PAR ADEL MESSAOUDI
« La waada est une école de solidarité, un espace où se transmettent sans discours les valeurs de respect, d’accueil et de fraternité. »
Aux premières lueurs d’un matin de septembre, la route qui serpente entre collines et oliveraies prend des allures d’exode festif. Voitures, bus bondés et charrettes se succèdent, chargés de familles entières. Des voix s’élèvent dans la fraîcheur du matin, entre klaxons impatients et éclats de rires. La poussière soulevée par les pneus se mêle à l’odeur du café et du pain chaud qu’emportent certains voyageurs. À l’horizon, les tentes blanches qui se dressent signalent déjà l’effervescence de Sidi Yahia, petite localité du sud de Tlemcen devenue pour quelques jours le cœur battant d’un patrimoine ancestral : la waada de Sidi Yahia Ben Safia, la plus vaste et la plus ancienne du pays.
La mémoire locale situe l’origine de cette rencontre à la fin du XVIᵉ siècle, autour de la figure spirituelle de Sidi Yahia Ben Safia, sage et rassembleur. Chaque année, il convoquait ses disciples et les habitants à la fin des récoltes pour sceller un nouveau cycle communautaire. Sa mort en 1610 n’a pas mis fin à cette tradition : bien au contraire, ses descendants et disciples l’ont perpétuée, l’enracinant dans la vie collective.
Durant la colonisation française, la waada devint plus qu’un rituel : un espace de résistance culturelle. Alors que les autorités coloniales tentaient d’éradiquer les pratiques locales, elle restait un lieu de préservation de la langue, des coutumes et de l’identité collective. Aujourd’hui, elle est reconnue comme un patrimoine immatériel vivant, où se tissent continuellement mémoire et modernité.
Dès la veille, les abords du village se métamorphosent. Sur l’esplanade, des dizaines de houdjrates sont dressées avec un sens de l’ordre immuable : chaque tribu occupe l’emplacement exact que ses ancêtres lui ont transmis. Ce marquage spatial est un acte de mémoire, autant qu’un signe de continuité.
Dans les tentes, l’activité ne faiblit pas. De larges plats de couscous fument, garnis de légumes de saison et arrosés de beurre fermier. Les dattes et les raisins circulent de main en main, accompagnés de verres de petit-lait. Les enfants courent, les jeunes portent les plats, les femmes chantonnent en préparant la viande. Tout n’est qu’agitation joyeuse.
« Ici, on apprend aux enfants que partager, c’est honorer », explique Abdelhamid, un habitant de Ouled Mimoune. « La waada est une école de solidarité, un espace où se transmettent sans discours les valeurs de respect, d’accueil et de fraternité. »
Au cœur de la waada, le recueillement n’est jamais absent. Sous une grande tente, des fidèles se rassemblent pour la hadhra soufie. Les tambours marquent une cadence lente, les voix s’élèvent en litanies répétitives, et les corps se balancent au rythme d’une transe spirituelle. Les yeux clos, certains laissent couler des larmes. L’instant, suspendu, enveloppe l’assistance dans une vibration qui transcende le temps.

Les meddahine prennent ensuite la parole. Leurs récits chantés convoquent à la fois les enseignements des saints et les épopées des résistants. Dans cette parole, le religieux et l’historique se mêlent : foi et lutte pour la dignité se rejoignent dans une mémoire partagée.
À l’extérieur, la fête bat son plein. Le claquement sec des tambours et les youyous stridents des femmes appellent les foules vers l’esplanade. Les hommes entament la danse Alaoui, martiale et vigoureuse, tandis que les femmes entonnent des chants du saf, portés par des chœurs vibrants.
Puis vient le moment attendu de tous : la fantasia. Alignés sur leurs chevaux richement harnachés, les cavaliers s’élancent dans une course effrénée. Au signal, ils lèvent leurs fusils et font jaillir en une seule détonation la poudre noire qui embrase le ciel. La terre tremble, la foule exulte.
« La fantasia n’est pas un simple spectacle », assure Abdelkader, originaire de Sebdou. « C’est un rituel qui dit notre bravoure et rappelle la fierté de nos ancêtres. Quand la poudre éclate, c’est comme si la mémoire se réveillait. »
La waâda n’est pas seulement un exutoire festif. Elle est aussi un lieu de médiation sociale. Lors de la clôture, appelée Maârouf, les notables, imams et représentants des tribus s’installent pour prier ensemble. C’est là aussi que se règlent des différends parfois anciens : des familles brouillées se réconcilient, des dettes sont apurées, des rancunes effacées.
Préparée en amont, cette réconciliation fraternelle (islah dhat el-bayn) illustre la force symbolique de l’événement : la fête ne peut se clore sans pardon, ni la spiritualité s’accomplir sans paix sociale.
Autour de l’esplanade, le village devient un marché improvisé. Des étals de fruits, de plantes médicinales et d’épices voisinent avec des stands d’artisanat : bernous de laine, djellabas brodées, bijoux en cuivre. Les enfants s’attardent devant les jouets colorés, tandis que les jeunes goûtent aux boissons locales.
Pour les habitants, c’est une opportunité économique rare. « En deux jours, je vends autant qu’en deux mois », confie un marchand ambulant venu de Tlemcen. Mais l’enjeu dépasse le commerce. La waada est aussi une scène éducative. Les enfants observent la fantasia, écoutent les meddahine, aident leurs parents à recevoir les invités. Par ces gestes, ils s’initient à la mémoire des ancêtres.
L’écho de la waada franchit les frontières. Chaque année, des émigrés choisissent cette date pour revenir. Abdelwahab, installé à Marseille, témoigne : « Je ne peux pas venir tous les ans, mais quand je réussis, c’est comme une renaissance. La waada est notre point de ralliement, le fil invisible qui nous relie à notre terre et à notre identité. »
Cette édition a été marquée par un hommage à El Hadj El Djillali Ben Ahmed, doyen des Ouled Nahar, respecté pour son engagement caritatif et son rôle dans la préservation de l’esprit de solidarité. Sa distinction, remise au nom de la communauté, illustre l’importance accordée aux figures qui incarnent la sagesse et la continuité.
À la fin des festivités, quand les tentes se replient et que les routes se vident, la mémoire de la waada reste vive. Plus qu’un folklore, elle est une mosaïque culturelle et spirituelle : ferveur soufie, cavalcades, repas partagés, commerce et réconciliation. Elle relie les hommes à leur terre, aux cycles agricoles, à leurs ancêtres et à leur foi.
Quatre siècles après la mort de Sidi Yahia Ben Safia, son héritage continue d’unir des milliers d’âmes autour de valeurs intemporelles : l’hospitalité, la solidarité, le pardon et la réconciliation.
A. M.