Avec « Autant en emporte l’enfance, » publié aux éditions Samar, Jacqueline Brenot signe un récit où l’histoire personnelle se confond avec la grande Histoire de l’Algérie. Dans cet ouvrage autobiographique, l’auteure de « La Dame du chemin des Crêtes » replonge dans son enfance à Alger, au cœur de la guerre de Libération, marquée par l’engagement de son père et les bouleversements d’une époque. Ce texte sensible retrace la naissance d’une conscience et d’un attachement profond à l’Algérie. Dans cet entretien, elle évoque la force du souvenir, l’émotion intacte des années et l’amour indéfectible qui l’unit encore à cette terre d’enfance.
Le Chélif : Après vos quatre recueils de chroniques algériennes aux éditions « Les Presses du Chélif » et vos nombreuses contributions à des Revues, Magazines et ouvrages collectifs en Algérie, vous publiez « Autant en emporte l’enfance », un livre profondément intime, Qu’est-ce qui a déclenché en vous le besoin de reprendre la plume ? Était-ce une nécessité intérieure, un retour à soi, ou le sentiment qu’un pan de votre mémoire risquait de se perdre si vous ne le fixiez pas dans les mots ?
Jacqueline Brenot : Cet ouvrage s’est imposé de longue date, je le portais en moi depuis quelques décennies, soit à la disparition de mon père. Il s’écrivait un peu, de temps en temps, puis s’interrompait avec les impératifs quotidiens et professionnels. Tout au long de mes 4 années de chroniques littéraires avec le journal « Le Chélif » son écriture tentait de s’imposer, mais la rédaction ininterrompue de chronique chaque semaine sur des romans souvent historiques aiguisait le désir de l’écrire, et à la fois l’empêchait pour des raisons de temps très serré. Bien sûr, c’était plus qu’une nécessité intérieure et en même temps une volonté de partager une expérience de la guerre à travers la perception d’une enfant, de témoigner sur l’engagement de mon père pour l’Indépendance de l’Algérie, des fondements identitaires irréfutables de mon Algérianité.
La disparition de votre père semble avoir été le point de départ de ce livre, comme un appel à revisiter votre passé et vos origines. Diriez-vous que l’écriture a été pour vous une manière de dialoguer avec lui, de continuer une conversation interrompue ? Peut-on dire que ce livre est à la fois un acte de deuil et un geste d’amour ?
Votre question est intéressante, presque sentimentalement romantique, certains auteurs qui n’ont pas eu le privilège de dialoguer avec leur père l’imaginent plus tard par le biais de l’écriture. Mon choix est différent car ces dialogues, même silencieux, ont eu lieu, même si mon père, taiseux et discret comme chaque parent engagé, n’a pas parlé de ses actions durant la guerre pour épargner sa famille du danger encouru. J’ai simplement redonner modestement vie à la résistance dont il faisait preuve depuis toujours, ses faits et gestes, ses discussions à demi-mots avec ma mère, des témoignages sûrs qui m’ont été rapportés, du vécu en direct de toutes les menaces de mort de l’OAS à son encontre et à la nôtre, les siens.
Le titre « Autant en emporte l’enfance » résonne comme une métaphore à la fois douce et douloureuse, celle du temps qui passe, des souvenirs qu’on retient ou qui s’effacent. Que signifie-t-il pour vous ? Est-ce un adieu à l’enfance, ou au contraire une manière de la faire revivre, de lui redonner voix dans le présent ?
« Autant en emporte l’enfance » résonne chez moi comme le titre d’une saga dont certains éléments ont été emportés par le vent de la guerre et d’autres, nombreux, terribles pour un enfant, demeurent à jamais. Mon imaginaire a été également nourri par ma mixité culturelle familiale, la littérature en abondance car refuge et passion, et par la filmographie de l’époque comme je le raconte, si accessible, avec les nombreux cinémas d’Alger à la portée d’une majorité de la population. Par ailleurs, pour reprendre votre question, nous devons toujours écouter l’enfant qui sommeille en nous et qui nous guide inconsciemment.
Votre père occupe une place centrale dans votre récit : figure charismatique, engagée, mais aussi empreinte de mystère. Comment décririez-vous sa personnalité, sa vision du monde, son rôle dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie ? Aviez-vous conscience, enfant, de la portée de son engagement ?
Comme les lecteurs le découvriront dans l’ouvrage, mon père est un héros de la Deuxième Guerre mondiale pour ses engagements continus contre le fascisme et le racisme qui sévissaient alors. C’est ce même engagement qui l’a conduit de ses combats sur tout le pourtour méditerranéen entre 1940-1945, jusqu’à Constantine, où il croisa celle qui allait devenir plus tard ma mère. Sa vision du monde était mue comme certains de ces grands idéalistes de l’époque, d’une contribution directe à un monde juste, d’un refus total du colonialisme, du rejet du racisme, d’une vision égalitaire, d’un accès pour tous au savoir et au progrès. Oui, très tôt, j’ai compris et admiré son attitude, ses raisonnements, ses aspirations à une Algérie libre. En même temps, du moins au cours de la Guerre d’indépendance dans la capitale, j’avais conscience du danger encouru par ses prises de positions flagrantes à l’encontre des actions de la population européenne acquise au maintien de la France en Algérie. C’est en grande partie la matière de mon livre. La résistance dans ce domaine se « payait cher ».
Vous écrivez que son influence ne vous a jamais quittée. D’une certaine manière, on sent que sa voix continue à vous accompagner. Comment cette présence se manifeste-t-elle encore aujourd’hui dans votre vie, dans votre rapport à la mémoire, à l’Algérie, à la langue même ?
Dans mon Avant-propos et ma Conclusion, j’explique le contexte des 32 chapitres, comme 32 nouvelles, autant d’« histoires parcellaires de la grande Histoire », un puzzle révélateur et les raisons de ces écrits liés intrinsèquement à l’Algérie ma terre ombilicale, avec laquelle je suis en lien constant par mon engagement littéraire, mes amis d’enfance et nombreux amis lecteurs, mes séjours, ma conception de l’existence. Au point de me sentir depuis toujours exilée hors d’Algérie.
Dans votre travail d’écriture, avez-vous cherché à retrouver des traces tangibles de son parcours, archives, correspondances, témoignages, ou vous êtes-vous plutôt appuyée sur les fragments de mémoire, les images de l’enfance, ces souvenirs qui ne relèvent pas de l’Histoire mais de la sensation, du vécu intime ?
Comme dans tout processus d’écriture, la matrice de création littéraire est un territoire multiple d’inspirations. Enfant, très timide, j’observais en permanence mon entourage proche et lointain, j’emmagasinais l’ambivalence du monde que je croisais, je thésaurisais ce qui m’émerveillait ou qui me révulsait. La mémoire a gardé ce capital de vigie retracé dans mon livre.
Lorsque vous étiez enfant, la guerre d’indépendance faisait rage autour de vous. Comment cette réalité a-t-elle été perçue par la petite fille que vous étiez ? Était-ce la peur, l’incompréhension, ou déjà une forme de conscience précoce des injustices du monde colonial ?
À l’échelle de la fillette qui vit les premiers moments de la résistance au cœur d’Alger, les sentiments se bousculent. Mais aussi comme vous le dites, une « conscience précoce » des injustices de la colonisation à laquelle nous étions soumis. Mon récit répertorie tout un échantillonnage inédit de ses méfaits, de ses drames, ses tragédies, ses « incongruités » à l’échelle d’une enfant, avec en arrière-plan les commentaires et les cris de révolte de mon père.
Votre père a choisi de se tenir du côté des Algériens dans leur combat pour la liberté, un choix courageux et rare à l’époque. Comment cet engagement a-t-il façonné votre propre rapport à l’Algérie, à son histoire et à votre identité ? Avez-vous, à travers ce livre, voulu lui rendre hommage ou prolonger son geste de fidélité envers ce pays ?
L’engagement de mon père pour le combat de la liberté des Algériens est toujours resté un exemple de lucidité et de courage, sur la même ligne de sa conception du respect des droits de chacun à disposer d’eux-mêmes. Ce fut pour moi un exemple et une référence constante dans l’éducation reçue. Bien sûr, cet ouvrage est un hommage à tous les combattants pour la liberté contre le colonialisme, et en particulier à mon père.
Quand on replonge dans ses souvenirs d’enfance, on se rend compte que la mémoire n’est jamais neutre : elle reconstruit, transforme, invente parfois. Avez-vous eu le sentiment, en écrivant, de revivre ou de réécrire votre passé ? Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre fidélité à la mémoire et liberté du récit ?
La mémoire est un fabuleux outil qu’il faut entretenir son existence durant. Elle se cultive au fil du temps par la lecture de documents, de recherches, de notes personnelles et l’exigence d’une exactitude des faits rapportés. Sans ce travail constant, point de fidélité à la réalité vécue dans un temps éloigné.
L’écriture de Autant en emporte l’enfance semble vous avoir conduit à revisiter certaines blessures, des zones d’ombre peut-être enfouies. A-t-elle eu pour vous une valeur thérapeutique, une dimension de réconciliation avec votre propre histoire ?
Retrouver des faits passés dramatiques reste toujours éprouvants. La volonté de les évoquer pour témoigner d’une époque qui existe si peu dans les livres scolaires d’Histoire, notamment en France, ne doit pas être impactée par d’autres objectifs que ceux d’éclairer, d’informer, de susciter de nouveaux débats.
Même si votre récit reste ancré dans l’intime, il touche à une histoire collective, celle d’un passé partagé entre deux peuples. Selon vous, la littérature a-t-elle le pouvoir de réconcilier ces mémoires, de faire entendre une parole qui échappe à la politique pour renouer avec l’humain, avec la mémoire sensible ?
La littérature a le pouvoir de porter à la connaissance du plus grand nombre des précisions, des faits, que les livres d’Histoire omettent. Ces récits par le détail lèvent le doute ou attestent sur ce qui se raconte de génération en génération par les personnes concernées. C’est pourquoi les livres à caractère historique ne cessent d’intéresser.
Dans un monde saturé d’images, de réseaux et de discours instantanés, quel espace reste-t-il à la littérature ? Peut-elle encore être un lieu de lenteur, de réflexion, de vérité intérieure, face à la vitesse et au bruit du monde ?
Malgré toutes les avancées actuelles de la connaissance et de l’information par les connexions qui nous cernent, la pensée humaine créatrice, imaginative, anticipatrice, visionnaire, garde le cap par la transmission écrite dont la Littérature est le meilleur exemple
Enfin, si vous deviez adresser un message à celles et ceux qui vous liront, les jeunes générations en particulier, que souhaiteriez-vous leur transmettre ?
Je préfère laisser les lecteurs découvrir la conclusion de mon livre pour y répondre. Du moins, j’ajouterai pour « les jeunes générations » qu’il est nécessaire de continuer à lire dans le calme et la réflexion. Depuis la nuit des temps, loin de l’agitation du monde, les Contes et Légendes du monde entier n’ont jamais cessé de le raconter à leur façon : l’Homme court après le bonheur qui lui échappe souvent, mais les épreuves de l’existence ne doivent pas l’éloigner du meilleur de lui-même : son discernement, sa force de création et d’imagination qui le grandissent et dont la Littérature reste un des exemples. À l’occasion de la tenue de la 28è édition du SILA, événement qui accueille chaque année tant de visiteurs, ceci se veut un message de bienvenue à la Jeunesse algérienne toujours si nombreuse.
Propos recueillis par Adel Messaoudi
 
				