Des souvenirs heureux de mon enfance, il y en a beaucoup. Toutefois, il y en a un, parmi tant d’autres, qui m’a marqué pour le restant de ma vie. C’est ce petit tour que je faisais, dès que j’avais un petit peu de temps libre, à la venelle où se trouvait la petite boutique de Da El Hadi « essabagh ».
J’aimais beaucoup admirer ses écheveaux multicolores. Eh oui, Da El Hadi était un artiste né que la Grande Kabylie a offert à notre ville. Il l’était non seulement pour son magnifique travail d’artisan teinturier, mais, surtout, pour son sens de l’humour débordant et son accent kabyle qui n’a jamais quitté ses lèvres qui lui donnait un charme linguistique très particulier ! Il avait une forte personnalité et ne se laissait jamais faire en faisant entendre tout le temps son point de vue ou sa critique. Quiconque à l’époque effectuait un tour à l’ancien quartier Juif au centre-ville de Tissemsilt pouvait l’apercevoir, immanquablement, car sa fière et droite silhouette se remarquait de loin. C’était un homme d’acier, jusque dans le fond de ses yeux. On admirait ses écheveaux de laine colorés qui séchaient au soleil le long du mur de son local. Une multitude de nuances, rouge vermeil, jaune, indigo, rose qui offraient aux yeux un spectacle des plus ravissants ! Un véritable cercle chromatique. On le contemplait beaucoup quand il était à l’œuvre avec ses bras nus qui plongeaient et replongeaient dans de gigantesques chaudrons. Au début, il utilisait du bois pour les chauffer, quelques années plus tard, il utilisera le gaz butane.
Malgré le début de l’apparition des matières et techniques rapides et nouvelles qui se sont développées dans la ville à l’époque et qui lui faisaient concurrence, il a su résister… et pour longtemps ! En effet, même avec les colorants chimiques, il était impossible de retrouver toutes les nuances des couleurs qu’obtenait Da El Hadi « essabagh » ! Il réalisait de manière artisanale toutes sortes de teintes et assurait la coloration des différentes matières premières telles que la soie, le coton, la laine, les plumes, les peaux, etc., et différents articles tels que les cuirs, les textiles et les tapis.
On raconte que, quelques années seulement après son arrivée de Grande Kabylie, il avait remarqué des va-et-vient inhabituels en ville. En s’informant, on lui dit que c’était un jour de vote pour choisir un maire pour la ville… Cela se passait juste après l’indépendance. Il leur répondit : « Achou (quoi) ? Ah ! Tout cela pour « el vote » ?… Ils feront mieux de me désigner moi maire et Bourourou, mon ami intime, mon adjoint, et on leur épargnera tout ce gaspillage de temps et d’argent.»
Pour ce qui est de son langage arabe à l’accent kabyle, là aussi les gens qui l’ont côtoyé à l’époque en parlent et sourient jusqu’à maintenant. On raconte qu’un jour il avait acheté quelques chèvres et les avait attachées dans une bergerie. Eh oui, il avait aussi un côté maquignon ! La nuit tombée, on lui en vola une et on lui laissa un baudet à sa place. Le lendemain en allant les récupérer, il a commencé à les compter et soudain, il découvrit la bête de somme ! Furieux, il est allé directement voir le propriétaire de l’étable en lui parlant de l’incident avec son langage arabe approximatif teinté d’un délicieux accent kabyle bien marqué mais qui ne traduisait pas fidèlement ce qu’il voulait dire exactement. En effet, n’étant pas très fort dans les accords, il confondait souvent le féminin avec le masculin et vice-versa. Le propriétaire n’avait rien saisi de sa réclamation, ne comprenant pas s’il avait perdu un âne ou une chèvre ! Et à ce jour, dès qu’on évoque le regretté, ses amis et ses proches se rappellent de ses confusions phonétiques en rigolant.
Les après-midis, quand il jouait aux cartes (en particulier ce qu’on appelait « el bagza » à l’époque) avec ses amis à la cafétéria Si Merabet du centre-ville, c’était une foule de spectateurs qui venait autour de sa table pour le voir jouer et profiter surtout du spectacle qu’il leur offrait. En plus de son accent qui les amusait, c’était surtout le fait qu’il lançait des youyous à chaque fois qu’il gagnait une partie. Des youyous qui attiraient les passants des rues avoisinantes. Et ça irritait beaucoup ses adversaires. Un jour, une commission d’hygiène de la daïra était venue le voir sous prétexte qu’il pendait ses écheveaux de laine sur les murs des voisins et que ces derniers avaient déposé plainte, ce qui n’était pas du tout le cas. On lui remit une convocation pour comparaître devant le juge. Ce dernier en lui demandant le pourquoi de son acte, il répondit : «Ah! Monsieur le juge, moi, je pensais que depuis 1962 avec le départ des colons, tous les murs nous appartenaient et qu’accrocher quelques écheveaux de laine pour sécher cela ne pouvait nuire, d’une façon ou d’une autre, à quiconque.»
Le juge sourit non seulement pour son accent qu’il apprécia énormément, mais, surtout pour sa façon de raisonner et lui donna entièrement raison. Il comprit qu’on lui avait juste cherché la petite bête.
Personne n’oubliera aussi le jour où un gendarme était venu le voir pour lui rappeler qu’il était formellement interdit de reteindre les tenues militaires pour qui que ce soit et sous aucun prétexte. En effet, à cette époque, beaucoup de personnes nécessiteuses se débrouillaient qui un pantalon, qui une parka militaire un peu usés et les teintaient d’une autre couleur pour les porter. «Message reçu !» lui répondit Da El Hadi. Toutefois, cette même personne était revenue le voir un jour et lui demanda de lui reteindre un vêtement militaire pour lui, et là, Da El Hadi était resté intransigeant en lui disant : «Ah! walou (niet). La loi c’est la loi et elle s’applique pour tout le monde… Vous me l’avez interdit un jour alors je l’applique même pour vous !» Il l’expulsa manu militari de son local bien qu’il savait qu’il allait l’attendre au tournant lors d’un barrage de la route et coller un joli procès-verbal à Djillali, son fils, qui conduisait sa voiture. Eh oui, il était juste, sincère, honnête et surtout franc.
Après son décès, l’équipe qui prit la relève manifesta des signes de fatigue et finit par laisser tomber le témoin. Heureusement, l’un de ses petits-fils ressuscita plus ou moins le métier de son aïeul en perçant dans le domaine de la teinture et de la peinture mais celle des voitures. Il est tôlier et porte le même prénom que son grand-père. El Hadi le tôlier qui nous rappellera à jamais Da El Hadi le teinturier ! Le regretté a inculqué une bonne éducation à ses enfants et à ses petits-enfants. Ne dit-on pas ceci : «L’intelligence c’est l’étoffe, l’éducation est la teinture, or quand la teinture est mauvaise, elle gâte l’étoffe.» Sa progéniture peut se targuer d’avoir reçu la bonne teinture !
Rabah Saadoun