Par Rabah Toubal*
Amar, un fervent supporter de l’équipe de la rue Constantine, fief de la fameuse bande des 13, qui terminait le cornet de «créponné» acheté dix minutes auparavant chez aammi Matarès, à l’angle des rues Constantine et Saint Augustin, de la petite mosquée dite «Zaouia», a remarqué, depuis son arrivée au petit bois des mouvements suspects, à l’orée de la forêt, de jeunes qu’il savait appartenir à la bande du bidonville de Bouabbaz, perché sur les hauteurs du bois des pins. Il a immédiatement fait part de ses soupçons à Azzouz, « l’entraineur » de l’équipe de la rue Constantine. Azzouz le rassura tout de suite en lui apprenant qu’un « traité de paix » a été conclu, il y a trois ans, entre la bande de la rue Constantine et celle de Bouabbaz, qui en a toujours respecté les clauses. La discussion entre Amar et Azzouz battait encore son plein lorsqu’une pluie de projectiles hétéroclites (pierres, tessons de bouteilles, morceaux de ferraille, pneus en flammes etc..) s’abattit sur les joueurs et la dizaine de spectateurs, qui suivaient la rencontre. Comprenant vite qu’il s’agissait d’une agression caractérisée de la bande de Bouabbaz, Azzouz ordonna aux joueurs et aux spectateurs d’évacuer le terrain, de s’abriter derrière les arbres de la forêt, essentiellement des érables, des pins et des eucalyptus, et d’essayer, dans le sauve-qui-peut général qui régnait, de regagner les chemins qui leur permettraient de sortir du bois, dans différentes directions. Celle conduisant à la cité « Skikda », bâtie plus haut que le lycée de garçons Luciani (Larbi Tebessi), pour rejoindre, plus bas, la place des Zouaves, puis la route de l’hôpital et les Arcades. Ou l’escalier qui aboutit à l’école primaire Jules Ferry (El Amrani) et la rue Jugurtha ou à la rue de l’Arsenal, aux HBM et à la rue Saint Augustin. Mais les agresseurs, une cinquantaine de personnes, entre enfants, adolescents et adultes, munis d’armes blanches de diverses natures et tailles, de tire-boulettes et de frondes, redoublèrent de violence et firent de nombreux blessés parmi les visiteurs assommés par leurs coups et abasourdis par leurs cris lugubres. Saïd et trois autres jeunes, dont deux étaient sérieusement blessés à la tête et aux membres inférieurs, parvinrent à se soustraire au guet-apens, qui leur a été tendu. Ils seront les premiers à rejoindre la rue Constantine. Ils s’étaient directement rendus au café de Boudjemaa, en face de la synagogue, où leurs ainés et parents étaient en train de jouer d’interminables parties de domino, de «ronda» ou de belote, autour d’un thé maison bien chaud, inhalant une forte odeur de menthe fraiche. À la vue de Saïd et ses compagnons ensanglantés, Ali, Kamel et son frère Messaoud, Mekki, Boudjemaa, Abdallah, Sebti, Allaoua, Youcef, Hocine et les autres clients les interrogèrent sur ce qu’il leur était arrivé. « Nous avons été attaqués par la bande de Bouabbaz, alors que nous regardions un match de football à la petite clairière, contre nos frères de la rue Vallée », répondit Saïd, en colère. « Ils nous ont agressés sans sommation à partir du chemin qui surplombe le petit terrain, avant de nous encercler et de mettre le feu à une partie du bois ». En moins d’un quart d’heure, les ainés, accompagnés d’un responsable de la zaouia et de plusieurs parents, habitant les rues Constantine, Vallée, Galbois (Youcef Kaddid), Saint Augustin et Jugurtha notamment, arrivèrent sur les lieux de l’agression, d’où se dégageait encore une forte odeur de fumée ocre mais la clairière était déjà vide. Les agresseurs et leur demi-douzaines d’otages avaient rejoint l’affreux bidonville de Bouabbaz, situé à quelques centaines de mètres plus loin. Ils demandèrent à parler à l’imam responsable de la petite mosquée de Bouabbaz et à El Ghoul, le chef de la bande de Bouabbaz, qui a agressé leurs enfants. Les hommes de religion des deux parties, accompagnés des parents des victimes s’étaient rencontrés durant plusieurs heures, avant de revenir en compagnie des « prisonniers » et des blessés, sommairement soignés, La principale revendication des agresseurs : « Les équipes des autres quartiers devraient payer une certaine somme à la bande de Bouabbaz pour pouvoir utiliser les terrains de la petite et la grande clairière du bois des pins», a été catégoriquement rejetée par les représentants des autres quartiers du centre-ville, présents aux «négociations». En passant devant El Ghoul, une véritable force de la nature de plus de 100 kg, Ali, le chef de la bande de la rue Constantine, le défia de son regard perçant et lui dit à voix haute : « Si tu es un homme, viens demain, à 11h, à la « Derrière ». El Ghoul releva le défi en lui répondant ceci : « Tu ne me fais pas peur, visage de fille ». « Je viendrai et je t’écraserai comme une mouche ». N’était l’interposition rapide des présents, le combat aurait eu lieu à cet instant-là. En tout état de cause, quelques heures après cet échange houleux, la nouvelle du combat entre Ali, le chef réputé de la bande de la rue Constantine et El Ghoul, le chef de la terrible bande de Bouabbaz fit le tour du centre-ville et de Bouabbaz. Pour son malheur, El Ghoul a été mis KO dès la première minute du combat, par Ali, le longiligne boxeur des hauteurs de la rue Antoine Bruno (Ali Abdennour), formé aux techniques les plus modernes de la boxe anglaise, dans un des meilleurs clubs de boxe et d’arts martiaux de Skikda, où très peu d’Arabes étaient admis car l’Administration coloniale considérait la pratique de ces sports de combat dangereuse pour sa sécurité. Elle les a donc interdits à la majorité d’entre eux. Leur courage physique et leur intelligence exceptionnelle ont permis à Ali et ses compagnons de gagner la confiance de leurs compatriotes et d’imposer leur autorité aux chefs de la plupart des bandes évoluant dans divers quartiers de Skikda et sa proche banlieue, plus d’une centaine. Et de devenir les leaders incontestés du mouvement national, à Skikda, animé d’abord par le PPA et le MTLD, ensuite par l’OS et enfin par le CRUA et le FLN, qui a déclenché la Révolution du 1er novembre 1954 et le soulèvement populaire armé du 20 août 1955, dans le nord constantinois, avec toutes leurs répercussions sur les plans interne et international. Ces quartiers populaires, constituaient de véritables réservoirs d’énergie nationaliste pour les différents partis politiques qui avaient recruté, mobilisé et formé ces jeunes aux techniques de guérilla urbaine et en montagnes, avant de les impliquer dans le déclenchement de la guerre de libération nationale et du soulèvement du 20 août 1955, dont le 66ème anniversaire sera célébré le 20 août 2021, pour perpétuer la mémoire de nos valeureux martyrs et moudjahidine. Ils étaient aussi des bastions du nationalisme en gestation pour des jeunes désœuvrés, qui avaient en commun de vivre dans des conditions économiques et sociales difficiles, et majoritairement exclus de l’école, à cause du raciste et criminel principe du « numerus clausus », que l’administration coloniale française leur appliquait systématiquement pour continuer les exploiter à vil prix.
R. T.
*Ancien diplomate, écrivain.
* « La Derrière », nom communément donné à la rue Théophile Regis, qui prolonge la rue Passerieu. Elle s’étend du QG du secteur militaire à Bab Ksentina, porte de Constantine, près de la caserne Mangin, derrière l’immeuble abritant le siège de la CASOREC. Les jeunes et adultes du centre-ville s’y donnaient rendez-vous pour régler leurs différends à coups de poings, de prises de judo et parfois même à l’aide d’armes blanches.
R. T.