L'Algérie de plus près

5 juillet 1962 : La mort et les blessures déjà loin

Par Rachid Lourdjane*

Ce jour-là, à Sidi Fredj, l’histoire revient sur ses pas, comme pour effacer une nuit de 132 ans. Sidi Fredj, jeudi 5 juillet 1962. L’emblème national monte sur fond de sanglots murmuré à peine par deux bataillons des wilayas III et IV.

Le lundi 19 mars, dans la matinée, une jeep du Régiment d’Artillerie bondée de paras s’arrête sur les hauteurs de la Rue Isabelle Eberhardt à Douiret de Blida, dans la zone la plus meurtrie par la guerre de libération nationale. Ils collent une affiche en noir et blanc sur «Sour Mahrez» annonçant le cessez-le-feu à partir de midi. Personne n’y croit. La guerre est finie. C’est l’extase. Mais la joie sera de courte durée. A un quart d’heure de la paix, 11h45, l’infirmier, un des rares européens à s’aventurer dans le quartier musulman, est abattu de deux balles dans la tête par un futur moudjahid retardataire. L’homme en manteau noir gisait, inerte, sur les escaliers face à la maison des Ouraghi. Une coulée de sang sortait de sa tête. Il était venu assurer des soins à une dame de notre quartier. Dans la ville, l’OAS frappe dans une ambiance de guerre civile. «Nous sommes sous la menace de la main rouge». Des hommes de l’ALN viennent nous avertir : «Armez-vous de n’importe quoi, surveillez vos maisons, ne dormez pas, assurez la garde à tour de rôle sur les terrasses, si vous êtes attaqués, défendez- vous et mourrez en hommes». Je prends mon tour de garde avec une hache à la ceinture. J’ai 17 ans. Le seul à bosser dans la famille. Je suis livreur-boulanger chez Botella de la Rue d’Alger avec un salaire de 50 francs par semaine. Des hommes viennent me voir. Ils veulent la peau de mon patron. Juste pour lui piquer la Simca P 60 break qui nous sert à livrer. Je leur donne les informations utiles avec un semblant de sincérité. Mais j’avertis à demi-mot Dédé Botella. «Non, je lui dis, aujourd’hui on ne livre pas le pain». Il a compris. J’ai pris un gros risque pour sauver la peau d’un pied-noir qui ne savait rien faire d’autre que livrer le pain. Les professeurs sont tous partis. Les écoles sont désertées. Les enfants errent dans les rues. Avec deux camarades du quartier, on ouvre une école dans une écurie de Chekh Ben Aissa. On enseigne ce que nous savons. Un peu le français, un peu l’arabe et des chants patriotiques captés et transcrits de «Sawt el Djibal» clandestin. Tous les enfants sont habillés aux couleurs nationales. Dans les rues de la ville, la Force Locale assure la sécurité. Les bruits courent que l’armée des frontières a accroché l’ALN des wilayates intérieures. Les combats feraient rage dans les Hauts Plateaux. C’est la consternation. Est-ce possible ? Nous prenons l’initiative de manifester en ville «Sept ans, ça suffit». On nous demande de manifester en faveur du «Bureau Politique» sans en connaître le sens. Les français quittent leurs maisons.

Le 4 juillet, je décide de me rendre à Sidi Fredj avec deux copains pour assister à la levée officielle des couleurs prévue le lendemain, jeudi 5 juillet, par deux bataillons de la Wilaya 3 et la 4. Pour le trajet de Blida, il nous fallait un véhicule et ne pas compter sur les transports en commun. Au petit matin, la Dauphine était repérée. Nous l’empruntons. Mustapha a la réputation de bien conduire. Sidi Fredj était une suite de baraques et quelques chalets. Pour la nuit, on se fait inviter par une vieille dame charitable. Mais en pleine nuit, le plafond du chalet s’écroule sur notre ami Mustapha qui s’en tire avec une tête au carré. A onze heures, nous assistons à l’arrivée, à pieds, des djounoud, tenue de combat et chapeau de brousse et armement hétéroclite. La marche était ponctuée par un chant patriotique «Sirou fi horm Allah el Mouiine». Spectacle mémorable sans témoins, hors des foules. La levée du drapeau se fait dans un silence religieux ponctué par de rares sanglots de djounoud, émus par la scène surréaliste. L’histoire, ce jour-là, s’est arrêtée à cet endroit comme pour effacer une longue tragédie de 132 ans. Durant une pause, je discute avec un moudjahid de la III. Il s’appelait Si Moh. Plus tard, Si Moh sera le chauffeur d’un établissement de la Jeunesse et des Sports à Cheraga. Nous sommes collègues. Et longtemps, nous évoquions cette rencontre de Sidi Fredj. Je reçois deux inspecteurs de l’enseignement. Le premier, Si Ahmed Khettab de l’Association des Ouléma. Le second, Cheikh El Bachir El Ibrahimi. Ils nous félicitent pour notre initiative et nous ordonnent de conduire les enfants dans une vraie école de la République au centre-ville. J’avais 300 élèves. L’essentiel de la Wilaya IV n’avait pas rallié les casernes. Les forces étaient concentrées à Tamesguida, un cirque de même configuration que Dien Bien Phu. C’est le lieu d’anciennes divinités proto-berbères. J’assiste à l’arrestation d’un journaliste étranger parlant anglais. Il est conduit au pas de course vers le QG. Après la semaine du 5 juillet, c’est l’apaisement. Abderrahmane Aziz chante «Ya Mohamed Mabrouk Alik». Fadila Dzirya, mal couverte, donne une fête à Chréa par un froid glacial. Chekha Rimiti lance son tube «Ya el harki rak marki bla craie» et Rabah Driassa fait un tabac avec «Hizb Ethouar». Dans la ville, les anciens responsables de la 4 roulent en 404 Peugeot, le bolide de l’époque. Et ils draguent avec succès. Les filles courent les rues. Libres. Les femmes se sont dévoilées à l’appel de Ben Bella devant le Forum d’Alger. Dans les mairies, on fait la quête pour le Fonds National de Solidarité. Les gens, dans l’enthousiasme, viennent déposer des billets de 10 francs ou un bijou contre reçu. Dans cette ambiance, les Algériens découvrent la vie, l’amour, la passion, les sentiments, les lettres échangées dans le secret, la poésie et la valeur des choses simples. Les anciennes blessures cicatrisent vite. Et la mort était déjà loin.

R. L.

*Journaliste

 Le présent texte est extrait d’un ouvrage collectif publié en 2022 par les éditions LES PRESSES DU CHELIF sous le titre : « ISTIQLAL, témoignages sur les folles journées de juillet 1962. »

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