de pierres et d’armes à feu sortis des burnous ou des gandouras, ils attaquent les Européens dans les rues et les terrasses des cafés. Un contrôleur de la poste a eu les mains broyées à coups de hache. On compte vingt morts et 47 blessés parmi les Européens. À Kherrata les Européens ont eu juste le temps de se barricader chez eux. La folie meurtrière ne s’arrêta pas là, à Sétif, à El-Ouroucia et Amoucha, on assassine, on égorge, on éviscère (encore) et on mutile. Le bilan de cette journée est de 84 morts, tous des Européens. Le lendemain, une autre manifestation dégénère à Guelma, ce sont des groupes d’insurgés sortis de nulle part qui assassinent et mutilent les Européens dans les villages et fermes isolées ».
Au début de cette fiction historique, l’auteur ne tarissait pas d’éloges à l’égard des autochtones qu’elle présentait comme des gens accueillants et qui aimaient travailler pour se nourrir. À travers les différents personnages de son roman, elle affichait toute sa sympathie pour ces gens mais quand ces anciens habitants du pays ont revendiqué leurs droits d’être libres et indépendants, son vocabulaire a changé pour devenir haineux en les traitant de « pillards », « brigands », « égorgeurs » et « éventreurs », des gens qui aiment « éviscérer » les cadavres.
Éviscérer est un mot qui revient plusieurs fois dans ce récit fictif. C’est tout dire de la connotation raciste du récit de Clara Placenti.
A. D.