Né à Tlemcen, l’écrivain-romancier d’origine algérienne Omar Kazi-Tani est l’auteur d’une quinzaine de romans édités à l’Harmattan, Dar El Gharb, El Qobia, Éditions du Net et distribués par la FNAC et Amazone. Il a récemment publié ses romans « La lyre de Thamugadi » (2022), « Ambitions et félonies » (2023) et prochainement (2024) « Malak… et les autres » toujours aux éditions El Qobia. Sa production littéraire retrace les évènements les plus marquants de la société algérienne traversée par les tabous et les illusions. Il nous y offre dans une dynamique intertextuelle, où s’entremêlent images symboliques, mythes, profane, sacré et rituel, une écriture qui lui a permis de traduire ingénieusement le patrimoine culturel de son pays. Son œuvre polyphonique est le reflet d’une écriture évolutive, diachronique, protéiforme et l’écho de ses divers ressentis. Après quarante ans au service de l’éducation nationale, Omar Kazi-Tani jouit d’une position assez particulière au sein de cette institution. Concepteur de deux manuels scolaires de langue française et auteur de nombreuses recherches en didactique, il poursuit son activité pédagogique repensant le processus Enseignement/apprentissage en Algérie
Le Chélif : En quoi l’œuvre romanesque de Omar Kazi-Tani nous renseigne-t-elle sur l’imaginaire algérien ?
Omar Kazi-Tani : L’imaginaire serait probablement et de façon concise, le produit, le fruit de la création, de la fiction, du fantasme, des fantaisies ou de la découverte d’individus constituant une société. Cela se traduirait par des séquences d’images, par des représentations mentales, par des histoires, récits, contes ou même des mythes loin de la réalité. Cela pourrait aller jusqu’au domaine du virtuel, de la fiction. C’est donc un concept polysémique puisque renvoyant à de multiples sens, selon le point de vue des auteurs, d’une société ou même de théoriciens. Nous pouvons donc considérer que le sens de l’imaginaire soit personnel, social ou général. Un individu peut être amené à penser le monde de façon sensée ou l’imaginer selon ses expériences, son ressenti, sa façon de vivre. Cependant, qui pourrait se défaire de l’imaginaire tant cette dimension représente l’évasion, les sentiments, les émotions, la sensibilité et les affects ? Si ces capacités sont le propre de l’homme, c’est que l’imaginaire l’est aussi. Par conséquent, je crois devoir affiner la pensée de l’imaginaire d’une société. Aucune écriture ni aucune lecture ne seraient innocentes. Au-delà du récit, de l’imaginaire qu’il véhicule, un auteur se définit immanquablement comme élément appartenant à une société. Or, la cohésion sociale, l’histoire, les événements, les us et coutumes, les traditions, le folklore, les mythes ainsi que les valeurs spirituelles sont autant de tatouages qui modélisent le comportement, les idées et la vie d’un groupe, d’une société. Un auteur est un peintre qui se sert d’un pinceau, sa plume, et crée, dessine tous les contours de la société dans laquelle il vit et qu’il représente. Il se raconte à partir de son legs, de son patrimoine, de son substrat socio culturel, il renseigne ses lecteurs sur l’imaginaire de son groupe, de sa société. Dans quelques-uns de mes différents ouvrages, le phénomène naturel des réminiscences épouse spontanément les silencieuses et discrètes pensées relatives aux diverses perceptions, elles-mêmes constituant le produit de nos évasions, de nos rêveries, de nos attentes mutiques. L’imaginaire peut-être propre à l’individu, au groupe, à une entité à toute une société. Il naît de ressentis, d’expériences, de tatouages mémoriels et de toute trace ayant marqué l’esprit ou le corps. L’écriture se transforme en réceptacle pour fixer le vécu dans le fonctionnement synaptique, puis en tremplin pour projeter l’image produite par ce besoin de créer, cette exigence de se démarquer des exigences du rituel, du traditionnel de l’habituel. Imaginer, devient un exercice évasif, fugitif, ouvrant de larges perspectives à l’émergence de la satiété scripturale et au génie créateur de la spontanéité et de l’enthousiasme. Et puisque nous avons abordé le problème de la cohésion sociale, de l’histoire des peuples, des événements qu’ils ont vécus, de leurs choix de mode de vie, de traditions, de préservation, de conservation et protection de patrimoine spirituel, historique, d’oralité, de croyances, de mythologies, tout laisse croire que l’imaginaire est un corollaire des représentations mentales renforcées par la vie en société à travers les inférences mutuelles du groupe, de la cellule, de la fratrie, de la société. Voyons donc ce qu’est à notre avis l’imaginaire algérien. Ce serait l’accumulation personnalisée d’ensembles de traces héritées de situations vécues par nos concitoyens dans leur espace, en présence de leurs semblables et lors de différentes occasions regroupant des personnes.
Pour des besoins d’expression, de conservation et d’échanges, pour la connaissance et les apprentissages, l’écriture demeure le moyen le plus fidèle à la pensée, sert d’outil transmetteur et de renforcement mémoriel. La rétention de l’information devient le souci de l’auteur qui désire associer les lecteurs à son entreprise créatrice dans le but de créer une dynamique de substrat culturel où seront utilisées des règles ou principes de fonctionnement identitaire de notre société.
L’imaginaire à travers quelques exemples dans mes ouvrages.
Dans le roman « La fileuse » les situations vécues par Rabha, sont puisées des traditions ancestrales. Le travail de la laine par les femmes, la pudeur féminine à travers la présence et les comportements d’hommes. Dans le domaine des us et coutumes, page 54 « Zahia, sa jeune épouse, se tenait gauchement devant la porte. Elle devait « leur » sortir ou pas… Hésitante, Zahia attendait le regard de son mari ». Page 48 : « Rabha n’avait jamais appelé sa mère que par son prénom. L’honneur revenait… générations ». Dans le domaine de la prise de conscience de Rabha, page175 : « M’entendez-vous… Ils n’ont qu’à bien se tenir ». Dans le domaine du mythe, page 214, « la fileuse entretient le mythe de la justice ». Par l’entremise du caroubier, arbre mythique représentant la justice « Assise sous le caroubier appela tous ses prétendants et leur parla tour à tour ».
Dans « De l’autre côté de la source », le mythe est omniprésent dans une écriture hybride associant contes et récits. Ainsi est abordé le mythe de la grenouille, la propriétaire de la maison « moulat eddar », celui de la tourterelle « oiseau mythique prieur ». Ces évasions scripturales interprètent bien le besoin de fusionner le récit et d’y introduire son imaginaire reconstituant ainsi ses propres représentations mentales et se dire à autrui. Dans le roman « La lyre de Thamugadi » (Éditions El Qobia 2022) dont le fond narratif gravite autour de séquences historiques et scientifiques relevant l’importance du patrimoine archéologique, il nous a semblé nécessaire de mettre en exergue l’attachement de la société à son propre imaginaire. En dépit du haut niveau intellectuel des acteurs du récit, la référence à des principes éthiques et spirituels fut incontournable, dirigeant le récit vers des valeurs sociétales. Page 78 : « Regarde mon ventre, on ne peut pas cacher la vie, mentir à la nature, être traîtres à nos sentiments… il est trop tard pour faire comme les autres qui choisissent de se débarrasser de leurs entrailles. »
Toujours dans le cadre de la tolérance, valeur reconnue à nos croyances religieuses, et par le renvoi à des faits historiques réels, nous n’avons pas pu détacher de notre imaginaire la présence de cette latitude sociétale et transcendante à travers un dialogue près de tombes de disparus étrangers. Page 167 : « Au cimetière, près de la stèle du non violent Savorgnan, le gardien… ils eurent bien voulu s’asseoir à même le sol, près d’une tombe, d’une croix, d’un croissant, à proximité d’une âme, d’une fleur à grelots blancs… ils n’en n’eurent pas l’occasion. »
Dans le roman « Lucien, l’amour mécréant » (éditions du Net en 2020), nous avons également mis en évidence la dimension de la notion du « vivre ensemble » et de la tolérance dans l’imaginaire algérien. Daouya, mère de deux enfants, divorcée, femme de ménage, aimée par un prêtre, prend conscience de la profondeur des sentiments et se soumet à son imaginaire et à sa vision prospective. En page 263, elle déclare enfin : « J’irai au bout du monde avec toi Lucien. Prêtre ou civil, croyant ou athée, je t’aimerais… Si nous nous aimons en Dieu, c’est que Dieu nous aime aussi et nous ne sommes pas des mécréants Lucien !» Page 276, à Villeurbanne, une annonce révélatrice de l’imaginaire algérien dans toutes ses formes et interprétations : « Le soleil éclaira soudainement la cuisine, l’air se fit revigorant, un lointain appel de muezzin retentit. Daouya en ressentit un doux présage. On lui annonçait un accord, une absolution, une réussite… »
Le roman « La valise de la veuve », paru en 2015 aux éditions Dar El Gharb, relate l’épopée de la libération de Strasbourg par les tirailleurs algériens incorporés aux troupes alliées. L’héroïne, Josiane devenue Fatima, arriva à Gdyel. Elle épousera Mahi le tirailleur. La date de mariage n’était pas encore fixée. Nedjma, une tante enseigna à l’Alsacienne les règles de vie. La nouvelle arrivée en prit conscience, des principes librement consentis et ancrés dans l’imaginaire de sa future famille à travers les premières annonces de Nedjma (page 163) : « Chez nous, avant que le mariage ne soit certifié, vous dormirez chacun de son côté ». Stérile avait diagnostiqué le Docteur Duval. Fatima se plia aux us et à l’imaginaire algérien. Elle trouva Ghita comme seconde épouse et en fit une compagne. La valise de la fille de Strasbourg se rebiffa quant Ghita, la seconde épouse, s’avéra inféconde et que Fatima décida d’adopter des enfants pour soutenir Mahi. Elle apostropha Fatima (page 234) : « Crois-tu que ce soit le moment… Page 235 Fatima, préparant son mari au projet d’adoption, osa dire à Mahi : « J’ai longtemps attendu Mahi… Sois courageux, donne-moi la main… écoutons la voix de la sagesse, celle de notre religion. »
L’imaginaire algérien est le terreau figuratif, et toutes les représentations mentales y sont tatouées. Très souvent, le regard synoptique de lieux marquants est mis en évidence. Dans le roman « Le Vizir », paru aux Éditions Dar El Gharb en 2009, nous soulignons la déclinaison que l’Algérien conserve des dimensions toponymiques. Souvent liées à des souvenirs dans un espace qui, par récurrence de faits localisés, devient symbolique et soutien sémantique. Page 83 : « L’une des plus belles baies du monde… la Casbah, Bab El Oued » ; Page 31 » : sur les monts argileux et dénudés des Béni Chougrane ; page 67 « Un peu intimidé… Tahtaha… Sidi Abdelkader, le Vierge, le Murdjadjo, Sidi el Houari, la promenade de L’Etang». C’est aussi à travers l’imaginaire algérien contestataire, que l’on découvre des analyses systémiques d’ordre économique, éducatif ou autres. Page 138 : « Ni la mentalité de notre société… ni une telle approche. Ce fut donc une pédagogie de l’aventure… Constat ou mea culpa. »
Le roman « Les iris se fanent aussi », première parution aux éditions « Le fennec » en 1993, puis en 2021 aux « Éditions du Net » sous le titre « Derrière les iris » est un récit dont les événements sont susceptibles d’être vécus par tout un chacun. L’imaginaire algérien y pénètre en force grâce à une histoire douloureuse. C’est une intrigue affective qui ne verse pas dans la sensiblerie, c’est surtout un réquisitoire contre les rapides mutations sociales ayant conduit à des dérives sociales. L’imaginaire algérien est omniprésent à travers des personnages porteurs de prénoms révélateurs et d’autres symbolisant l’attachement à la terre, aux traditions, à la vie communautaire. Page 34, éditions « Le fennec », l’imaginaire est nommément cité. Nous avons voulu l’associer intimement aux événements et en faire un élément moteur dans le processus d’avancée scripturale du récit. « Les hommes ne finissant pas égaux ; pour le rester, pour émerger, il faut se battre contre autrui contre l’imaginaire aussi. Il suffit d’alliés fidèles à ce que l’on veut perpétuer ». Même l’ordonnancement des lieux obéit à l’imaginaire organisationnel. Les détails que nous proposons sont un élément discursif essentiel pour décrire la soumission à un ordre établi. Ainsi, les représentations mentales dans un milieu rural valorisaient et confortaient cet imaginaire support inamovible de ce que peut concevoir la fidélité aux valeurs. Tout un paragraphe est réservé à la description affinée d’un espace. Page 74 et 75 : « J’observais l’ordre impeccable de cette maison… Il fallait bien sûr se déchausser à l’entrée. »
Le dernier roman « Ambitions et félonies » (2023 Éditions El Qobia) est un pamphlet qui s’inscrit dans l’imaginaire algérien. C’est la forme la plus subtile de la dénonciation des méfaits pernicieux d’une gente cupide et corrompue. On y retrouve les surnoms moqueurs que la société crée de toute pièce pour dramatiser la profondeur des fautes de personnages faussement ambitieuses car plutôt égoïste.
Quelle est votre perception du stéréotype inférences ?
Étymologiquement, le mot stéréotype véhiculerait le sens de banal, cliché, clone, calque, contretype, reproduction, commun, standard, autant de synonymes usuellement réputés. S’il existe autant de vocables pour affiner le stéréotype ou lui donner une perception fonctionnelle et tributaire de situation, c’est qu’il existe aussi plusieurs emplois en fonction de différents contextes. La communication verbale ou écrite, celles des signes ou symboles, les échanges conventionnels tels que certaines règles de bienséances ou protocolaires, s’accordent à respecter uniformément des stéréotypes comportementaux, discursifs ou même en mimétismes simulations et ruses.
En société, la référence à un fait ayant marqué les esprits s’installe confortablement comme modèle social. Cela se remarque lors des fêtes, des événements familiaux ou à l’occasion de succès scolaires et universitaires etc. Il est aussi des clonages comportementaux qui font bonne figure pour contrecarrer des hégémonies ou consolider des statuts. Au marché à bestiaux, lorsque la transaction réussit, le vendeur et l’acheteur formalisent l’entente par un jet de salive dans la paume de main de chacun et se congratulent par de fortes étreintes manuelles. Cette focalisation jadis mâle accéda au rang de comportement stéréotypé des deux sexes, grâce à l’accès des femmes à différentes fonctions autres que domestiques [1]. Les contingences sociales, les opportunités nouvelles, les perspectives libératrices et les nouveaux horizons ont asexué certains habitus. De nos jours, nous remarquons que chez les jeunes et en milieux citadins, des tenues vestimentaires, coiffures et autres manifestations personnelles ont quitté la conformité dépassée.
Le stéréotype s’adjuge le statut de transgresseur de contraintes, de privations, d’entraves. Si tel est le cas, l’on ne saurait considérer comme négative, toute stéréotypie comportementale, à l’exclusion des premiers apprentissages de jeunes enfants que l’on dresse à répéter et non à créer. Quant à la littérature, elle s’est libérée de cette contrainte, car l’ellipse, les figures de style, les métaphores et tous les artifices linguistiques ont joué le rôle de libérateur depuis l’avènement du roman moderne. La richesse scripturale n’autoriserait plus à aborder la notion de stéréotype, tant la diversité est étendue à des sujets aussi nouveaux qu’universels. Nous serons amenés à créer un nouveau concept : celui du stéréotype personnalisé ? À méditer !!!
Selon vous, comment le stéréotype pourrait être le support d’une mémoire collective ?
Écrire est une tâche ardue. Elle requiert des capacités et fixe des conditions. Celles-ci sont incontournables ; dès lors que le message doit être porteur de sens et se fixer des objectifs sociologiques, éducationnels, historiques et déterminants pour chaque société qui s’abreuverait des productions d’auteurs. Si nous écrivons dans la langue d’autrui, rien ne nous empêche de construire un univers scriptural alliant justesse et vérité. En effet, la mémoire collective est, selon les travaux sur le sentiment national de l’historien français Pierre Nora, « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante. » (Nora, 1978).
Nous ne pourrions classifier les types de stéréotypes. Cependant, nous pensons que deux exigences inévitables doivent guider les pas de tout scripteur ou même locuteur qui ont le devoir de fidélité à l’éthique langagière. La violence des propos, la délation, le reniement et toute forme de discrimination constituent une entrave à la justesse de la relation des faits et à leur véracité. Lorsque des faits historiques sont relatés, deux exigences s’imposent. Écrire juste, en conformité avec les règles de fonctionnement de la langue, et écrire vrai, sans déformer l’authenticité des faits vécus, prouvés et inscrits dans la mémoire collective. Ainsi, l’écriture de l’histoire, pour être et demeurer crédible, doit nécessairement être relayée par le rapport objectif des faits vécus. Les situations rapportées par des acteurs de l’histoire et par des témoins neutres ne sont pas toujours identiques selon l’époque, la nature des conflits, les événements, les faits historiques et leurs auteurs. Aussi, semblerait-il inopportun et risqué de faire du plagiat. Il n’y a pas d’historicité exemplaire et modèle, donc pas de stéréotype dans l’écriture historique. Ceci à l’échelle universelle. Prenons l’exemple de la Shoah, qui de longues décennies après ce drame, est entretenue comme un cierge qui n’est pas prêt de s’éteindre et toute la communauté juive conserve les traces et tatouages mémoriels. Ceci grâce au stéréotype du rapport des faits et des circonstances identiques et fidèlement rapportées sous forme de stéréotypes.
Lorsque dans le cursus historique de notre patrie, des acteurs de la guerre de libération racontent des faits réels, la conscience nationale retient, le stéréotype s’installe et la mémoire collective fait corps. Par conséquent, toute écriture ou tout discours rapportant des faits authentiques ne sauraient être qualifiés de stéréotypes et, si par mégarde, ils l’étaient, le stéréotype au service de la lucidité et de l’histoire consolide la mémoire collective et devient l’instrument de la conscientisation.
Dans votre roman « La fileuse » publié en 2005, nous lisons : « Elle (Rabha) ressortit pour étendre la serviette qu’elle venait d’essorer et ne fut nullement gênée par la présence des trois hommes qui se lavaient au bassin. Elle les contourna, ne daigna pas jeter un regard, étendit son linge et entra. Elle ne répondit même pas à son père, qui lui demandait si le repas était prêt. C’était sa façon d’annoncer la couleur. Les hommes, il fallait ne jamais s’y attacher […]. Elle se contentera de décider pour elle, de sa vie et l’autre devra se transformer en agent de liaison entre elle, la laine, le troupeau, l’oued, le désir et la colère » (Kazi Tani, 2005 : 108-109).
Dans ce passage s’agit-il pour l’héroïne Rabha, de prendre en main sa destinée et s’appliquer à se détacher des codes d’une société patriarcale et des stéréotypes qui condamnent la femme et la réduisent au silence ?
Effectivement, l’héroïne Rabha est une gagneuse, une femme ambitieuse qui vit de son travail d’éleveuse et de la laine de son troupeau. C’est dire combien elle est soumise à ce qui est, à l’origine, des contraintes domestiques (entretien du logis et tâches ménagères) et à la polyvalence de son statut de fille unique guidée, dès son jeune âge, par un père autoritaire, une mère et une grand-mère vivant sous la férule du maître de céans.
En guise de conclusion, il convient de dire que les nombreux déboires que lui a infligés la vie ont fait d’elle l’être révolté en quête d’affirmation de soi. Elle prend le relais du père et poursuit ses ambitions, allant jusqu’à jouer le rôle réservé aux mâles qu’elle finit par mieux les connaître, plus les conquérir, davantage les aimer et les atteindre dans leur machisme. Toutes ses expériences sont capitalisées, stockées et conservées comme moyen de défense et instrument de contestation. Les résultats de ses diverses pérégrinations et les frustrations féminines sont à l’origine de ses turpitudes qu’elle assume et qui l’encouragent à prendre en main son destin, ôtant toute initiative à ses divers compagnons. En plus de l’amertume due au mauvais sort aidant, Rabha par ses prises de position extrémistes en dépit de l’amour qu’elle porte à son géniteur, refuse d’adhérer aux règles et contraintes d’une société patriarcale et aux velléités machistes de ceux qui n’ont vu en elle que la félinité d’un corps et la beauté de ses attributs physiques [2]. Je souligne cette métamorphose un peu plus loin dans le roman : « Qu’importe, elle était femme, un peu plus, elle était évidemment séduisante […]. Oui c’est elle qui a décidé ! Et alors ? Depuis quand l’homme, le mâle, avait-il conduit sans partage, famille, femme, fille » (2005 : 160). Elle refuse de se plier aux desideratas des mâles, elle abhorre le stéréotype.
Après avoir écouté notre invité en tant qu’écrivain-romancier nous allons, maintenant, consacrer le reste du temps à l’inspecteur et le pédagogue Omar Kazi-Tani. Vous avez, en tant qu’inspecteur, certainement participé à la conception de manuels pédagogiques. Quelle vision portez-vous sur l’habitus et le pouvoir du stéréotype dans le processus de l’enseignement/apprentissage ?
Kurt Lewin (1890-1947), le psychologue américain d’origine allemande, fut l’un des promoteurs de la psychologie sociale et le comportementalisme, grâce à ses observations du quotidien des groupes. Il est à l’origine de l’expression dynamique de groupes (1944). Pour les partisans de la dynamique de groupe, seule l’expérimentation pure est valable. Avec cependant trois variables :
1. Les variables spécifiques au groupe, en fonction de ses membres.
2. Les variables qui régissent le comportement inter-membres, s’adresser à un membre qui a des opinions éloignées des siennes plutôt qu’un membre qui a des opinions proches ceci dans le but d’une recherche de l’uniformité des opinions pour la marche du groupe.
3. Les variables qui conduisent le comportement individuel : en tenant compte du niveau d’intelligence, degré de tolérance à la frustration. En effet, dans un groupe naturel, ces différentes variables peuvent s’entremêler parce que souvent, l’observation la plus fréquente est bien l’interaction entre individus. À notre niveau social, ce sont les interactions qui constituent le point de départ de toute appréciation. En effet, notre société séculaire demeure le plus fidèle transmetteur de comportements, attitudes, expressions et réactions. Il nous est donc permis de noter que des habitus, corollaires d’expériences ancestrales, aient pu s’installer comme une valeur sociale, réminiscence occasionnelle selon les situations. Nous pouvons simplifier le phénomène d’adaptation par les tendances au mimétisme, comme si le jugement favorable apporté à des faits sociaux, par leurs récurrences, leurs fréquences et les résultats ayant marqué les esprits, s’arrogerait le statut de faits véridiques, enrichissant les expériences et se traduisant par des résultats bénéfiques. Ainsi naît une quasi-addiction au suivisme. Nous avons souvent noté des situations relevant des traditions et qui n’ont aucun lien avec une valeur spirituelle, mais qui, par l’outrecuidance de quelques arrières grand-mères ou d’un répétiteur mécaniste de paroles saintes se sont transformées en règles sociales, voire en code spirituel et émotionnel suscitant si ce n’est la peur de la transgression de la ferveur, une réceptivité sensorielle, épidermique devenant au fur et à mesure de leur rabâchage, une ligne de conduite effleurant la sacralité.
Le système éducatif algérien, appauvri par la négligence des institutions coloniales, puis insuffisant en matière de personnel et de méthodologies pédagogiques et de formation ne pouvait faire face à l’accroissement de la population scolaire, ni sur le plan humain ni au manque de structures d’accueil. Il fallait inventer des moyens, des espaces, des approches et des techniques de formation et soutien au personnel nouveau. Un relais : L’institut pédagogique national, du nécessaire et des dépendances théoriques. Versé par nécessité dans un moule rédhibitoire en raison de l’absence de tout support moderne, manuels, matériels, journées de formation, et pour assurer le minimum vital de la transmission du savoir, des manuels du maître servirent à faire ânonner nos apprenants et à les modéliser en répétiteur s’exprimant uniformément. Le structuralisme s’installa avec tous les méfaits enregistrés par Pavlov l’anti-réflexe. S’exprimer fut répéter durant de longues années.
Les manuels scolaires frisant l’infantilisation étaient aux yeux des pédagogues aguerris et des novices, l’autoroute devant mener à l’installation de moules langagiers, se basant sur la répétition, l’uniformisation de l’expression et l’utilisation de paradigmes pour des besoins de substitution ou une utilisation abusive de syntagmes pour changer la position du mot. Ainsi la relation paradigmatique permet le changement mutuel de mots de même catégorie : Le chien a mordu l’enfant, le chien a mordu le chat, le chien a mordu l’agneau.
Dans la relation syntagmatique, les mots forment une relation de sens et si on change l’enchaînement, la suite, cela entraînerait un changement de sens. L’agneau a mordu le chien. Cette déconvenue fut la source de toutes des productions similaires, obtenues à partir de phraséologie structurale et le résultat désastreux que fut le stéréotype connut des heures de gloire. Ainsi le verbal utilisa la substitution ou le positionnement du mot. Résultat : En été, tous les enfants se sont baignés dans une eau chaude, se sont étendus sur une serviette pour bronzer, ont construit des châteaux de sable détruits par les vagues, ont mangé une tomate, un œuf dur et du pain humide, puis se sont allongés sous le parasol à rayures vertes. Tous les pères ont fumé une cigarette et ont jeté le mégot dans l’eau, toutes les mamans ont rencontré leur voisine et sont allées faire les cent pas pieds nus. Un concepteur de manuels scolaires, doit absolument résister à cette tendance de créer des situations arbitraires, contrefaites, douteuses, empruntées factices, falsifiées. Seul le ressenti prime et seuls le possible et le réel feront obstacle au stéréotype.
Suite à ces pertinentes réflexions, et de par votre longue expérience dans l’éducation nationale quel rôle pourrait jouer le stéréotype dans le processus enseignement/apprentissage ?
Ce sont les déformations ou malformations des approches pédagogiques qui ont conduit à cette léthargie culturelle faisant des enseignants et de leurs apprenants, des répétiteurs de structures basiques, construites sur un modèle donné. La copie in extenso de l’élément moteur, la phrase originelle transbahutée à la guise des compétences des élèves et l’acceptation d’approximation par l’enseignant, ont érigé des moules devenus classique. On s’exprime sur un modèle devenu stéréotype, en sachant pertinemment que l’idée centrale est unique et que la façon de l’exprimer suit une rhétorique forcée, compulsive.
Comment dès lors, défaire les enseignants ivres de productions approximatives voire mécaniques de leurs élèves et ces derniers de cette habitude ou habitus trompeurs car impersonnels ?
La solution qui semblerait être la plus naturelle serait de revenir à l’expression orale en situation authentique. Dès que l’idée est réalisable, acceptable possible, la construction morphosyntaxique qui repose sur des règles entre en jeu. Il n’est pas interdit de revenir à des références ; des modèles de constructions obéissant aux contraintes du code écrit, de productions écrites, la langue ayant des règles de fonctionnement alors que le langage sémantiquement viable ne peut exprimer que le réel. Ainsi, dans le processus de l’enseignement apprentissage, il devient nécessaire d’atténuer puis de diminuer pour enfin mettre un terme au rôle des stéréotypes, si l’on veut parvenir à faire parler puis écrire nos apprenants dans des contextes et situations réalistes.
Au terme de cette entrevue, il est nécessaire de souligner que tout apprenant devrait être prédisposé à apprendre une langue, comprendre les situations qu’il pourrait vivre et qu’il soit capable d’inventer d’autres situations sans rester à la merci de mots, d’expressions ou de structures.
Entretien réalisé par Merahia Bouazza
Oran, le 27 avril 2024
Références bibliographiques
Kazi Tani Omar. 2023. Ambitions et félonies. Alger. El Qobia.
Kazi Tani Omar. 2022. La lyre de Thamugadi. Alger. El Qobia
Kazi Tani Omar. 2005. La fileuse. Oran. Editions Dar El Gharb.
Kazi Tani Omar 1993 Les iris se fanent aussi, Le Fennec.
Kazi Tani Omar 2009 Le Vizir, Éditions Dar El Gharb
Kazi Tani Omar 2020 Lucien, l’amour mécréant, Éditions du Net .
Kazi Tani Omar 2015 La valise de la veuve, Éditions Dar El Gharb
Nora, Pierre (1978), « La mémoire collective », dans Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz-CEPL, pp. 398-401
Mailhiot Gérald Bernard. 1968. Dynamique et genèse des groupes – Actualités des découvertes de Kurt Lewin. Paris. Éditions de l’Épi.
[1] Voir La fileuse, 2005, p. 65
[2] Voir aussi la page 160 où le narrateur met en exergue des qualités physiques de Rabha qui pour une paysanne prend conscience de ses atours.