PAR KAMEL NOUR *
Certaines rencontres sont essentielles dans la vie d’un individu, surtout pour un artiste. En tant que tel, j’ai toujours été captivé par les histoires et les parcours de mes prédécesseurs dans le monde de l’art. Il y a quelques jours, j’ai eu l’honneur et le privilège de rencontrer M. Youcef Taib, un artiste plasticien algérien de 93 ans.
Je tiens à remercier Fella Andaloussia ainsi que Nour Taib Ezzraimi, l’organisatrice de l’événement juridique et artistique « Croisement », qui m’ont permis de découvrir cet artiste et de m’associer à leur initiative pour lui rendre hommage le 25 juillet par une peinture de son portrait.
Dès que je l’ai rencontré, j’ai su que j’étais en présence d’une personnalité extraordinaire. Ses yeux, bien qu’usés, portaient l’intensité de son âme passionnée. Son histoire m’a transporté dans une époque où Alger traversait une période faste et fertile en artistes, une ère dorée qu’il capturait à travers son art.
Youcef Taib est plus qu’un artiste, il est le témoignage vivant de la beauté de l’esprit humain. À travers notre conversation, j’ai découvert un monde à la fois authentique et profondément enraciné dans le patrimoine algérien. La façon dont il parle de sa ville bien-aimée avec une telle ferveur et affection m’a donné l’impression de marcher dans ses rues anciennes, ressentant le pouls de sa vie à travers ses mots.
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la façon dont il peint, pas seulement avec sa main mais avec son cœur et son âme. Chaque coup de pinceau sur sa toile est imprégné d’émotions, de souvenirs et d’un profond amour pour sa patrie. Il m’a raconté ses expériences, passant par la décoration des intérieurs de maisons de la Casbah jusqu’à la création de fresques qui ont restauré leur splendeur originale. Ses œuvres sont un véritable reflet de l’essence d’Alger, capturées à travers le prisme de sa perspective unique.
La passion de Youcef Taib pour l’Algérie est palpable. Ses yeux s’illuminent dès qu’il parle de la mer, du ciel et de la vie vibrante de la Casbah. Il peint avec une nostalgie qui fait revivre la beauté et le mystère du passé. Son utilisation du clair-obscur pour jouer avec la lumière et l’ombre crée une profondeur et une intrigue dans son travail, faisant de chaque pièce une nouvelle histoire.
Malgré son talent incroyable, Youcef Taib reste modeste et discret. Les vrais diamants ne sont jamais facilement accessibles. Son art exige un œil expert pour en apprécier la véritable valeur. Il est le trésor caché de l’art algérien, et ses contributions méritent d’être célébrées et connues de tous.
Un artiste exceptionnel mais méconnu
J’ai voulu en savoir davantage sur le parcours de cet homme exceptionnel et pourtant méconnu du grand public. Né le 26 février 1931, au coeur de la Casbah d’Alger, Youcef Taib est un artiste dont la vie et l’œuvre résonnent avec l’âme de son pays. Dès son plus jeune âge, il est attiré par l’Art, un appel irrésistible qui le conduit à explorer et à exprimer la beauté qui l’entoure.
En 1946, adolescent, Youcef Taib rejoint la Société des Beaux-Arts, située à l’époque à l’Amirauté d’Alger. C’est dans ces institutions qu’il découvre et perfectionne son talent, sous la direction de professeurs passionnés tels que le maître Henri Chevalet, son professeur de Dessin, qui lui enseigne les bases des Arts Plastiques, de la perspective et de la couleur. Il apprend les techniques de la peinture et du graphisme, se distinguant rapidement par sa capacité à créer des affiches avec une précision et une beauté remarquables.
À une époque où tout se faisait à la main, sans palette graphique, Youcef Taib capte la mer, le ciel, la Casbah et le littoral d’Alger avec une palette de couleurs riches et distinctives, marquant chaque toile de son empreinte émotionnelle.
Enfant, Youcef Taib décorait l’intérieur des maisons de la Casbah afin de les restaurer en leur redonnant leurs couleurs authentiques. Sa fascination pour les formes et les couleurs le conduisit à peindre des natures mortes, des paysages marins et des coffres en bois ornés de calligraphie et d’arabesques. Ces coffres, destinés aux jeunes mariées de la Casbah, deviennent des œuvres d’art à part entière, confirmant son immense talent et sa grande sensibilité.
Mais au-delà de la technique, c’est son style unique de clair-obscur qui le distingue. Youcef Taib maîtrise l’art de jouer avec l’ombre et la lumière, créant des scènes empreintes de mystère et de profondeur. Ses peintures de la Casbah, avec ses ruelles sinueuses et ses femmes en hayek, sont autant de fenêtres ouvertes sur un monde à la fois réel et fictif.
Durant la guerre de Libération nationale, alors que les autorités coloniales françaises interdisaient la langue arabe, Youcef Taib, avec son esprit rebelle et créatif, trouva des moyens ingénieux pour signer ses œuvres en calligraphie arabe, échappant ainsi aux sanctions. Cette méthode originale, qui passait inaperçue auprès des autorités coloniales, pensant que ces signes étaient simplement des éléments décoratifs de la peinture, permit à Youcef Taib d’exprimer son identité et sa culture tout en échappant aux sanctions. Cette anecdote resta gravée dans son esprit, un témoignage de son intelligence et de son amour pour sa patrie face à l’oppression.
Une famille d’artistes
À l’âge de 23 ans, sa carrière artistique est interrompue par la guerre d’indépendance. Emprisonné et torturé, il trouve dans le dessin un moyen d’évasion. Libéré en 1962, après l’indépendance de l’Algérie, il retrouve ses pinceaux avec une nouvelle ferveur, se lançant dans la décoration de fresques et d’œuvres murales qui embellissent la Casbah. Il peint également à l’intérieur des maisons, restaurant et décorant avec soin les intérieurs typiques de la Casbah, leur redonnant vie et beauté.
Actuellement, Youcef Taib utilise principalement la peinture à l’huile, où il trouve son évasion, son échappatoire, et sa liberté d’expression. C’est dans cette technique très personnelle qu’il entretient son talent. Pour lui, la peinture est plus qu’une activité, c’est une forme de thérapie, une manière de revivre ses souvenirs et de se reconnecter à son passé.
Youcef Taib ne s’exprime pas que par l’art pictural. Il explore divers matériaux comme le ciment, le bois et le carton, créant des sculptures uniques et des œuvres d’artisanat. Pionnier de la sérigraphie en Algérie, il combine artisanat et innovation, devenant l’un des premiers à maîtriser cette technique après l’indépendance.
Sa famille, notamment ses fils imprégnés d’art, perpétue son héritage. Son frère, architecte maquettiste, ainsi que ses enfants, qui exercent dans l’industrie numérique et son fils aîné dans la ferronnerie d’art, continuent la tradition familiale, enrichissant le patrimoine artistique algérien.
Pour lui, il est souhaitable de protéger les sites touristiques et historiques tels que la Casbah, un site emblématique et classé patrimoine universel de l’humanité. Youcef Taib, profondément attaché à la Casbah, encourage les jeunes générations à protéger ce site contre le vandalisme et à en assurer sa protection. Pour lui, la Casbah doit être considérée comme un trésor national précieux qui mérite d’être préservé et chéri pour les générations futures.
L’attention portée aux détails semble inégalée dans ses oeuvres, avec des motifs chatoyants et une palette chromatique audacieuse. Son art échappe aux regards ordinaires ; il faut prendre le temps de découvrir le choix des couleurs et le geste juste, pointilleux, qui célèbre la beauté naturelle ou architecturale algérienne. Son talent fait affleurer les enjeux personnels du peintre dans sa création et ses choix artistiques. L’intimité que j’ai eu le privilège d’approcher le temps d’une conversation incite soit à faire silence, soit à s’autoriser de connaître quelques bribes de son passé et de ses chemins entrecroisés.
Youcef Taib est un diamant caché de l’art algérien. Son parcours, marqué par la passion et la souffrance, témoigne de la puissance de l’art comme moyen d’expression et de guérison. À travers ses œuvres, il continue d’inspirer et de toucher les cœurs, laissant un héritage précieux pour les générations futures.
Peindre n’est pas seulement son métier, c’est sa vie, et c’est cette profonde conviction qui fait de lui un artiste extraordinaire, un véritable fils de la Casbah, dont l’œuvre mérite d’être connue et reconnue dans le monde entier.
K. N.
*Artiste peintre
One thought on “Youcef Taib ou l’Art miroir de l’Histoire”
Article magnifique qui sait célébrer le talent de nos anciens…résistant de surcroît !…Merci à Kamel Nour et au journal Le Chelif de le porter à la connaissance de tous !…