Ahmed Hanifi, sociologue de formation et auteur de romans*, vit en France. Il s’est rendu au Caire comme des milliers de citoyens du monde pour participer à la marche pour Gaza afin d’ouvrir une voie terrestre pour acheminer de l’aide humanitaire dans l’enclave où plus de deux millions de Gazaouis sont livrés à la famine car rien ne rentre depuis trois mois. Malheureusement cette marche a été stoppée et mise en échec par les services de sécurité égyptiens. Au moment où nous réalisons cette interview, Ahmed est toujours sur place dans la capitale égyptienne. Il a bien voulu nous faire part de ce périple militant et humanitaire.
Le Chelif : Vous êtes actuellement au Caire dans le cadre de la marche pour Gaza. Pouvez-vous nous indiquer les raisons de votre participation à cette marche mondiale ?
Ahmed Hanifi : La barbarie israélienne contre l’humanité ne peut laisser indifférent. Depuis des mois, nous sommes traversés par un terrible sentiment d’impuissance qui nous anéantit insidieusement de l’intérieur. Cet appel pluriel pour une marche internationale pour Gaza nous est tombée dessus comme une action-bouée inespérée. La suite s’est déroulée tout naturellement.
Dans quelles conditions êtes-vous parvenu au Caire ? Avez-vous pu accéder à la capitale égyptienne sans encombres ?
Mon arrivée à l’aéroport international de Sphinx international (ouest) s’est déroulée sans encombre. Mais à l’hôtel, des Français et des Franco-Maghrébins ont raconté le mauvais accueil subi, avec parfois desmaltraitances à l’aéroport international du Caire (est). Je m’y suis rendu aussitôt le lendemain de mon arrivée. En vain ! il m’a été interdit d’y accéder : « No ticket, no acces ». Plus tard, ces intimidations m’ont été confirmées par des personnes les ayant vécues (des jeunes femmes). Les marcheurs sont très discrets pour les raisons indiquées plus haut. J’ai fait la connaissance d’un des groupes, très méfiant. Finalement, nous échangeons sans appréhension. Ils sont sur le point de rejoindre, en utilisant plusieurs taxis, Ismaïlia. Plus tard, D. le responsable de ce groupe, me dira qu’ils ont été malmenés, frappés « par des hommes drogués ». Ils ont été transportés en bus, malgré eux, dans un autre lieu où ils ont été encerclés par des policiers. Ils ont réussi à s’échapper en soudoyant un chauffeur.
Quelle était la situation sur place au moment de votre arrivée et comment avez-vous été traité vous-même?
Le Caire étant peu à peu devenu irrespirable pour les étrangers, toutes sortes de rumeurs traversent les groupes de marcheurs. De mon côté, je privilégie le train. Au kiosque d’information, au cœur du hall des pas perdus de la gare Ramsès, je demande où se trouvent les guichets pour acheter un billet pour Ismaïlia. L’employé me montre une personne qui m’oriente vers une troisième. La quatrième me demande de la suivre et de lui remettre mon passeport. « Pourquoi Ismaïlia » ? A l’étage, on arrive devant une sorte de comptoir derrière lequel s’affairent quinze ou vingt policiers, la plupart ne portant pas d’uniforme. Les échanges se font essentiellement en anglais, à la limite de l’invective chez certains. Ils insistent : « Parle en arabe ». Les questions fusent : « Vous êtes d’où ? Votre origine ? Le nom, le téléphone de votre hôtel ? Vous voulez aller où ? Pourquoi ? Tourisme ou Rafah? Rejoindre les marcheurs » ? Elles se répètent. « Et ça c’est quoi ? » me lance l’un d’eux en exhibant mes échanges sur WhatsApp et les groupes de discussion de GlobalMarch et de Soutien Palestine. Certains se font plus discrets, plus corrects. Ils prennent en photo mon passeport, mon identité, hésitent avec mon bloc-notes dont ils ne saisissent pas l’écriture en pattes de mouches, où tout est consigné. Trente minutes plus tard, ils m’invitent à retourner dans le couloir à côté, encadrés par deux gardes muets. Ils me font un geste pour que je m’assoie sur le long faux tapis de prière. Arrivent de la salle d’autres officiers. On revient à mon point de départ. La grande salle des pas perdus où trois femmes attendent elles aussi qu’on leur rende leurs passeports, retenues pour les mêmes raisons. Elles sont espagnoles. Un jeune agent en civil tente vainement de nous convaincre de la mauvaise initiative que représente cette marche « infiltrée par les Israéliens … dis-leur, dis-leur ». Au terme de trois à quatre heures, vers 22 heures, on nous rend nos passeports et mon téléphone. Il nous est formellement interdit de nous rendre à Rafah ou Ismaïlia.
De nombreux marcheurs ont dû renoncer à la manifestation. Vous êtes toujours sur place au moment où nous échangeons. Que comptez-vous faire ?
Les trois Espagnoles (des docteures spécialistes en acupuncture) et moi, nous ne quitterons plus. Il nous fallait transformer cet apparent échec. C’est ainsi que nous nous sommes rendus au Croissant Rouge et à l’hôpital palestinien. Entre-temps, elles m’ont intégré dans leur groupe espagnol de discussion très fluide et aux réunions en ligne quotidiennes. Autant l’accueil dans le premier hôpital a été suspicieux, autant dans le second il fut très amical et ouvert, du personnel administratif comme médical. Nous avons été accueillis par le docteur en chef Tarik Arafat (neveu du leader palestinien). Des protocoles médicaux lui seront proposés pour venir en aide aux populations concernées, dans le cadre d’une ONG humanitaire. Aujourd’hui, la plupart des groupes ont quitté le Caire. D’autres marches internationales se mettent en mouvement, notamment en Europe. Nous ne baisserons pas les bras.

Est-ce que vous avez eu des contacts avec des membres de la société civile égyptienne. Quels regards portent-ils (elles) sur la situation à Gaza et sur la marche ?
Nous avons tenté d’aborder la question de la marche avec le commun des mortels, notamment lors de moments de détente (car il y en a eu heureusement) mais hélas nous n’avons eu que des sourires sans mots en guise de réponses. Des sourires gênés et des silences imposés. Des amis nous ont dissuadés de poser trop de questions car les informateurs sont légion. Les hôtels sont surveillés. Les descentes policières ne sont pas rares. Peut-être faudrait-il beaucoup plus de temps pour traiter de ces questions avec les Egyptiens ordinaires.
Pouvez-vous nous dire ce que vous avez retiré de ce périple qui est tout de même une expérience de solidarité inédite.
Je tire de cette expérience une richesse, un sentiment de grande fraternité, de solidarité, d’entraide. J’ai participé à « secouer la conscience du monde » comme le disent les organisateurs de la GlobalMarch, au même titre que ces milliers de personnes qui ont marché pour Gaza. Je dirais que j’ai apporté ma part. J’ai rencontré des gens aux qualités humaines exceptionnelles et j’ai échangé avec des personnes dont la vision du monde est généreuse. J’éprouve beaucoup de gratitude à leur égard. Nos chemins désormais, je l’espère, continueront à se côtoyer.
Propos recueillis par Keltoum Staali
* Traversées périlleuses du miroir, Casbah, 2024.