L'Algérie de plus près

Salah Badis à propos « Des choses qui arrivent » : « J’écris dans l’arabe, pas qu’en arabe »

C’est avec ce titre, « Des choses qui arrivent », déconcertant de laconisme, que Salah Badis inaugure un recueil de nouvelles, traduites par Lotfi Nia, aux éditions Barzakh. Des choses qui arrivent, banales et drôles, tragiques parfois, dans cette ville décidément propice à la littérature qu’est Alger. Neuf nouvelles qui mettent en scène des personnages plus ou moins jeunes, aux prises avec les difficultés d’un quotidien désenchanté. Ces histoires sont racontées dans une langue sobre et dépouillée qui rappelle un peu celle de Camus dans l’Étranger. Elles nous donnent à voir, à travers le regard décalé du narrateur, un univers où l’absurde côtoie la poésie. Car, la poésie n’est jamais loin dans ce jeu entre les langues dont on sent bien que dans leur diversité, elles pétrissent les personnages et la société. Le Chélif l’a questionné sur sa façon d’écrire, voici ses réponses :

Le Chélif : Votre recueil de nouvelles est une œuvre écrite en arabe « deridja ». Pouvez-vous nous expliquer ce choix d’une langue considérée comme orale et donc peu à même de prendre en charge un ouvrage littéraire ?

Salah Badis : Je veux juste noter que je n’écris pas vraiment en deridja. En fait, j’écris en « fos’ha » (standard) mais avec de la « deridja » dedans. Ce qui donne une langue « débrayée » si vous voulez. Souvent, dans le monde arabe, la narration se fait en fos’ha et les dialogues en deridja, mais parfois, certains écrivains mélangent les deux. Je suis dans cette tradition. Et depuis un certain temps, je pense à une expression plus précise : j’écris dans l’arabe, pas qu’en arabe. Je creuse dans cette langue avec ma deridja et les deridja de mes personnages.

Comment avez-vous procédé pour la traduction en français avec Lotfi Nia ? Pourquoi ne pas avoir traduit vous-même ?

Tout d’abord, je suis contre la traduction des livres par leurs auteurs, sauf peut-être dans les cas extrêmes (Nabokov, Beckett…). Un autre regard peut enrichir le texte. Ensuite, je ne traduis pas vers le français, je ne fais que le chemin contraire, vers ma langue, l’arabe. Enfin, et c’est le plus important, être traduit par Lotfi Nia est une grande chance. Nia poursuit depuis plus de quinze ans une aventure magnifique en traduisant des livres arabes -surtout algériens- vers le français, et le travail avec lui était un réel plaisir.

Quelle est votre histoire, quels sont vos rapports avec la langue française ? Diriez-vous qu’elle est une « langue algérienne » ?

J’ai appris le français à l’école publique, à la fin des années 1990. Mes parents m’ont encouragé à lire des livres pour enrichir mon dictionnaire et forger mon niveau, comme ils ont fait après avec l’anglais. Mais c’était clair -au moins dans ma tête- que les langues maternelles étaient la deridja, la fos’ha (d’où mes parents empruntent des mots et des expressions pour parler politique par exemple) et le kabyle que ma mère parlait avec ses parents. Sinon, pour la deuxième partie de votre question, moi je dirais plutôt le français est “une langue des Algériens”. Il y a une différence.

Dans une de vos nouvelles vous parlez de « l’arabe de Paris » à propos d’un personnage féminin, Leïla. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Peut-être que j’ai dit une Algérienne de France, non ? Leila est née là-bas (chez nous), elle est française mais algérienne aussi, peut-être qu’elle ne parle pas la langue de ses parents, elle est monolingue presque, mais elle se définit comme une Algérienne de France.

Vous écrivez dans un style très particulier, un peu « au ras des personnages », comme un documentariste qui « colle » à une réalité un peu crue. Comment procédez-vous ?

J’ai lu beaucoup d’écrivains réalistes, en commençant par Tchekhov. Des écrivains américains, entre Hemingway et Raymond Carver en passant par Flannery O’connor. Des romans policiers. Même quand je frôle l’irréel, je pense à quelqu’un comme Felisberto Hernandez, un nouvelliste Uruguayen oublié aujourd’hui. J’écris parce que je lis, c’est simple ; ce qui n’est pas simple, c’est de trouver le ton du personnage et commencer à le décrire par ses paroles, son comportement et le regard des autres. Pas d’intériorité, ou très peu. Je n’aime pas rentrer dans la tête des personnages, c’est facile souvent. Ibrahim Aslan (un grand écrivain égyptien disponible en PDF pour les arabophones et chez Actes Sud en traduction pour les francophones) le fait très bien, cet exercice extérieur.

Le réalisme de vos nouvelles ne s’embarrasse pas des tabous. Vous nous offrez une vision désenchantée de personnages jeunes, comme le narrateur, avec cette tendance presque maniaque à décrire l’anatomie féminine, sans romantisme aucun. Pouvez-vous nous expliquer ce parti pris inhabituel ?

Si, il y a du romantisme, beaucoup même, mais des fois les personnages masculins sont jeunes et non expérimentés, et ils parlent comme la plupart des hommes que je connais, pas seulement les Algériens, du corps féminin. Pour le tabou, je ne pense pas que c’est le bon, sur Tik-Tok aujourd’hui, comme dans la rue, on entend et on voit pire ! C’est juste que les gens associent, à tort, souvent le livre/roman à un espace écolier ou éducatif et sont choqués quand ça parle de “postérieur”.

Dans cette atmosphère intimiste et désenchantée, parfois à la limite de l’absurde, la poésie n’est jamais loin. Parfois, on verse subtilement du côté du fantastique. Comment concilier ces différentes formes d’écriture ?

Merci pour votre question. J’ai publié un petit livre de poésie, un “diwan”, avant ces nouvelles, c’étaient des poèmes en prose dans la veine arabe moderne. Ce qui me permet, je pense, de naviguer entre prose et poésie, entre réalisme et fantastique, etc. c’est la langue que j’essaie de travailler et la garder souple. Cela demande des efforts, comme le font les femmes avec la cire, au début elle est comme une pierre, une pierre de caramel, mais avec le feu mais surtout les gestes de leurs mains et du citron, ça devient souple… mais pas trop.

Quand on vous lit on a l’impression d’être passé « à autre chose », avec une voix singulière qui nous ouvre un univers sans doute mal connu, une sorte de « planète jeune » avec ses codes et ses rêves. Comment vous situez-vous par rapport à la littérature algérienne ?

Mal connu peut-être dans la littérature, surtout avec deux espaces : arabophone et francophone… par exemple, si mon livre n’est pas disponible en français, ce monde restera inconnu pour une partie des quelques milliers de lecteurs francophones. C’est pour ça qu’il faut traduire dans les deux sens, en Algérie, il faut qu’on lise les uns et les autres. La traduction est importante, et laissez-moi vous dire: les francophones la pratiquent moins. Depuis l’indépendance, les arabophones traduisent les francophones, et ces derniers ne le font presque pas, dans l’autre sens.

Mais encore une fois, mal connu pour qui ? La question qui m’intéresse souvent dans l’écriture et la lecture, c’est “d’où tu parles ?” Je ne pense pas que ma “planète jeune” soit méconnue pour beaucoup d’Algériens, ils peuvent l’ignorer, ou ignorer quelques détails, mais beaucoup, commençant par les pouvoirs publics, savent que ça existe. Je rajoute une chose, ce monde dans mes nouvelles, c’est le monde des années 2010, donc il y a quinze ans, aujourd’hui c’est différent.

Pour la deuxième partie de votre question : je ne sais pas. C’est aux autres de le faire, je pense. Ce que je sais, c’est que je revendique cette famille littéraire, surtout les fondateurs.

Alger est le cadre que vous avez choisi pour camper vos personnages et vos intrigues. Que représente cette ville pour vous ?

Je suis né à Alger, et j’ai vécu toute ma vie ici. Mon territoire, ma carte, ma carte postale, mon timbre, mon défi, mon problème, ma solution, ma fenêtre sur le monde. Ma langue, parce qu’à Alger on ne parle pas que l’algérois, on parle tous les accents et toutes les langues, même s’il y a pas beaucoup de touristes.

Propos recueillis par Keltoum Staali

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