L'Algérie de plus près

« La gloire des vaincus » de Saad Saïd : quand la France « civilisatrice » expropriait de force les Kabyles

« L’homme, partout où il va, porte avec lui son roman » écrivait le romancier espagnol Benito Pérez Galdos. Le quatrième et dernier opus de l’écrivain Said Saad atteste de ce constat, avec la mémoire très documentée et partagée contre l’oubli de la brutalité de la colonisation exercée au 19ème siècle à l’encontre du peuple algérien et en l’occurrence en Kabylie. L’ignoble occupation des sols et l’exploitation des richesses, accompagnée d’exactions contre les populations autochtones, figées en blessures transgénérationnelles ont souvent été racontées, mais chaque nouveau récit documenté apporte un témoignage supplémentaire sur la mise en place de cette colonisation de peuplement. Ici, l’auteur a su par le sens du détail restituer à travers le regard d’un jeune reporter parisien, François Duperey, venu travailler à Alger en 1870 pour un journal local « Akhbar », le réalisme cru des situations. Relatant à son arrivée l’accueil généreux de la ville par la beauté des lieux, surenchéri de son enthousiasme pour sa mission journalistique, ce dernier couvrira plusieurs événements dont l’importation des populations alsaciennes vaincues par l’armée prussienne en Algérie. Puis, contraste saisissant, quelque temps après, mandaté en Kabylie pour la construction d’une ville : Mirabeau, au mépris de la population locale, il assiste à la dépossession des terres des autochtones. Accompagné d’un convoi militaire pour couvrir les faits, il constate la brutalité de la répression. Sa prise de conscience et sa révolte contre l’injustice ouvrent une brèche définitive dans son approche du système en place, ce qui le conduira ultérieurement à sa démission. Tel un Candide découvrant la spoliation et l’horreur guerrière dont sont victimes les « indigènes », contrairement à la propagande officielle de terre paradisiaque, les témoignages de ce personnage n’en ont que plus de force et valeurs d’exemple. 

Dès le début du roman, le choix de l’auteur s’impose dans l’évocation précise des lieux de la capitale avec ses constructions récemment achevées, en « travaux herculéens » et scènes de vie, telles les fresques emblématiques de l’époque vantant les beautés et mérites de l’Orient, au profit et sous la férule de la colonisation. La brutalité de la conquête du pays se dissimule au verso du décor de carte postale. 

Ainsi, l’arrivée du « Charlemagne » dans la rade d’Alger et la baie qui apparait « dans toute sa majesté » ouvre le récit à 180 degrés avec l’impatience de découvrir la ville. Le procédé littéraire employé repose sur ces impressions éblouissantes ressenties par les nouveaux arrivants au pays, incités par l’Etat impérial français à s’y installer. Ainsi le narrateur suit le regard émerveillé de François Duperey, sur le panorama de « la cité millénaire de la Casbah à laquelle s’est greffée la ville européenne », puis de sa montée à pied par la porte d’Alger « Bab Dzira ». Les jours suivants se déroulent avec la découverte de la ville animée et « hétéroclite », ajoutant un aperçu réaliste sur l’architecture de la ville et ses proches environs.

A rebours de cette vision presque idyllique, certaines précisions se glissent pour témoigner de la violence des faits en cours, en mentionnant, par exemple, la destruction arbitraire de maisons très anciennes dans le bas de la Casbah en l’absence de leurs propriétaires partis en pèlerinage et de médersas, au profit d’élargissement des rues pour défilés et parades militaires et anticiper toute guérilla de rue. Craquelures dans les enluminures du panorama officiel. Incipit de toutes les dépossessions en cours instaurées par le régime colonial durant plus d’un siècle.  

Avec le rendez-vous d’embauche au Journal qui concourt à l’arrivée de ce jeune diplômé, le faste du décor des lieux et les attentes du directeur pour mettre en exergue l’aspect d’«El Dorado» de l’Algérie rurale, le rideau se lève sur l’idéologie coloniale en place, soucieuse, par exemple, de présenter les bienfaits de l’accueil des populations de l’est de la France rejetées par la victoire de la Prusse. Propulsé dans la réalité du peuple algérien, le personnage circonspect tente de saisir la situation discriminatoire vis-à-vis des populations locales sous les discours officiels. De surcroît, la lettre du père du jeune journaliste le mettant en garde contre les arguments des adversaires du régime impérial atteste des mentalités racistes présentes sur les deux rives, confortant le régime. 

Bien que pris en étau, le personnage ne tardera pas à n’avoir plus aucun doute sur les velléités des dirigeants de l’époque. Plus tard, le reportage commandé sur le terrain, rendra évident la disproportion et la barbarie des razzias à l’égard des récalcitrants, l’indignité et la violation des droits fondamentaux des populations, et l’abandon à la famine. Bientôt le sentiment de l’imposteur, en qualité de journaliste contraint de travestir la réalité si éloignée « des valeurs de la République », lui posera la question du choix.  

Ce roman est saisissant par l’évidence du contraste, tant par la dissymétrie des situations et des armes de guerre présentes, que la puissance de la psychologie des personnages confrontée à tant d’épreuves, sans compter la multiplicité des échanges éclairés entre les personnages. Au début, chacun de ces derniers, toute origine confondue, est l’occasion pour le narrateur d’apporter des informations sur la vie du quartier ou les nouvelles du monde, dont la guerre entre la France et la Prusse. Ces huis-clos de conversation empreints d’espoir et de tolérance rythment le récit avec naturel et jettent, du même coup, l’opprobre sur le régime en place. Puis, ce seront les combats sanglants pour réprimer les insurgés qui refusent l’injustice de leur statut et sur les terrains desquels François est contraint de relater les batailles qui traduiront l’ignominie des tueries. Dans ce « tableau de l’enfer », la route de François croisera celle d’un combattant et auquel il apportera eau et réconfort pour lui permettre d’enterrer sa femme et ses enfants. Puis, sans dévoiler l’épisode suivant, les deux personnages se retrouveront dans une situation inversée, au bénéfice d’un échange très instructif. Le journaliste écrira un article qui dénonce la situation avec l’accord de son directeur, après une première parution, son article sera censuré.  

Après une succession de situations terrifiantes et aussi édifiantes les unes que les autres, François Duperey remettra définitivement en cause la légitimité de son travail de reportage. 

Le processus d’écriture choisi rend témoin le lecteur qui ne peut s’affranchir du contexte général et de la multiplicité des points de vue pour saisir la vérité factuelle. En dépit de faits passés, n’est-ce pas là l’interactivité implicite de la lecture d’un roman historique réussi ?

Au cours des 13 chapitres de ce récit saisissant de rebondissements et d’informations authentiques relevées par des personnages hauts en couleur, comme autant de vecteurs d’authenticité et de paroles différentes, une véritable fresque se met en place. Les péripéties des personnages réels et fictifs se côtoient au bénéfice de la connaissance de l’Histoire. 

Saad Said scrute chaque situation sans ménagement, avec objectivité, discernement et sensibilité. Des pages d’un romantisme subtil sur l’amour du jeune Kaci pour la belle Tassaadith soufflent un vent plus léger sur le récit. Ce qui n’empêchera pas le personnage de partir un matin pour s’engager, fusil au poing, « défendre l’honneur d’un peuple vraiment glorieux » et « sous l’étendard… brodé de lettres d’or de la sourate « Al Quiyama »( la Résurrection). Au milieu des montagnards kabyles déterminés et de leurs chefs qui rappellent les figures des Mokrani et qui jouèrent un rôle actif dans l’insurrection de 1871, Kaci se montrera d’un courage exemplaire, face aux salves incessantes des soldats de l’Empire avec leurs renforts de plus de « six mille hommes ». 

D’autres combats et insurrections de villageois, face aux déplacements imposés, continueront de résister aux armées toujours nombreuses. Le narrateur ne manque pas de rappeler qu’à travers les révoltes du pays s’expriment les villageois privés de leurs terres et usés par les épreuves de la famine, du typhus et du choléra qui en découlent.    

 Au-delà de la narration des tribulations de ce reporter parisien et la recherche considérable exigée pour la réalisation d’un tel ouvrage, la passion de l’auteur pour la quête de la vérité historique est palpable et rend la lecture évidente. En 1872, malgré la bravoure des combattants, les bataillons français gagneront. Les chefs des révoltes et nombre de prisonniers seront déportés en Nouvelle-Calédonie. Sur ces terres lointaines, les « enfants d’Abdelkader » deviendront les compagnons d’infortune des communards parisiens réprimés de la même façon.    

La force et la détermination qui nourrissent ce roman historique souvent poignant, témoignent que les vaincus du moment face aux forces des armées en place seront les vainqueurs de demain.    

Cette épopée de la longue guerre d’Algérie où dans l’épreuve le prochain est un frère à sauver, se lit d’une seule traite.

Au-delà de l’humanité profonde de ce roman, la précision et richesse narratives des événements rapportés témoignent d’une documentation historique et de cette volonté obstinée de la partager.

Jacqueline Brenot

« La gloire des vaincus »

 Said SAAD – Editions El Qobia (2024)

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