L'Algérie de plus près

« Mes transhumances » de Aomar Khennouf : une œuvre de passion et d’espoir

PAR JACQUELINE BRENOT

Que peuvent un stylo, quelques frappes d’ordinateur et un texte écrit à la hâte, pour stopper le temps qui est passé, quand le destinataire de la recension qui suit a déjà pris congé du monde des vivants, juste la veille au soir, quand il est trop tard pour que la délicate dédicace de l’ouvrage trouve écho dans ce texte-hommage ? Envers et contre tout, le livre survit à son auteur. C’est pourquoi, le présent éternel s’impose dans la présentation de ce premier ouvrage si personnel, qui donne sens à cet itinéraire d’existence, en dernière entrave et défi à l’implacabilité du temps et du destin. Dans ce télescopage temporel, un impératif, la mémoire et les valeurs humanistes privilégiées d’Aomar Khennouf.

Dès le titre immersif, l’auteur invite à une quête personnelle. Dans l’évocation de ce déplacement saisonnier du troupeau en quête de nourriture, ou plus poétique, des ruches d’un lieu à l’autre pour suivre la floraison, la quête enthousiaste de la jeunesse prédomine, avec et malgré les péripéties de la vie et l’avènement d’un contexte historique en devenir constant. Dans les deux cas, plus qu’un mouvement dans l’espace, cette quête de nourriture spirituelle explore une période de l’Algérie des années 70 que l’auteur entrelace de ses constats, de ses aspirations et fantaisies. La sobriété du « je » se dilue dans le collectif omniprésent. « Depuis le 14 juin 1830, jusqu’au 5 juillet 1962, le ventre des algériennes a enfanté des rebelles qui n’ont cessé de brandir l’étendard de la révolte » résume le bilan de la colonisation.

Les souvenirs s’égrènent plein de fougue depuis les années 77 à Alger, avec un rappel lointain en direction des ancêtres, montagnards agriculteurs et dresseurs de chevaux du côté de Chekfa, de Rio de Oro au Sahara occidental, plus tard boulangers, puis après l’indépendance la majorité des membres de la famille seront enseignants. Retour vers cette époque où l’Algérie offrait après le baccalauréat des bourses d’études par le biais des sociétés nationales dans de nombreux pays à l’étranger. Pour Aomar, ce sera l’Institut National de formation en bâtiment (INFORBA) qui lui permettra de faire partie de la première promotion d’ingénieurs en bâtiment et travaux publics. Un peu plus tard, à 24 ans, il sera nommé directeur d’une entreprise relevant du Ministère de l’habitat. Au passage de cette vie estudiantine, le rappel d’une muse viendra inspirer l’étudiant d’une poésie lyrique, ponctuée d’espoir déçu.

En arrière-plan et résonance avec d’autres enjeux historiques, le rappel du décès de Boumediene passé de l’hôpital Mustapha à celui de Moscou. Cette volonté de juxtaposition d’événements accentue la capillarité du récit sous l’émergence et les impératifs de la société civile. Cette mise en perspective de l’histoire personnelle permet ainsi à l’auteur de rappeler des dates-clés, dont le coup d’État du 19 juin 1965, après lequel le chef d’État « s’imposera en meneur d’un peuple à la recherche de ses valeurs », sans oublier le soutien indéfectible de ce même Président à la Cause Palestinienne. Plus loin, Aomar Khennouf rappelle les circonstances de la nationalisation des hydrocarbures, « étape charnière de sa présidence », et « claque sévère » à l’ancien colonisateur avec la main mise sur des dossiers « classés top secret par l’Elysée », grâce au dévouement des techniciens et ingénieurs de la SONATRACH. Cette reconnaissance du groupe indispensable à l’évolution du pays est un marqueur des transformations observées. En quelques phrases ajustées et faits précis qui traduisent une connaissance historique, ce roman traduit l’atmosphère d’une époque en changement constant sous la vigilance d’une jeunesse solidaire. L’auteur en profite pour rappeler son admiration et attachement pour son pays qui « a ouvert les bras à tous les mouvements de libération sans distinction de race, de religion ou d’idéologie ». Dans cette composition riche d’enseignements et d’espoirs, l’Histoire du pays interagit avec celle du personnage. Ainsi, le sérieux des situations cohabite avec l’humour et la dérision juvénile du campus universitaire de ces futurs ingénieurs d’État en génie civil où le « bizutage » des nouveaux venus ne semble pas exclu.

Chacun des vingt-cinq chapitres porte en exergue une citation qui donne le ton, comme autant de repères dans le déroulement de l’Histoire du pays. Les commentaires s’affirment à travers des échanges francs, directs, et nominatifs si nécessaire, parfois en diatribes excessives entre les protagonistes en présence. Une sorte de discours contradictoire pour faire émerger le sens des situations et la partie immergée de « l’iceberg », cher à l’auteur. Du « printemps 79 » à « octobre 1981 », l’auteur ne cesse d’observer le cycle des changements, ruptures, qui s’exercent au bénéfice ou à l’encontre du pays. Au cours de ses déplacements professionnels, celui-ci ne cesse de noter et commenter l’activité humaine qui l’entoure, les priorités nouvelles qui s’exercent, la diversité des comportements entre la capitale et les communes éloignées. L’intérêt de ces observations révèle un tissu social disparate. Ces constats sur le vif permettent à l’auteur de garder une objectivité, une quête de sens, avec parfois un changement radical de registre pour pimenter certaines anecdotes pittoresques. Comme si l’auteur voulait endosser au passage le costume de personnages croisés sur son chemin, histoire d’en découvrir toujours plus.         

Cet ouvrage riche d’observations et de rebondissements couvre une vingtaine d’années après l’indépendance. L’esprit de découverte et l’immense espoir en l’avenir qui accompagnent à ses débuts le parcours de l’étudiant est symbolique de l’esprit de la jeunesse algérienne de l’époque. En ce sens, l’ouvrage témoigne d’un moment historique unique et des grands changements politiques et économiques qui s’y engouffrent.  

 Avec ces performances poétiques au détour de certaines scènes, en envolées lyriques ou pieds-de-nez au quotidien, ce barde de l’existence bouscule les limites de la narration. Dans ce récit qui reste un hommage à la vie et à l’Algérie, pas de constats ou manières péremptoires, pas de certitudes hors du commun, juste de l’humain, toujours en quête mais avisé.

Grâce au talent d’Aomar Khennouf et aux facéties de son style, cet ouvrage continue de « transhumer » avec bonheur, longtemps dans notre imaginaire après l’avoir refermé. Un recours contre le chagrin de sa perte toute récente.

Jacqueline Brenot

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