Quelqu’un a dit à juste titre : « la culture, c’est comme de la confiture, moins il y en a, plus on l’étale ». Chez nous, l’adage est perfidement repris pour devenir : « Les salles de cinéma, c’est comme des mouches, moins il y en a, mieux on les écrase ! »
A l’instar d’autres villes d’Algérie, Chlef regorge de lieux mythiques avec lesquels la population entretient des relations affectives, voire charnelles, et qui ont fait la fierté de la ville. Nous pouvons néanmoins insister sur la spécificité chélifienne en ce sens que le séisme dévastateur de 1980 avait défiguré la cité et emporté nos souvenirs les plus ardents. La fierté fut alors remplacée par une nostalgie incurable qui fait que la majorité préfère vivre dans le passé plutôt que s’accommoder d’une réalité des plus amères qui frappe par son insipidité, et qui n’hésite pas à sortir ses griffes pour lacérer nos chimères.
Parmi ces lieux légendaires, citons la salle de cinéma El Djamel, ou comme on se plait de la nommer pour faire court « Cinéma Djamel ». Une salle en plein centre-ville qui représente, à elle seule, une époque où la culture passait avant le fast-food, et les artistes pouvaient étaler tout leur savoir-faire sans risque d’être diabolisés ni excommuniés.
En effet, la salle était fréquentée par toutes les franges de la société amoureuses du grand écran. Le cinéma faisait partie à l’époque de nos préoccupations au point où il ne se passait pas un jour sans que nous ayons, mes camarades de classe et moi, une discussion sur un film regardé la veille à la télévision, ou les prouesses d’un acteur auquel toute une génération s’identifiait. Les actrices avaient également leur place dans nos propos, mais c’était pour occuper nos fantasmes et titiller notre virilité qui commençait déjà à s’affirmer. Le petit écran nous permettait, certes, d’être à jour mais il ne pouvait guère satisfaire pleinement notre curiosité, ni nous inviter au grand voyage. Le noir et blanc tranchant avec les couleurs de la réalité, d’une part, et la taille des personnages réduite à quelques centimètres d’autre part, étaient la preuve que ce n’était qu’une fiction qui allait vite s’estomper une fois l’appareil éteint. L’exaltation n’était donc point au rendez-vous et il fallait attendre le jeudi après-midi pour pouvoir exulter et finir en apothéose une semaine de labeur, faite de problèmes à résoudre et cours à apprendre par cœur.
Le bouche à oreille fonctionnait à merveilles à cette époque. Les réseaux sociaux, tels que nous les connaissons aujourd’hui, ainsi que le téléphone portable étaient inaccessibles même à notre imagination. Celui parmi nous qui prend connaissance du titre du film qui sera projeté se charge alors de diffuser l’information en agrémentant ses propos de quelques mensonges puisés dans ses rêveries. Le grand défi qui s’imposait alors à nous tous était d’amasser la somme d’argent qui nous permettrait d’aller à la fête – car s’en était une – et de nous éclater loin de la monotonie scolaire.
Le jour « j » arrive, et je ne sais par quel miracle tout le monde parvient à s’acheter un ticket. Même ceux dont les parents avaient du mal à joindre les deux bouts étaient de la partie. Rien ne pouvait nous empêcher d’aller à la rencontre de nos idoles, nous dont la majorité n’avait pas encore eu l’occasion d’enjamber les frontières de la ville. Une fois sur place, nous découvrions une foule interminable faite d’adolescents, de jeunes et de moins jeunes, qui attendait avec impatience qu’on lui ouvre la porte pour qu’elle se déverse dans la salle. Parmi les heureux élus, nous rencontrions nos cousins, nos voisins, l’épicier du coin, le joueur de football, le concierge et … nos propres enseignants ! Le cinéma était l’affaire de tous et personne ne se sentait exclu quitte à croiser dans la salle un parent auquel on devait du respect.
L’obscurité dans laquelle nous plongions le temps de la projection nous extrayait à la réalité si bien qu’il nous était difficile de ne pas prendre part aux événements en nous invitant comme protagonistes incontournables de l’histoire. Que le héros terrasse ses ennemis et c’est toute la salle qui poussait des cris d’admiration ; qu’il succombe à ses blessure et c’est la tristesse qui se lisait sur tous les visages des spectateurs ; quant aux scènes osées non censurées, celle-ci provoquaient une frénésie incontrôlable chez des jeunes qui en raffolaient. L’âge a ses raisons, et la salle obscure offrait le cadre idéal pour se lâcher.
Le générique de la fin mettait fin à notre aventure. Nous sortions avec un pincement au cœur, une sorte d’amertume et de regret d’avoir été abandonnés par nos vedettes. Néanmoins, l’idée que nous pourrions revenir le jeudi d’après ne pouvait que nous consoler. Nous rentrions chez nous contents d’avoir meublé utilement notre temps, et prêts à affronter avec détermination la semaine qui s’annonçait rude. Cinéma El Djamel, était, en fait, notre seconde demeure, et cela n’a jamais fait de nous des délinquants. Puisse la nouvelle génération en comprendre le secret.
Mokrane Aït Djida
3 thoughts on “Chlef : Cinéma El Djamel ou la beauté sacrifiée”
Le bon vieux Temps a chleff par contre le cinema en france et toujours presente il y’a trois an jai vu un film a odéon cinama paris saint Michel
Merci pour ce texte bien écrit qui dépeint de façon merveilleuse cette ambiance des lieux, de camaraderies et de ressentis réveillant en nous de très beaux souvenirs de jeunesse. Les années 60 et 70, furent les années les plus d’Algérie. La jeunesse se sentaient fier de leur pays qui fut considéré comme un modèle de peuple digne et courageux ce qui a fait de son pays à l’instar de Cuba et du Vietnam un exemple à suivre et un lieu de convergence de tous les hommes épris de liberté et de justice et notamment les artistes ce qui a donné lieu à de grands festivals.
Malheureusement ! Maintenant, notre Algérie a perdu de cette Aura, au point où une bonne partie de la jeunesse partent au prix de leur vie, vers dautre cieux même s’ils sont nuageux.
Bravo pour ce bel article ! C’est toute une génération qui se reconnaîtra à travers cet écrit.