L'Algérie de plus près

Hadj Ghoul Abdelkader, le chahid crucifié

Par Slimane Bentoucha

A l’occasion de la célébration, ce mardi, de la journée nationale du Chahid, nous avons cru utile de relater l’histoire d’un chahid bien particulier dans notre village d’Oued Sly, puisqu’il est tombé au champ d’honneur d’une façon singulière que probablement nul autre martyr n’a connu. En effet, son combat n’a duré qu’une seule journée seulement. Comment cela s’est passé ? Nous vous prions de suivre son récit par la bouche de son dernier frère en vie, Tayeb, 72 ans, qui va nous a raconté son histoire.

«Mon frère Abdelkader était l’ainée de la famille. Comme tous les jeunes de sa génération, il menait presque une vie de vagabond puisqu’il ne travaillait pratiquement pas. Et quand il réussissait à trouver un boulot, ça ne durait pas plus d’une semaine et il se retrouvait au chômage. Vous imaginez l’état psychique de quelqu’un qui rêvait de mener une vie normale, avoir une maison, fonder un foyer et élever des enfants. Tout ça, mon frère, ne l’a pas connu».

Sans le sou, poursuit Tayeb, il se rendait souvent chez notre sœur qui était mariée à quelqu’un de relativement aisé par rapport à nous, pour manger ou quémander quelques francs. La maison de notre beau-frère se trouvait à deux ou trois kilomètres du village. Un jour, il rencontra chez lui des gens qu’il n’avait pas l’habitude de voir. Il su par notre sœur que c’étaient les «frères du djebel» qui venaient tantôt manger quelque chose, tantôt s’approvisionner auprès du maitre de la maison. Alors, une idée vint à l’esprit d’Abdelkader : pourquoi ne pas s’engager avec eux, du moment qu’il n’avait rien à perdre. Il leur proposa de s’engager avec eux. Après hésitation et avec l’aide de son beau-frère qui le recommanda vivement, ils finissent par accepter sous une seule condition : commettre  un attentat contre un colon ou un soldat ennemi.

«Pour prouver son engagement, il n’avait pas d’autres alternatives de d’accepter. Le choix se porta sur un vieux juif qui s’appelait Adel. En apparence, c’était quelqu’un d’inoffensif mais en réalité indicateur notoire des services de sécurité coloniaux. Il habitait seul la dernière maison du village donnant sur un verger. Le jour J, tôt le matin, Abdelkader se faufila à travers les champs pour arriver jusque devant la maison de sa victime et là, il se cacha dans la fosse d’un garage juste en face de la maison du juif et attendit. Quand le jour se leva et que la cible apparut devant le seuil de la maison, il sortit de la fosse et tira mais le coup ne partit pas. Il essaya une deuxième fois, rien. On n’a jamais su si le revolver était rouillé ou si on le lui a fait exprès pour tester sa bonne foi. L’essentiel, il prend ses jambes à son coup, traverse la rue et s’enfuit à travers champs et vergers».

«Entre temps, continue le narrateur, l’indicateur se précipita dans sa maison, prit son arme et tira quelques coups dans le ciel pour avertir les soldats qui se trouvaient à quelques centaines de mètres plus loin. Pendant ce temps, mon frère continuait à fuir. J’ai oublié de vous dire que pendant sa fuite, il trouva deux ouvriers dans un champ en train de cueillir ou planter des récoltes, je ne sais pas ; il leur demanda de se joindre à eux et faire semblant de travailler, mais ils refusèrent sous prétexte que si les soldats se pointaient et découvraient l’astuce, ils les tueraient tous. Alors il continua à fuir jusqu’à arriver à un gros arbre. Son idée était de grimper en haut de cet arbre, se cacher et attendre que la nuit tombe pour descendre et monter vers le djebel».

«Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que les soldats amenaient des chiens avec eux. Ils reniflèrent partout où ils passaient jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent sous l’arbre où il se cachait. Quand les soldats le découvrirent là haut, sur une branche, ils ne lui donnèrent aucune chance pour se rendre ; ils tirèrent quelques rafales et il tomba raide mort. Après cela, ils l’attachèrent avec une corde à leur jeep, le tirèrent sur une distance de deux kilomètres jusqu’au centre du village où ils le détachèrent pour le mettre sur le capot de la voiture, bras et jambes écartés, ils commencèrent à tourner à travers toutes les rues pour le montrer aux pauvres gens afin que ça serve de leçon à qui penserait les défier».

Comme ci cela ne suffisait pas, le capitaine, un certain «Cosani», donna l’ordre à ses soldats pour qu’on le suspende à un gros eucalyptus se trouvant devant l’église du village, pas avec une corde mais avec des clous. Oui, monsieur, ils lui clouèrent les paumes à l’arbre, comme Jésus, pour rester ainsi suspendu toute une semaine afin que tous les villageois et les passants puissent le voir. Je vous souligne que la route nationale, à l’époque, passait à quelques mètres seulement du lieu où il était suspendu».

«Je me souviens que quand l’ordre fut donné pour qu’on le fasse descendre, il y avait foule. Quelques proches de notre famille l’emmenèrent directement au cimetière pour l’enterrer. Je n’oublierai jamais les larmes de ma mère qui n’avait que quarante ans quand mon frère est mort. Je n’ai jamais haï les Français comme je les ais haï ces jours là. Cette image de mon frère crucifié sur un arbre, je la revois comme si c’était hier. Jamais je ne pourrai l’oublier. Cet arbre témoin qui était planté devant la mosquée fut abattu au début des années quatre vingt-dix. J’aurai voulu qu’il ne soit pas abattu afin que l’on se souvienne éternellement de mon frère. Mais que voulez-vous ? Dans la vie, on n’a pas tout ce qu’on désire. Voila, je me sens soulagé maintenant que j’ai vidé mon sac. Je remercie infiniment votre journal «Le Chélif» qui m’a offert cette occasion pour m’exprimer et dire aux futures générations ce que nos martyres ont enduré pour que notre pays soit libre et indépendant». 

S. B.