Fayrouz Ben Ramadane est professeure des universités. Elle est enseignante au département des langues étrangères de la faculté des lettres et des langues de l’université de Médéa. Elle s’intéresse à l’anthropologie et au patrimoine amazigh depuis 2002. Elle a participé à de nombreuses conférences et colloques nationaux et internationaux et publié plusieurs articles sur la littérature kabyle, chaouie, mozabite et touarègue. Elle a également des contributions dans d’autres domaines comme la traduction, la littérature enfantine, les études métriques, rythmique et stylistique. Elle intervient également dans des émissions radiophoniques et de télévision. Elle a par ailleurs publié de nombreux ouvrages dont « Analyse linguistique du proverbe amazigh », « Le mythe de la poésie Kabyle : Slimane Azem, sa vie et la question de l’exil dans ses poèmes », « Le patrimoine culturel dans les pays arabes » et « Patrimoine et écriture (deux ouvrages collectifs) en plus d’un chapitre dans le livre « Croyances populaires arabes : racine et pratique intitulé : Sociologie du mythe d’Anzar dans les sociétés amazighes. Dans le cadre de la célébration du mois du patrimoine qui va du 18 avril au 18 mais nous avons pris contact avec elle pour cet entretien où elle aborde le patrimoine populaire des Touaregs du Hoggar.
Le Chélif : Vous avez publié un article intitulé « La forme du patrimoine populaire au sud algérien, exemple des Touaregs du Hoggar ». C comment vous est venue l’idée de réaliser cette étude ?
Fayrouz Ben Ramadane : Cela remonte à mes premières années comme étudiante à l’université. Je m’intéressais notamment la culture amazighe, les pratiques de la vie quotidienne, les rituels liés à l’agriculture comme la cueillette des olives, la moisson, les récoltes et les fêtes religieuses et traditionnelles. J’ai commencé par l’étude de la société kabyle avant d’élargir le champ de recherche pour toucher les sociétés chaouie et mozabite parce que je maitrise leurs parlers locaux respectifs. J’ai présenté plusieurs communications, nationales et internationales, sur la civilisation amazighe qui s’étend de l’oasis de Siwa, à l’est de l’Egypte, jusqu’à l’Océan Atlantique à l’ouest, en incluant les iles Canaries, et jusqu’au fleuve du Niger au sud. C’est à l’occasion d’une communication à l’Université du Caire que des collègues m’ont interrogé sur l’absence du peuple touareg dans ma présentation sur les sociétés amazighes. En réalité, c’est le handicap de la langue qui m’a empêché de la faire dans la mesure où je ne maitrise pas le targui à part quelques mots. Après réflexion, j’ai décidé de surmonter cet obstacle me disant que la maitrise des autres variantes amazighes pouvait m’aider. Avec mes efforts et l’aide des habitants de la région, j’ai relevé le défi et je suis arrivé à réaliser mon étude.
Quels aspects de ce patrimoine ont particulièrement attiré votre attention durant votre recherche ?
Les Touaregs sont un peuple réparti sur de vastes territoires : sud de l’Algérie Azawad (nord du Mali), nord du Niger, sud-ouest de la Libye, nord du Burkina Faso, est du Tchad, sud-ouest de la Mauritanie et jusqu’au Soudan. Bien que dispersés, ils sont unis par un folklore commun, un héritage transmis de génération en génération qui se manifeste dans les pratiques culturelles matérielles et immatérielles. Ils partagent un même espace (le Sahara) et une culture commune. La langue Zénète, avec ses différents dialectes reste leur moyen de communication depuis des millénaires. Cela indique que la société algérienne possède un patrimoine populaire ancien et dynamique. Le patrimoine culturel traditionnel du Hoggar est riche et valorisé dans la société touarègue. L’attachement des Touaregs à leur patrimoine se manifeste et se reflète dans leurs coutumes, pratiques sociales, religieuses et économiques. Dans mon étude j’ai pu découvrir les vêtements traditionnels des hommes et des femmes Touaregs, les bijoux (leurs matériaux et leurs appellations) ; l’objectif de ma recherche étant de mettre la lumière sur ce patrimoine pour mieux comprendre un pan de la société algérienne peu étudié.
Pouvez-vous expliquer aux lecteurs la différence entre patrimoine matériel et immatériel chez les Touaregs ?
Le patrimoine populaire est l’ensemble des symboles, formes d’expression, croyances, normes, techniques, traditions et comportements transmis de génération en génération et adapté au contexte actuel. Il représente une source majeure des recherches modernes, courant religieux, langue, littérature, arts, coutumes et valeurs morales. On distingue deux types de patrimoines : matériel et immatériel. Le patrimoine matériel comprend : les constructions (mosquées, églises, mausolées, écoles, maisons, marchés bains), l’artisanat (poterie, céramique, cuivre, vannerie, tissage, broderies…), les vêtements traditionnels, le folklore, la musique et ses instruments. Le patrimoine immatériel quant à lui s’adresse à l’esprit et à la pensée comme les littératures, musiques, contes, légendes, proverbes, langues, savoirs traditionnels, sciences religieuses, juridiques, philosophiques. Il s’agit d’un fruit de la créativité humaine en interaction avec son environnement.
A votre avis, comment faire pour préserver ce patrimoine ?
Préserver le patrimoine commence par l’éducation des jeunes, à la maison comme à l’école. L’Etat a aussi une part de responsabilité. Il s’agit de combiner modernité et tradition en adoptant des politiques efficaces pour sauvegarder et valoriser le patrimoine, intégrer le patrimoine dans les programmes de développement et la planification nationale et de soutenir la recherche scientifique qui s’y intéresse. Le but étant de faire face aux menaces qui pèsent sur le patrimoine national.
Quel rôle joue la femme touarègue dans la préservation de ce patrimoine ?
La femme reste un élément fondamental au sein de la famille et de la société touarègue. Elle y occupe une place de choix garante de la stabilité sociales et la transmission culturelle. Elle est la gardienne de la mémoire collective. Contes, chants, proverbes, dialectes et musique sont transmis par la mère. La femme est éducatrice, poétesse, narratrice. Elle est soucieuse de préserver le patrimoine immatériel à travers les rituels, chants et récits, surtout des fêtes religieuses. Contrairement à l’homme, souvent absent pour subvenir aux besoins du foyer, la femme reste à la maison et assure la continuité culturelle.
Avez-vous rencontré des difficultés en menant cette étude ?
Oui, bien sûr.
Lesquelles ?
Ce type de recherche nécessite un travail de terrain, se rendre sur place, interagir avec une population spécifique. Or, le patrimoine populaire est diffus, souvent présent uniquement dans les mémoires. Ma principale difficulté a été la barrière linguistique, je ne comprenais pas le dialecte targui. J’ai dû recourir à des traducteurs de confiance pour comprendre ce que disaient les femmes, qui ne s’expriment que dans leur langue maternelle. Apprendre ces dialectes a pris du temps, mais fut indispensable pour atteindre mes objectifs.

Existe-il des efforts pour protéger ce patrimoine de disparition ?
Oui, l’UNESCO, consciente de l’importance du patrimoine mondiale, elle a commencé à s’intéresser à la culture immatérielle dès 1989.en 2003, une convention a été adoptée pour sa sauvegarde, entrée en vigueur en 2006. Le patrimoine immatériel comprend les pratiques, expressions, connaissances, instruments, objets et espaces culturels reconnus par les communautés comme faisant partie de leur identité. L’Algérie est bien présente dans les listes de l’UNESCO, tant pour les sites matériels (Béni Hammad, Tipasa, Djemila, Tassili N’Ajjer, M’zab, casbah d’Alger) que pour les éléments immatériels (Ahelil de Gourara, habillement traditionnel de Tlemcen, musique de l’imzad chez les Touaregs, fête de la sbeiba à Djanet, coutume de la visite de sidi cheikh, etc.) ; des éléments comme le couscous, l’imzad et la calligraphie arabe ont été inscrit en collaboration avec d’autres pays. En 2022, le raï a été inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité. En 2023, ce fut le tour de l’artisanat du métal (or, argent, cuivre), en partenariat avec 10 pays arabes. L’article 45 de la constitution algérienne de 2020 consacre désormais le droit à la culture et la protection du patrimoine matériel et immatériel de l’Etat. D’autres mesures ont été prises à l’instar de la création d’un comité national pour réviser la loi sur le patrimoine, encouragement de l’économie du patrimoine, simplification des procédures de classement et respect des engagements internationaux. Le président Abdelmadjid Tebboune a également souligné à plusieurs reprises l’importance de protéger le patrimoine, comme lors du Conseil des ministres de septembre 2020 portant sur l’exploitation de l’or dans le sud, ou lors du plan d’action du gouvernement en août 2021. Enfin, le « prix du Président de la république pour la langue et littérature amazighes » a été créé, comprenant notamment une catégorie dédiée à la recherche sur le patrimoine immatériel amazigh. Elle vise à récompenser les meilleures recherches, individuelles ou collective, en langue amazighe ou traduites vers elle.
Un mot pour terminer
Je vous remercie pour cette initiative.
Propos recueillis par Hassane Boukhalfa