Par Mohamed Saïd Hammadi
Je me souviens.
Tout commença par une rumeur d’une ampleur inhabituelle. Celle d’une grève générale qui allait secouer la zone industrielle de Rouiba, une des vitrines de l’essor de l’industrie algérienne.
La veille, attablé avec des amis dans un café de la place du premier mai, je devisais avec eux, sans y croire, sur l’imminence d’un bouleversement. Pour d’autres, ce n’était que de l’intox, le prolongement de toutes les supputations que nourrissaient de probables luttes entre hommes en mal de charisme.
Qui croire ?
Je connaissais des amis dans et en dehors de l’organisation syndicale officielle unique. Par eux, je la savais habitée de quelques contestataires, et secouée de temps à autres de convulsions internes, jamais apparentes en surface. Je me promis, pour comprendre, d’aller chercher auprès d’eux, de possibles bribes de réponses. Je me dis que j’irais d’abord voir ceux pour qui j’avais un peu de sympathie, ceux qui gravitaient en périphérie autour de postes dont ils furent écartés par le fameux oukase 120. Pour ceux qui se pavanaient en dedans, les gardiens du temple, il était superflu de leur demander leur avis. Mais la duperie aurait été de croire que la vérité pouvait être dans un camp. Alors qu’elle n’était assurément ni chez les uns, ni chez les autres.
Les premiers, ceux du dedans, était pour la plupart des apprentis apparatchiks, plus préoccupés par la sauvegarde de leurs postes, par une pseudo réélection, que par le devenir de leurs collègues. Les autres, parmi lesquels j’avais des amitiés avaient l’apparence de militants de la cause ouvrière. Ce que je n’aimais cependant pas chez eux, c’était cette inclinaison tenace qui consistait à cultiver l’illusion que le changement pouvait venir de l’engagement de quelques décideurs.
On n’avait jamais connu, jusque-là, des moments d’aussi intense incertitude. Selon qu’on écoutait les uns ou les autres, tout allait s’écrouler dans les jours qui venaient, ou bien la menace s’avérerait n’être qu’un feu de paille, et se réduirait à quelques débrayages sans suite.
Cependant, on lisait sur presque tous les visages et dans tous les regards une fébrile inquiétude. Les spéculations allaient bon train.
Qui écouter ?
Comme dans toute société où les médias sont verrouillés, la parole confisquée, il ne restait de place qu’à la rumeur. Celle-ci prit toute la place. Pas pour longtemps.
La veille de la déflagration du 5 octobre, ceux qui allumèrent la mèche ne furent pas, comme on pouvait le penser, ceux qui était rompus à l’encadrement de la contestation syndicale. Jusque-là, les grèves n’avaient pu faire jonction avec la rue. Les travailleurs des usines étaient encore loin de susciter l’adhésion des foules. Ils étaient incapables d’allumer les feux en-dehors de leur milieu de travail. Il suffirait, comme à l’habitude, d’engager avec eux des pourparlers, et de gagner ainsi du temps, avant d’opter pour le bâton, si ce qui passait pour des négociations ne donnait pas les résultats escomptés.
Non. La vague dont on ignorait qu’elle était portée par une lame de fond, fut celle de la contestation lycéenne. Elle vint de quelques lycées des quartiers les plus populaires d’Alger et, on le saura plus tard, d’autres villes du pays. La vague lycéenne fût la poussée d’eau qui brisa la digue de l’assoupissement social, selon la formule d’un collègue. Aux lycéens, ce joignit toute une jeunesse dont la mal vie et la frustration explosèrent à la face des gouvernants en quelques heures.
La colère monta des quartiers populaires, accouchant d’une violence qu’aucun barrage de police ne pouvait contenir.
C’est au comptoir d’un café que nous surprirent, un ami et moi, les premières émeutes. Nous vîmes des grappes de jeunes prendre d’assaut les étalages des galeries algériennes. Le magasin d’État sous les arcades était à quelques pas du café ou nous étions. La destruction de devantures de quelques édifices publiques suivit. Le ministère de la Jeunesse et des Sports devint, en quelques minutes, le théâtre d’un saccage d’une ampleur dont on ne prit conscience que lorsqu’on vit des nuages de fumée couvrir l’édifice.
On accourait de chaque coin de rue. Le trottoir, le long de l’avenue Mohamed Belouizdad, était jonché de boites, de cannes, de sachets éventrés échappés de bras surchargés dans la hâte. Pendant que les uns se joignirent au pillage, car c’en fut un, d’autres suivaient, les yeux écarquillés, comme frappés de stupeur, ce déferlement inattendu de haine et de colère sur tout ce qui symbolisait l’autorité. Sur les trottoirs, les balcons, les pas de portes des boutiques et les entrées d’immeubles, les gens ahuris assistaient au dépouillement des étalages, aux bris de verre des vitrines comme si les pilleurs étaient étrangers à leur ville, à leur monde.
En face du magasin mis à sac, la façade toute noire du ministère laissait toujours échapper de larges trainées de fumée. Une population de tout âge entrait et sortait dans un continuel va et vient. Curieux et casseurs étaient si mêlés qu’il était difficile de distinguer les uns des autres. Mon ami, qui tombera, dans sa Renault 5, quelques années plus tard avec son jeune fils, sous des balles tirées à bout portant, par des tueurs apparentés à la mouvance islamiste, ne cessait de répéter : « Mais où est la police ? Où est la police ? ». Je pris tardivement conscience que la police était, en effet, absente. Durant cet assaut qui prit plusieurs heures, cette jeunesse survoltée ne trouva en face d’elle que des édifices désertés par cette même autorité à laquelle elle était sortie dire son mot.
Lorsque nous fûmes rejoints par des collègues, on apprit que d’autres quartiers étaient le théâtre des mêmes scènes de vandalisme et qu’on avait fait appel à la troupe. Nous quittâmes la place du premier mai en direction d’El Harrach. Derrière nous, des commerçants fermaient boutique dans le bruit grinçant des rideaux métalliques. Nous roulâmes à toute vitesse sur la moutonnière et on vit au loin, au-dessus de la rue de Tripoli, de larges tourbillons de fumée monter d’Hussein Dey. La même fumée noire montait du centre d’El Harrach. On apprendra plus tard, que si à Hussein dey, ce fût Le magasin de chaussures de la Sonipec qui avait brûlé, à El Harrach on avait mis le feu à un siège de Kasma du FLN et à d’autres édifices.
On poussa jusqu’à Bab Ezzouar, et on dût patienter avant de faire demi-tour, car nous croisâmes une longue file de véhicules militaires se dirigeant sur le centre-ville. Derrière des half-track sur pneumatiques, suivaient des camions transportant la troupe. De jeunes soldats nous souriaient sous leur casque, ignorants probablement ce qui les attendait.
Tard en soirée et durant la nuit, la ville fut quadrillée par une multitude de barrages. Le couvre-feu décrété, la ville commença à compter ses premières victimes. Ce fût au tour des manœuvres politiciennes de prendre la relève.
M. S. H.
Ancien journaliste