L'Algérie de plus près

L’intellectuel algérien, entre devoir de mémoire et pouvoir d’écriture

Par Pr Mohammed Guétarni*

L’intellectuel arabe est aux prises sérieuses avec son passé, sa langue, sa culture. Enfin, tout ce qui a trait à la tradition qu’il s’évertue à réformer pour une meilleure mise à niveau avec la modernité sans y être en porte-à-faux. Il analyse sa société souvent en crise entre la tradition et la modernité exigée par l’ère technologique à laquelle appartient le monde arabo-musulman bon an mal an. Il ne peut s’y soustraire ni l’occulter. Sa démarche – ou, à tout, le moins sa tentative – est d’être la dynamique qui permet, à sa nation, de rattraper le peloton des nations avancées et les sociétés organisées. Là, il se heurte à un écueil et… pas des moindres : sa négativité par les systèmes politiques. L’intellectuel se voit condamné à assignation à résidence. Son capital-cognitif, dans les régimes totalitaires, doit servir le Pouvoir établi en lui prêtant «serment d’allégeance». Ce qui accentue son désarroi parce qu’il se trouve coincé entre l’immobilisme du système et la stagnation, voire la régression de sa société. Or, son objectif est que sa parole aie un poids et son action – dans la mesure de son possible – une consistance. Ce que refusent, par crainte, les pouvoirs publics. Ils veulent faire de lui «l’auteur pensant et, en même temps, acteur pensé.» En tant que «sujet pensant», l’intellectuel lit l’Histoire en aval de son sens et non à sens pluriel. C’est-à-dire dans son objectivité scientifique. C’est, peut-on dire, l’historicisme qui explique les liens établis des vérités humaines. Ce qui ne va pas sans incidence avec les politiques qui veulent le maintenir dans son rôle éternel d’élève docile (qui est un euphémisme de soumis) et eux (les politiques) les maîtres des lieux (pays) sans qu’ils n’aient aucune action créatrice pour combler ou rattraper le retard cumulé. D’où, le statut de l’intellectuel à l’intérieur de sa société est, à la fois, politiquement, socialement et même culturellement perturbé. Il se veut une autorité morale, il se voit ravalé à un simple instrument de propagande. Il veut être un intellectuel libre, l’État fait de lui un intellectuel organique déconnecté totalement des préoccupations de ses compatriotes pour s’atteler à légitimer des Pouvoirs sans assises populaires. Il se trouve, ainsi, dans une position inconfortable qui n’est pas la sienne car il considère que l’héritage socioculturel est plus traditionnaliste (salafiste) que moderniste comme s’il est coupé de la réalité universelle et de la vérité historique. Si les dirigeants voilent la positivité de l’Histoire actuelle, c’est pour justifier le devant de la scène qu’ils occupent moyennant blocage politique. C’est, en somme, l’arbre qui veut représenter virtuellement une forêt qui n’existe pas. Alors que «l’intellectuel est réellement la Qibla

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du progrès et la lumière qui éclaire sa nation.» Parfois, les intellectuels arabes sont victimes de campagnes de dénigrement par leurs Pouvoirs respectifs accusés d’être les vassaux de l’Occident impérialiste et aliénés par le capital. Abdallah Laroui considère, pour sa part, que «l’aliénation arabisante (médiévalisante) […], la pire de toutes les campagnes menées depuis tant d’années […] contre l’aliénation occidentalisante, ne sert qu’à camoufler un retard culturel qui ne cesse de grandir. Le Pouvoir veut limiter les horizons de l’intellectuel en définissant la politique culturelle. Ce qui explique que l’école, et particulièrement l’université, sont les instruments aux mains des Pouvoirs, même si des avancées démocratiques (?) sont constatées dans certains pays arabes comme l’Algérie. Autrement dit, on n’a jamais entendu un intellectuel de renom tel que El Qaradhaoui, à titre d’illustration, reprocher aux gouvernants arabes leurs abus. C’est une des raisons que les plateaux de télévisions arabes lui accordent des plages horaires avec la bénédiction des dirigeants. De pareils intellectuels, considérés comme organiques, n’exercent aucune emprise sur la société. Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est une réelle «Nahdha» arabe qualitative pour une véritable émancipation politique si on veut mettre, définitivement, un terme à la déliquescence endémique dont souffre le monde musulman depuis de cinq siècles. Pour ce faire, il est impératif de reconsidérer le Savoir, la Science et leurs détenteurs. Faute de quoi, on continue à perpétuer allègrement les voies suicidaires de la régression de toute la nation arabo-musulmane. Les classes dirigeantes, enclines à défendre plus leurs acquis que l’intérêt de leurs peuples, doivent cesser de considérer le discours intellectuel comme «un aventurisme verbal» mais plutôt comme «un chevalier de la plume.» Comme le fait, justement, remarquer Noureddine Toualbi : «Dans ces paysages politiques fermés où tout est minutieusement régenté, il n’est plus d’intellectuel toléré et […] valorisé. Tous les intellectuels libres pensent qu’une rénovation d’une foi pensante donnera un nouveau lifting à la nation musulmane tout entière. Ce qui serait une menace pour les politiques. Par contre, le maintien de l’actuel statu quo favorise fatalement sa régression. Ainsi, la libéralisation de la pensée peut enclencher une démocratie de réflexion mais avec conviction et, du coup, une émancipation d’expression qui sera positive pour nos sociétés. De ce fait, l’Islam cessera d’être un «Islam-politique» générateur de violence pour redevenir, comme par le passé, un «Islam-Science», « IQRA’ ». Il faut rappeler que le conservatisme organique n’est pas toujours de bon aloi. Cependant, y a-t-il une voie de salut ? Bien sûr, si la volonté politique de la trouver existe. Pour ce faire :

– Il faut cesser le dirigisme politique, sur l’intellectualité.

– Revaloriser socialement et politiquement le Savoir et le Savant.

– L’élite intellectuelle doit se constituer en corps organisé, c’est-à-dire en classe scientifique.

– Elle doit être consultée pour émettre son avis sur tout ce qui a trait aux grandes décisions du pays à l’instar des sociétés organisées et développées.

-Des rencontres périodiques sont souhaitées sous de forme de forums pour échanges d’idées et d’expériences au profit de toute notre nation.

Si la société arabe persiste dans son immobilisme, la mission de l’intellectuel devient assez difficile, sinon impossible à accomplir du fait que le dirigisme politique continue à peser sur lui de tout son poids. Il n’a pas l’intention d’inventer le vent, ni les nuages ou la pluie. Ils sont là et lui préexistent. Il souhaite simplement actualiser sa culture dans l’unique intention d’amorcer une perestroïka arabe afin de mener sa nation à bon port, c’est-à-dire vers une modernité où l’universalisme nous assiège avec sa mondialisation qui est en train de se faire, hélas, sans nous. L’université est le fer de lance pour réaliser ce projet. L’enseignant-chercheur en est sa cheville ouvrière en tant que concepteur d’idées qui vont dans l’intérêt de la nation, voire le monde. La plupart des découvertes, médicales, technologiques et autres, que l’on utilise dans la vie courante, ont vu le jour dans les laboratoires universitaires et non dans nos hémicycles parlementaires (qui sont, d’ailleurs, souvent vides). Aujourd’hui, l’intellectuel arabe est malheureux de voir sa société vivre une forme de modernité archaïque. Même s’il est l’âme de sa société où elle puise l’énergie pour sa réhabilitation, que peut-il faire devant des Pouvoirs hégémoniques et imperméables à toute idée de progrès ? Dans ce cas précis, l’hibernation des arabes – sociétés et régimes confondus – a encore de belles saisons devant elle.

Intellectuels du monde arabe, réveillez-vous et unissez vos idées pour la construction d’une Unité Arabe à l’instar de l’Unité Européenne.

M. G.

*Docteur ès lettres