J’ai beau essayer de trouver la signification exacte du surnom qu’on lui avait collé. En vain. Pour moi, chlawach signifie le déséquilibré dans le sens large du terme, celui qui n’est pas entièrement sain mentalement ! Pourtant, c’était quelqu’un d’instruit et de très cultivé.
Il faisait partie de la première promotion de ceux qui ont décroché haut la main le certificat de fin d’études durant la période coloniale. Au même titre que mon défunt père puisqu’ils étaient dans la même classe. À l’époque, rares étaient ceux qui avaient l’opportunité de poursuivre leurs études. C’était un bel homme, grand de taille, le teint blanc, les cheveux lisses et brossés vers l’arrière, le visage ovale, les yeux clairs et pleins d’expression, l’allure désinvolte. Il était toujours vêtu très simplement, un pantalon en tergal, une chemise et des chaussures ordinaires. Son style était celui d’un pur citadin. L’hiver, il n’ajoutait à ses habitudes vestimentaires qu’un simple paletot pour se préserver du froid glacial des Hauts-Plateaux. Il ne prisait pas et ne fumait jamais.
C’était un mordu de la lecture. Il lisait tout ce qui lui passait par la main : bouquins, revues, magazines… et en particulier les journaux. Il paraît qu’étant jeune, il parcourait son journal en roulant à bicyclette. Il était francophone et maîtrisait la langue française. Quiconque, à l’époque, cherchait la signification de n’importe quel vocable, ne consultait pas le dictionnaire ; il le demandait à Chlawach en premier lieu.
Il vivait paisiblement en compagnie de sa seule sœur aînée qui l’entretenait en prenant la place de sa défunte mère. Je l’avais toujours connu logeant sous le toit d’un « haouch », dans une « sqifa » (impasse), en plein centre de Tissemsilt. C’était un célibataire endurci et n’avait jamais exercé un quelconque métier.
Du jour au lendemain, et surtout après le décès de sa sœur, se retrouvant seul, il se métamorphosa complètement en se recroquevillant sur lui-même. Nul n’avait une idée de ce qu’il s’était passé dans la tête de ce citadin bien instruit. Il entra dans un mutisme total et commença à prendre ses distances avec tout le monde. Il se referma dans sa bulle. Il avait fait sa mue et une nouvelle vie s’ouvrait à lui.
Une vie de marginalisé, un vrai paria que tout le monde évitait, même s’il n’était pas agressif. C’était un gentleman paisible qui ne voulait que vivre à sa guise.
Il n’en voulait à personne. Il ne réagissait violemment qu’envers ceux qui lui manquaient de respect. Il faut dire qu’on ne le laissait pas tranquille.
Outre la lecture, c’était un passionné du septième art. Le jour où il allait voir un film au Ritz, seule salle de cinéma de la ville à l’époque, personne n’osait se mettre à côté de lui ; on le craignait beaucoup.
Il s’asseyait souvent seul dans toute une rangée de sièges. Il lui arrivait même de s’allonger carrément sur plusieurs chaises. Bien sûr, les gérants du lieu n’appréciaient pas du tout mais personne n’osait l’en empêcher.
Son seul compagnon était des fois un chat qu’il ramenait avec lui dans ses bras. On savait tous, à l’époque, qu’il était le seul à comprendre l’histoire complète d’un film projeté en français.
Moi, pour l’éviter carrément, même s’il ne m’avait jamais fait de mal, car il savait que j’étais le fils de son ami de classe, je me débrouillais pour réserver une place au balcon. Ceux qui n’avaient que les 33 centimes, réservaient des sièges à l’orchestre et étaient obligés de se mettre parfois juste derrière lui et gare à celui qui oserait le déranger en pleine séance ! Il était imprévisible.
La projection d’un nouveau film durait trois jours, à raison de deux séances par jour, une l’après-midi vers 15h et la seconde en soirée vers 21h. Pour faire sa promotion, je me rappelle très bien de ces trois employés de la commune, si Aflou, si Ali « cinima », c’est comme ça que tout le monde l’appelait, et les regrettés si Meheni et El-Bagui qui traversaient, à tour de rôle, tout le centre-ville poussant une charrette à deux roues pour nous exposer une grande affiche du film de la semaine. On nous offrait un avant-goût et une idée très précise sur le produit : le titre, les acteurs, le producteur, ainsi que le genre : une comédie, une tragédie, un film d’action…
La majorité des jeunes à l’époque appréciait surtout les films d’action et les films hindous. Ni télévision, ni parabole, ni réseaux sociaux. Peu de moyens de distraction, mais beaucoup de contentement et de satisfaction. Seul le grand écran nous offrait une bouffée d’oxygène.
Pour ce qui est des félidés, c’était une autre histoire pour Chlawach. J’allais dire, tous les chats de gouttière errant dans les rues de la ville trouvaient refuge chez lui.
Il les affectionnait beaucoup et leur offrait gîte, caresses et nourriture. Il les gâtait comme si c’était ses propres enfants. Il dépensait tout son argent pour les entretenir. Il avait donné pour chacun un nom et quand un félin s’éloignait de la porte d’entrée, il le réprimandait comme si c’était un môme. Je l’ai vu souvent ouvrir la porte de la sqifa et tous ses chats qui se ruaient vers lui. Ils se frottaient à lui en caressant avec leurs corps ses pieds et ses jambes. Leurs queues en position verticale, ils lui exprimaient leur joie. C’était comme s’ils voulaient lui dire qu’ils se sentaient bien chez lui. Il leur parlait et les félins lui répondaient par des miaulements qui en disaient long et Chlawach agissait en conséquence ! Il comprenait parfaitement leur humeur et leurs émotions.
Il avait toujours à la main quelque chose à manger à leur jeter. Des fois, il prenait un chat dans ses bras et, le voyant s’agiter et mordiller ses doigts, il lui murmurait à l’oreille et, tout de suite, l’animal se calmait et s’allongeait sur son bras.
Eh oui, c’était un véritable Maître Chat qui avait des solutions pour ses animaux qui débordaient d’énergie ! Un jour, selon si Rachid, Chlawach était allé se plaindre auprès de aâmmi Saïd el Ayeb, le marchand de légumes qui habitait la même venelle que Chlawach, car son chat ne se gênait pas de faire la cour à sa chatte qui, disait-il, était trop jeune pour convoler en justes noces. Il lui demanda donc de contenir les ardeurs de sa bête.
«Eddi gattak ala gatti», ne cessait de lui répéter Chlawach (éloigne ton chat de ma chatte) ! Bien sûr, le marchand de légumes ne prêta guère attention à ses remarques car il savait qu’il était malade. Quant à Wahab qui tient une boucherie moderne juste en face de sa demeure, il se rappelle très bien de lui. «Il gâtait bien ses chats, nous disait-il, souvent il leur achetait de la viande hachée et je lui offrais parfois des abats.» J’aurais tant aimé jeter un coup d’œil à l’intérieur de sa maison pour avoir juste une idée sur son état avec ce nombre impressionnant de chats ! Je n’avais jamais osé franchir la porte même de l’impasse où il vivait, je tremblais de peur juste à l’idée d’y penser.
Aussi avait-il cette manie de récupérer quelque chose qui traînait devant lui et, souvent on le voyait rentrer chez lui avec des objets hétéroclites dans les mains ou sous les bras : une planche, des cartons, des sachets, un tas de feuilles, de vieux magazines, etc.
Un jour, le voisinage fut réveillé par les miaulements inhabituels et les comportements anormaux de ses chats qui étaient sortis dans la rue. Ils étaient très agités et stressés. Ne l’ayant pas vu durant toute une journée, les voisins comprirent que quelque chose n’allait pas. Ils téléphonèrent aux pompiers qui étaient intervenus rapidement en s’introduisant dans sa maison ; un véritable capharnaüm ! Effectivement, ils le trouvèrent allongé à même le sol, très affaibli et souffrant.
Ils le transférèrent à l’hôpital où on lui prodigua les soins nécessaires. Il avait cumulé plusieurs infections et avait été sauvé in extremis par ses fidèles compagnons de toujours.
Malheureusement, El hadj, de son vrai prénom selon les anciens de la ville et qui connaissaient bien son histoire, avait de sérieux problèmes de santé. Certes, il vécut quelques années après cet accident, mais son état ne cessait de se dégrader jusqu’au jour où il nous quitta définitivement, emportant avec lui tous ses secrets !
Rabah SAADOUN