Même si la révélation des faits, plus d’un siècle plus tard, ne change rien au passé, l’ignominie et l’horreur de certaines campagnes guerrières finissent toujours par être attestées. Concernant les milliers de martyrs du début de la colonisation en Algérie, l’ouverture des archives et l’accès aux dossiers militaires ne cessent d’établir les circonstances et les modes opératoires généralisés.
Des témoignages et courriers officieux des années 1830 juqu’à la diffusion de leurs publications, ces exactions d’une frénétique barbarie perdurent dans le récit de la colonisation en traumatismes sans fin. Jusqu’au bout, la violence et le long cauchemar de la guerre d’Algérie trouvent leurs racines dans ces crimes de guerre impunis. Amar Belkhodja, Docteur Honoris Causa, historien référentiel, ancien journaliste à El Moudjahid et auteur de plusieurs ouvrages, a consacré sa vie à la recherche en sortant de l’oubli les archives et en transmettant la mémoire sur ces faits de guerre sous la conduite de « génocidaires ». Engagement précisé dès le préambule : « Une dette morale dont nous nous acquitterons par le culte du souvenir ».
Le mode de transmission de cet ouvrage inclut les titres de films documentaires, dont celui de Abderrahmane Mostefa « Nekmaria, les enfumades du Dahra », d’« une vérité historique sans mesure », comme le précisa François Maspéro, éditeur et auteur engagé dans la lutte contre le colonialisme, accompagné dans son combat par le réalisateur et scénariste anticolonialiste René Vautier.
En une centaine de pages illustrées en partie par Saïd Chender, précédées, des quatre visages de responsables intitulés « Portraits des criminels : François-Certain Canrobert, Achille Saint- Arnaud, Jean-Jacques Pélissier et Eugène Cavaignac », accompagnée d’un « Poème à la mémoire des martyrs des Ouled Ryah » en arabe par Cheikh Khaled Mihoubi, l’auteur dénonce par le menu cette « technique » utilisée par le corps expéditionnaire français entre 1844 et 1845. Ce procédé répressif consiste à asphyxier des personnes, réfugiées ou enfermées dans une grotte, en allumant devant l’entrée des feux qui consomment l’oxygène et remplissent les cavités de fumée. La phrase du Général Bugeaud pour réduire les partisans de l’Émir Abd El Kader « Imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards. » demeure dans les annales. Celui-ci innovera avec sa politique de la terre brûlée, « dévastant et ruinant tout le pays ». En juin 1845, il dirigera des opérations dans la région de Chlef (ex- Orléansville et El Asnam) et ordonnera au colonel Pélissier de « massacrer quiconque se met sur son chemin ». Dans ces témoignages, l’auteur cite la contribution de l’archiviste-bibliothécaire du Gouvernement général de l’Algérie en 1906 : Raoul Busquet.
Avant de relater le drame de la tribu des Ouled Ryah, relaté au plus près des détails de l’emmurement et de ses effets, l’auteur s’emploie à rappeler les crimes de guerre perpétrés par la soldatesque française conduite par le général de Bourmont dès son débarquement en 1830. La liste est accablante puisque selon les théories en vigueur : « la conquête du sol devait s’accompagner nécessairement et obligatoirement par l’extermination des populations locales ». Des noms, comme Alexis de Tocqueville et le colonel Robin qui prônent et légitiment les razzias et l’écrasement des «peuplades sauvages» et leurs troupeaux qui «se trouvent sur le passage du progrès» et qui «suivent scrupuleusement les préceptes des théoriciens de l’horreur, du massacre…», dans le but de détruire la puissance d’Abd-el-Kader, participent de cette terrible répression.
Dans cette publication, d’autres noms allongent la liste des bourreaux qui officièrent en toute impunité, mieux : en étant portés ensuite aux grades supérieurs, comme le Général Clauzel devenu le Maréchal qui finira Gouverneur de l’Algérie, et « qui donne le ton en massacrant en 1830 la population de Blida », « le Duc de Rovigo qui fit décimer la tribu des Ouffias en avril 1832 à El Harrach ». Les objectifs de destruction massive sont définis d’une façon implacable.
Par ailleurs, à l’exception de noms connus, nombre d’intellectuels, écrivains, hommes politiques français du 19ème siècle cautionnèrent sans état d’âme «la théorie du droit d’envahir des contrées, les coloniser et les dominer». Il faut attendre un demi-siècle pour que des historiens, ou philosophe engagé en faveur du FLN, comme Francis Jeanson, révèle ce qui devint «l’affaire des Ouled Ryah» après avoir été révélée par la sentence de Raoul Busquet, l’historien et archiviste du Gouvernement Général d’Alger en 1906.
L’intérêt de cet essai historique réside aussi dans la recherche exacte des faits, de ce que l’auteur nomme «un ininterrompu martyrologue », avec force détails, des circonstances atroces de ces enfumades avec la lente agonie des victimes : familles, jeune couple enlacé, d’une mère en train d’accoucher, de l’asphyxie des animaux domestiques… mais aussi : l’installation méthodiquement des murs de feu, le refus de soldats de participer à ce crime collectif, la révolte vite matée de certains, avec la découverte macabre de centaines d’innocents.
En fait, cet ouvrage pourrait s’intituler : bourreaux et martyrs, tant l’accent est mis sur la logistique de ces chefs d’armés en mal de reconnaissance dans leur épopée funeste et les effets de « fin du monde » sur la population.
Le terme d’«enfumades», que l’auteur assimile à des « chambres à gaz » lors de sa conférence donnée à Saïda en 1993, souvent associé au Général Bugeaud, bien que Cavaignac y ait eu recours antérieurement, a ouvert le cycle d’annihilation de populations et de tribus entières, soit des milliers de victimes. Les méthodes préconisées par ce Général ont été souvent été contestées par ses troupes, de nombreuses lettres en témoignent et évoquent le procédé de razzia.
Après cette « apocalypse » de la grotte des Ouled Ryah, beaucoup de sang sera encore versé malgré la colère dénonciatrice d’intellectuels des deux rives, mais qui n’effacera jamais des mémoires cette abomination.
La force de cet ouvrage en forme d’un « J’accuse » est telle que les ombres des martyrs sur les murs de ces grottes nous poursuivent longtemps de leurs cris après, le livre refermé. Dès 1830, en s’accaparant le pays de leurs atroces forfaits, ces méthodes coloniales qui relèvent d’une « vertu » militaire de la destruction en masse, firent preuve de leur impuissance, et ce, malgré toutes les glorifications nationales qui suivirent. De ces grottes meurtries ne remonteront que des cris d’agonie qui se transformeront au fil de la révolte en Guerre de Libération et en cris de victoire.
L’Histoire de l’humanité n’est qu’un éternel recommencement. Ces méthodes de la terre brûlée et de massacres de la prédation coloniale, commises de surcroît par des « gens de la noblesse », comme le mentionne Amar Belkhodja, n’a jamais cessé de sévir et d’opprimer de par le monde et sous différentes formes. Cet ouvrage s’avère incontournable et riche de références, car il nous confronte tant au passé colonial algérien qu’à des destructions de masse similaires actuelles exercées à l’encontre de certains peuples.
J. B.
Réf : « Le livre noir du colonialisme » Marc Ferro- Editions R.Laffont 2003
« Les enfumades du Dahra – Les 1000 martyrs des Ouled Ryah (19 juin 1845) » d’Amar Belkhodja, Éditions El Kalima (2014). 112 pages.