L’important, c’est la Rose
Par Jacqueline Brenot
«Quand le cœur s’en va, il est bien difficile que le souvenir demeure, les seules choses qui restent sont la rancune et l’inimitié. » écrivait au XIIIème siècle Tchang-Kiu-Pin°. Des siècles plus tard, à l’Ouest comme à l’Est, rien de nouveau sous le ciel agité des Hommes. Ces thèmes qui font battre les montagnes, restent le fond de commerce de la littérature. Restent le talent de l’écrivain et l’architecture de l’histoire pour faire du roman le colibri qui éteint l’incendie de nos travers éternels et nous conduit par le fil subtil de l’écriture sur des territoires inattendus.
Chez Nadjib Stambouli, la langue est toujours travaillée de l’intérieur, avec pudeur et discernement. L’auteur la fertilise de sa poésie percutante et émouvante. A chacun de se laisser emporter en apesanteur dans cette aventure au cœur de l’humain et de ses affres.
Dès le premier chapitre, cette langue aiguisée par plus de trente-cinq ans de journalisme, fait son œuvre dans l’évocation de la douleur générée par la disparition de l’ami de toujours : «Salim éprouve de la gêne… Il n’a pas enterré un cadavre, mais un florilège de souvenirs qui remontent à la petite enfance.»
La mort fertilise la mémoire. En quelques mots ajustés, serrés au plus près de l’épreuve, l’auteur saisit la clairvoyance de l’instant tragique.
Plus tard, au cours de la cérémonie de deuil, il suffit de la découverte d’un fragment de rose de sable sous l’aisselle de Safir, le défunt, pour poser ce mystère en axe majeur de l’histoire. Ce bris de cristal de gypse sera confié à Salim, par Moha, le père de Safir, pour enquêter. Les nuits de Salim ne vont plus cesser d’être hantées. Le ver est entré dans le fruit de son existence.
Choix précieux de ce fragment et puissance allégorique de cette formation de cristallisation minéral et d’évaporation d’eau en pétales de rose, sur fond supposé de désert.
Avec une accélération virale, le roman plonge le lecteur dans un mystère poétique doublé d’une intrigue de science-fiction. Les deux s’entremêlent et obsèdent les nuits et les jours de l’ami chargé de l’enquête.
Salim dépassé par la situation inédite tente d’en savoir plus auprès d’une «raqui», une voyante qui ne peut et refuse d’interpréter l’énigme funèbre. Ce «bout de pétale de pierre» va rapidement occuper toute la vie de Salim. Par ricochet, celui-ci ne va cesser de revivre la «répudiation» récente de sa fiancée Afifa, sur la demande intrusive et autoritaire de son père. Même si la mère de l’éconduite tente d’apaiser le ressentiment de sa fille en expliquant : «La faute n’incombe ni à l’un, ni à l’autre, mais au poids de la société.», le mal est fait.
La mesure arbitraire paternelle imposée à la fiancée de son fils, au nom de ses principes personnels de soumission étendus à toute la famille, est accompagnée d’un ordre de quitter le domicile.
L’auteur plonge son lecteur au cœur d’une situation digne d’une tragédie antique, car les futurs époux s’aiment d’un amour sincère. La brutalité de l’instant rappelle l’abnégation d’amoureux célèbres, sacrifiés au nom d’un despotisme paternel ou clanique.
Le mystère de l’objet et son enquête dérapent sur le souvenir du mariage raté. Les deux se télescopent au détriment de Salim. Les voyages dit «de repérage» pour éclaircir le mystère de la rose, l’entrainent toujours plus loin de chez lui, de son travail. Au cours de ses pérégrinations souvent instructives sur la vie quotidienne du pays, Salim apprend que le commerce de la rose des sables d’Ain Nouar, près de Bab Essed, s’est effondré à cause de la fin du tourisme provoquée par les «années de tumulte». D’autres mésaventures humaines lui révéleront des incompréhensions fréquentes entre ses hôtes et lui-même, voire un espionnage pesant sur ses déplacements.
L’enquête pour le bris de rose des sables est devenue «une aventure» qui l’édifie sur les autres et lui-même. Le gypse de la rose des sables devient le miroir du personnage et de la société. Serait-ce le vrai secret de l’énigme ?
En s’engageant à temps plein pour «percer le mystère», Salim finit par quitter son travail. Le licenciement caché à ses parents génère un nouveau drame. Il sera renvoyé définitivement du domicile familial par son père outragé. Et l’auteur de noter : «Le père puise sa colère dans le vivier le plus exécrable du patriarcat dominant et de la dictature parentale».
Dans cette quête confiée par le père du défunt, une rapide descente en enfer et une perte des propres repères cernent le personnage. Même «le tout qui lui restait, le travail et les parents, a disparu…».
En respectant la parole donnée à l’ancien, Salim devient le jouet des événements. Sa vie va devoir s’organisée différemment. Les questions générées par son enquête forcenée deviennent philosophiques.
Comme si les rêves du défunt s’étaient naturellement fixés dans cette «fleur de pierre», particule de gypse, et transmis à son ami.
On déroule le fil d’Ariane pour remonter jusqu’au cœur de l’énigme, en suivant la quête de Salim qui passe par un marchand de reliques de la capitale et «la fontaine aux fleurs», échafaudage de roses de sable découvert dans le «capharnaüm» de son magasin. La poésie savante de Nadjib Stambouli se cueille au fil des pages.
Cependant, les découvertes de Salim à travers son voyage dans les villages portent aussi sur la société et les sujets qui occupent les conversations «tournent toujours autour de la vie quotidienne, celle du voisin ou du cousin».
Dans son précédent roman «Le fils de maman ou la voix du sang», chroniqué pour Le Chélif, l’auteur avait mis en scène le thème de l’amour confronté à la famille et la société dans leurs conflits constants et en arrière-plan, le poids d’un secret.
Cette fois encore, le ferment de discorde des protagonistes est complexe et hasardeux. Les constats de Salim, trop confiant, frisent parfois le subversif.
Point n’est besoin de livrer le dénouement de cette histoire palpitante, teintée d’humour, à messages multiples.
Dans ce roman défini par l’auteur comme «un roman sentimental et social», l’élément constant, le fil rouge demeure cette fine dentelle de rose des sables égarée sous l’aisselle du mort. Comme le note le narrateur : «D’ailleurs, une rose des sables, comme toutes les roses, se conçoit comme un tout, jamais en pièces détachées, encore moins en débris.». Permanente signature de l’auteur dans cette note philosophico-sociale perçue sur les routes sinueuses de l’humaine condition.
Dans ces arcanes romanesques, où la vengeance d’une femme semble la raison majeure de ce faux-indice en guise d’énigme, le fragment de rose des sables collé sous l’aisselle de la dépouille ne cesse de nous intriguer par la performance des questions soulevées.
Les états de lieux «intranquilles» qui aliènent les relations sociales s’y font la part belle à travers les constats de Salim. Notamment les sujets de curiosité inappropriés et futiles sur la vie des voisins qui pervertissent les échanges des citoyens et même ceux des familles unies.
Ne sont-ce pas là des bilans de sociétés auxquels s’est frotté l’auteur journaliste au cours de sa carrière, qui remontent à la surface?
Comme dans les polars affectionnés par Salim : «La clef de l’énigme se trouve souvent dans un élément qui a première vue n’a rien à voir avec le sujet de l’enquête», même si ni crime ni délit ne s’inscrivent dans cette histoire. A bon entendeur !
Au Moyen-Age, en Europe, les chevaliers de la légende arthurienne éclairés par un idéal mystique partaient en quête du Graal. En cours de route et d’épreuves, ils trouvaient des réponses à leurs questionnements personnels, à défaut de l’objet mythique recherché. Il y a un peu de cette démarche élevée chez Salim. La quête intérieure prédomine.
Une fois encore, dans son laboratoire des mots simples et directs, le talent de l’écrivain sait mettre en lumière ce qu’il est nécessaire d’extirper de soi de paresse intellectuelle et de fausses certitudes sociales, pour retrouver les chemins lumineux du savoir et peut-être des roses délicates de la pensée.
J. B.
° «Les pensées choisies » de Tchang-Kiu-Pin
«La rancune» DE Nadjib Stambouli, Casbah Editions (2019)