L'Algérie de plus près

La guerre d’Algérie, ses traumas et ses femmes

Par Jacqueline BRENOT*

L’Algérie, son histoire et son destin intéressent au plus haut point les chercheurs universitaires algériens et étrangers. Parmi eux, l’essayiste américaine Mildred Mortimer qui étudie le pays et sa trajectoire depuis 1961.

L’écriture documentée et ajustée est une arme imparable contre l’amnésie. L’essayiste américaine Mildred Mortimer, professeur de Littérature francophone à l’Université du Colorado, a étudié l’œuvre d’écrivaines algériennes racontant leur expérience de la guerre dans des témoignages autobiographiques ou fictionnels, auxquels s’ajoutent des documents authentiques.

Ces histoires participent d’un récit collectif nécessaire pour découvrir les voix et le militantisme de chacune et mesurer leur effort de guerre.

Cette recherche commencée en 1961, alors que l’auteure est étudiante en France, se poursuit en 1964 en Algérie à l’Université d’Alger, dans le cadre de sa recherche sur l’anticolonialisme. Plus d’un demi-siècle après, éclairée de cinquante années d’analyses historiques et politiques, d’interviews, d’autobiographies, romans, essais et films, l’étude propose de nouvelles approches sur la lutte des femmes algériennes pour l’indépendance, leur place dans la société et le processus engendré de création artistique. Chaque témoignage atteste « du courage, de l’audace et la résistance des femmes ».

Dans ce panorama incontournable qui aborde la complexité de la relation des femmes algériennes avec la guerre, rien n’est laissé au hasard, et l’auteure a revisité ses approches littéraires sur le rôle des femmes dans les luttes armées.

Femmes de tous les combats

C’est avec sa thèse « La guerre d’Algérie (1954-1962) » issue de dix ans d’archives et d’interviews et deux publications : Femmes au combat (1993) ; Des femmes dans la guerre d’Algérie (1994) », que Danièle Djamila Amrane-Minne, militante au FLN pendant la lutte pour l’indépendance apporte un éclairage sur son expérience et une analyse sur la guerre. L’auteure insiste : « Seule la parole donnée à ces femmes peut révéler la profondeur de leur engagement et l’ampleur des sacrifices consentis ». L’intérêt de son analyse repose aussi sur le parcours chronologique de ces femmes avant, pendant et après la révolution et les entraves rencontrées durant la période coloniale et postcoloniale. Ainsi, l’évocation du « Vivre dans le maquis » à travers les notes prises par Amina, une jeune moudjahida, sont édifiantes sur l’état d’âme des combattantes. Des témoignages sensibles d’anciennes infirmières complètent l’évocation du contexte. Des questions sur les traumatismes engendrés sont abordées sous de multiples points de vue de militantes.

Avec les romans d’Assia Djebar, comme « Les enfants du nouveau monde » (1962) et « Les alouettes naïves » (1967), l’approche évoque l’émancipation des femmes à partir de leur expérience dans la guerre. Avec « L’amour, la fantasia », Milfred Mortimer « piste l’évolution des objectifs sociopolitiques de Djebar et ses techniques narratives ». Sa lecture affûtée de ces trois romans atteste des visées féminines subversives et d’un vécu de la guerre différent des Algériens et des Algériennes, tout en rappelant l’exil de Djebar durant cette période. « À travers l’enchevêtrement complexe de leurs vies, le roman offre aux lecteurs, écrit M. Mortimer, une vue panoramique d’une communauté qui prend conscience des exigences psychologiques et physiques d’une révolution ». Plus loin, l’analyste écrit : « Djebar ouvre le spectre social à ces femmes dites « modernes » et à d’autres dites « traditionnelles » et l’évidence d’une « porosité de la frontière entre ces espaces fermés et ouverts ».  Selon M. Mortimer, la forme fragmentée du roman et les portraits de personnages féminins participe d’«une stratégie narrative qui évoque le sens d’une révolution en devenir » et de « l’interprétation nuancée des capacités et des limites des Algériennes ».

Dans « L’amour, la fantasia » il s’agit bien pour A. Djebar de « remettre les femmes au cœur de l’histoire de la guerre d’Algérie ». Cette finesse d’analyse, tant formelle, structurelle et sociologique, convainc le lecteur de s’approcher des romans qui révèlent les rouages de la société et l’héritage patriarcal dans lequel évolue Djebar, sans omettre son «acculturation occidentale ».

L’essayiste poursuit son analyse avec une « cartographie du trauma » dans « La grotte éclatée » de Yamina Mechakra. À travers le journal fictif d’une jeune infirmière qui couvre la durée de la guerre, l’auteure rappelle sa « violence destructrice » avec les cicatrices visibles et invisibles des corps « dévastés ». Mais aussi « en transportant ses lecteurs dans la zone de guerre hors des villes, Mechakra rappelle qu’une grande partie de cette guerre s’est déroulée dans les campagnes ».

M. Mortimer établit des parallèles entre « la grotte éclatée » et les interviews de Amrane-Minne. Elle souligne aussi les éléments de poésie introduits dans ce récit éprouvant et une ferveur nationaliste évidente : « Je t’aime peuple sanglant coulé dans mes veines… » ; Cette poésie « renforce ou atténue la dure réalité… »,

Des traumatismes indélébiles

Avec la nouvelle « Entendez-vous dans les montagnes » publiée en 2002 de Maïssa Bey, M. Mortimer évoque les « Mémoires blessées » explorées sous la métaphore de la blessure non cicatrisée liée à l’histoire personnelle de l’auteure et les différents niveaux de lecture qui insiste sur une mémoire collective occultée. Par ses nouvelles, pièces de théâtre et essais, M. Bey, aborde les différentes périodes de l’histoire de l’Algérie de la conquête par la France jusqu’à l’Algérie d’aujourd’hui et ses stigmates. L’essayiste insiste sur le style lapidaire et sobre et l’aspect collectif de ses écrits à travers « la nature polyphonique ». De même, elle insiste sur « Au commencement était la mer » publié en 1996, roman situé dans les années 1990 où M. Bey « traite de la question des droits des Algériennes pendant la décennie noire de la guerre civile ».

Pour M. Mortimer, la romancière, essayiste et éditrice Leïla Sebbar qui « s’est emparée » de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne à travers « La Seine était rouge » (1999), puis avec la publication d’un recueil de témoignages en 2016 « Une enfance dans la guerre, 1954-1962 » est devenue « une voix prééminente dans les études littéraires postcoloniales ». De même, « sa création littéraire est l’expression de sa préoccupation persistante et constante du sort de l’Algérie depuis son passé colonial jusqu’à sa post indépendance ». Avec le sujet de l’exil qui reste un thème privilégié relié « à l’histoire, à la mémoire, à l’identité, à la tradition et à la transmission… », Leïla Sebbar « réinterprète « l’histoire coloniale » pour s’opposer à l’amnésie collective sur la guerre de libération.

M. Mortimer poursuit avec une « réflexion sur soi dans les ouvrages de Zohra Drif, Louisette Ighilahriz et Eveline Safir Lavalette », riche d’analyses des parcours et des témoignages de ces femmes engagées, de la hauteur et de « la pédagogie » de leur mission durant la guerre.

La fin de l’ouvrage s’ouvre sur le travail des sociologues et des réalisateurs qui, comme les écrivains, interrogent le passé pour évaluer « la contribution des Algériennes à la construction de leur pays au lendemain de l’indépendance » et insiste sur l’oralité et l’importance des arts visuels qui contribue à cette « expérience émancipatrice ». Pour « donner un visage humain à ces événements historiques », M. Mortimer prend pour exemple un personnage historique « jusque-là inconnu et dont on n’a jamais fait mention dans les annales de l’histoire » : Yamina Echaïb Oudaï, connue sous le nom de « Zoulikha », surnommée « la chahida de Cherchell », mère de plusieurs enfants, torturée puis exécutée, dont le corps n’a jamais été remis et auquel le film d’Assia Djebar rend hommage en en faisant un « personnage légendaire » dans son film « La femme sans sépulture » (2002) .

Dans un des chapitres de cet essai remarquable, M. Mortimer cite L’Enéide de Virgile « Arma virumque cano » – « Je chante les combats et l’homme », pour attester du pouvoir de l’histoire de la guerre. Et d’ajouter, qu’au cours des siècles, les écrivains ont examiné derrière les victoires « la face sombre de la guerre ». À travers chaque récit analysé qui retrace une expérience individuelle, l’essayiste souhaite réparer l’amnésie générale. Elle cite « les femmes de Staouéli » résistantes à l’invasion en 1830 de l’armée françaises qui « préfigurent les futures moudjahidates ». Pour l’essentiel, chaque auteur se concentre sur « la lutte des femmes algériennes pour s’approprier l’histoire de la guerre d’Algérie » et sur le traumatisme engendré.

Pour rappel, ce constat de l’historien Olivier Todd : « La guerre d’Algérie fut l’exemple de décolonisation le plus traumatisant de l’empire français ».

Dans cet objectif de rompre le silence, M. Mortimer encourage les femmes à continuer de témoigner pour une transformation collective des mentalités.

J. B.

*Professeure de littérature et de théâtre – Paris

« Femmes de lutte et d’écriture – Textes sur la guerre d’Algérie » de Mildred Mortimer. Éditions Casbah (2022)

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